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histoire (23)

Proust, la négation de l'Homme Moderne ?

Qu’est-ce que le style chez un auteur ?

Le style, c’est un point de vue, un regard sur le monde qui lui est propre ; c’est un angle de vue particulier sur les choses, les êtres, la réalité ; un angle d’attaque aussi, pour peu que l'auteur soit guerrier.

Le style, c'est la culture de l'auteur : histoire et apprentissage.

En littérature, il y a « style » à chaque fois qu’il nous est donné à lire une langue re-construite, une langue recomposée et ré-assemblée.

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Proust par Jacques-Emile Blanche.jpg

Prenons Proust dont la tentative de réconciliation (même inconsciente !) des humanités avec les sciences sociales - la littérature avec la sociologie -, est un des grands mérites de l’auteur.

Proust donc ! Et à son sujet… tout ce qu'il n'a pas écrit et tout ce qu’il ignorait de et sur lui-même, ainsi que la question : pourquoi a-t-il fait cette œuvre-là et pas une autre ?

Proust et la fulgurance du passé ; fulgurance du souvenir - celui de l’enfance, de l’adolescence et des premières années de l’âge adulte -, qui vient comme un boomerang terrasser Proust et le clouer au lit.

Chez Proust, tout est passé, tout appartient au passé : ses personnages aussi - figures du passé de Proust, s’entend. Son présent ne lui sert qu’à se rapprocher du passé. Proust ne disait-il pas : " Un livre est un cimetière" ? Et ce passé, indissociable de sa personne, commence dès son plus jeune âge : à 20 ans, il est déjà dans le passé de ses 10 ans ; à 30, dans celui de ses 20 ans.

Pathologiques cette situation et tous ces souvenirs qui, sans contrôle, viennent envahir sa conscience d'être au présent. Chez Proust, le moindre rappel du passé lui fait l'effet d'un événement capital, d'une importance démesurée : une importance extra-ordinaire ; chez lui, chaque souvenir est un traumatisme en puissance, car son présent et son avenir, ne seront jamais à la hauteur de son passé, puisqu’il ne s’investit pas dans son propre avenir, faute d'en reconnaître la nécessité.

Proust.jpgEn tant qu’être humain - être humain au sens moderne du terme : s’entreprendre et advenir -, Proust a cessé d’avoir un avenir, très tôt. Pour cette raison, Proust ne peut que se retourner sur lui-même. Et plus il se retourne, plus il souffre, ou bien, plus ses souvenirs le terrassent d’émotion : ce qui revient au même.

Proust est né très vieux dans un monde très jeune. C’est le paradoxe. N’oublions pas que Proust a 29 ans en 1900 ; et ce siècle qui arrive est le siècle d’avenir par excellence, quand on sait ce qu’il adviendra. A l’entrée de ce nouveau siècle qui grandira très très vite, Proust est déjà un homme du passé dans sa manière de conduire son existence, de l’acheminer, en ne donnant… justement, aucune direction à cette existence, sinon une seule : celle qui le renvoie à son passé ; alors que l'avenir est la seule direction envisageable pour un individu de son âge - normalement constitué.

De là à penser que Proust (rentier-boursicoteur) serait la négation même de "l’Homme Moderne" : s’entreprendre, advenir, mettre en échec tous les déterminismes...

D'autre part, on ne manquera pas de noter que l'oeuvre de Proust est le plus souvent une oeuvre-refuge pour ses admirateurs inconditionnels ; un rempart, l'oeuvre de Proust, contre ce monde moderne dont la nécessité historique leur échappe : tout ce qui nous y a conduit et continuera de nous y conduire ; même si l’on se gardera bien de leur demander d’y adhérer.

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En effet, comment pourraient-ils, comment pourrait-on, nous tous ?

Sans oublier ceux pour qui Proust n'est plus qu'un auteur vers lequel on se tourne une fois que l’on a baissé les bras et que l’on s’est juré de ne plus porter aucun livre – à bout de bras, justement ! –, en y cherchant dans la lecture de son oeuvre, sa propre terminaison, prisonnier d’une chambre tombeau ; dernière sépulture de vie pour les convalescents et les agonisants de l’existence.

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Certes, vivre, c'est accumuler du passé. Etre capable, à tout moment, de convoquer ce passé, c'est prétendre à l'immortalité : adoration perpétuelle de soi jusqu'à l'extase ; grandissement épique de sa propre histoire familiale et sociale avec l'éternité pour leurre et le mensonge comme clé de voûte car, le plus souvent, se souvenir, c'est se mentir...

L’expérience existentielle de Proust - expérience initiatique -, c’est une vérité sur lui-même, et cette vérité le désarçonne, lui fait perdre tous ses moyens et le condamne très tôt, à son insu et tous ses personnages avec lui, à l'immobilisme, l'oisiveté et la mort - et pas seulement à cause d’une santé fragile...

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Avec pour seul secours : l’écriture ; et seul recours : le souvenir et l’émotion suscitée par cet exercice épuisant de remémoration qui a tous les accents d’une... auto-commémoration.

Tel est son style.

“La nausée” de Sartre, à côté de cette expérience fulgurante qui frappe Proust de plein fouet et au plus profond, c’est trois fois rien : juste une petite déprime.

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Prélude aux combats

Le royaume des Pays-Bas, création des puissances victorieuses de la France napoléonienne, était miné par des maux graves. Des observateurs bienveillants, les diplomates de la Sainte-Alliance, ne cachaient pas les périls qui menaçaient cette union de deux peuples qu'opposaient les intérêts et les passions. Belges et Hollandais avaient été séparés par trop de conflits depuis le XVIe siècle pour qu'ils puissent, en quelques années, être réunis dans un ensemble barmonieux. Un génie politique n'aurait sans doute pas échoué dans cette tâche. Mais Guillaume 1er, financier avisé, certes, homme d'affaires connaissant les facteurs économiques de la vie des peuples, manquait de sens politique. Dans un monde où le libéralisme triomphait, ce despote éclairé, attardé dans le XIX. siècle, ne pouvait réussir à rapprocher les frères ennemis. A mesure que les années passaient, que la prospérité matérielle se développait, l'espoir de réaliser « l'amalgame » s'éloignait. Dans l'aisance et la puissance économique, les Belges trouvaient de nouvelles raisons de réclamer une part plus grande du pouvoir, que le roi, absolutiste étroit et obstiné, leur refusait.
La Révolution de 1830 a des causes profondes. Les rivalités commerciales, la fermeture de l'Escaut et l'exploitation systématique de nos provinces avaient laissé de l'amertume au coeur des Belges. Les catholiques et les calvinistes, depuis le XVIe siècle, ne s'étaient jamais rapprochés. Ils se haïssaient cordialement. Une évolution divergente depuis plus de deux siècles avait profondément marqué le caractère et l'esprit des populations du Nord et du Sud. Les moeurs, les traditions, le genre de vie étaient très différents dans les deux pays.
Dans les provinces du Sud, le régime français avait accentué la suprématie de la langue française au sein des milieux aristocratiques et bourgeois, classes dirigeantes de l'époque.
Même en pays flamand, le français était la langue des hommes qui avaient quelque influence dans la vie politique et sociale. Le prestige de cette langue, au XVllIe siècle, à travers toute l'Europe cultivée avait été énorme et les mesures administratives de la République et de l'Empire en avaient intensifié l'usage.
Au cours des quinze années de vie commune, aux Etats-Généraux, Belges et Hollandais s'étaient fréquemment dressés face à face. Cependant, les vieux libéraux belges, foncièrement anticléricaux, souhaitant le monopole de l'enseignement pour l'Etat, avaient à plusieurs reprises apporté au gouvernement leur appui Mais ils furent bientôt bousculés par une jeune équipe d'écrivains et d'avocats qui considéraien avec crainte les progrès de l'autoritarisme royal. Ces lecteurs du Globe. organe du néo-libéralisme français, songeaient plus à attaquer le empiètements et les conquêtes des ministériels qu'à combattre les « apostoliques ». qui réclamaient une application sincère de la Loi fondamentale et demandaient la responsabilité ministérielle, l'établissement d'un régime vraiment représentatif et l'inamovibilité des juges. Les journaux constituaient le meilleur moyen de diffusion de leurs idées. Or, la presse était toujours soumise, en fait, à un régime de contrôle très gênant. Les poursuites contre de Potter manifestaient bien le péril que courait cette liberté essentielle. Aussi la liberté de presse devint-elle une revendication formelle de ces jeunes libéraux.
Ces journalistes, ces avocats, ces bourgeois, qui étaient de langue et de culture françaises, étaient en outre menacés dans leurs habitudes et leurs intérêts par les arrêtés ministériels en matière linguistique. Aussi firent-ils valoir un autre grief: le mépris du gouvernement pour la liberté des langues.
Hommes jeunes, n'ayant pas connu l'Ancien Régime où l'Eglise détenait en fait le monopole de l'enseignement, ils se résignaient aisément à renoncer au monopole scolaire d'un pouvoir, néerlandais et autoritaire. Ils étaient prêts à un compromis avec les catholiques, qui, depuis 1815, n'avaient cessé de s'élever contre la domination gouvernementale protestante en matière d'enseignement. Dès lors, l'accord des libéraux et des catholiques devenait possible. L'union des oppositions était d'autant plus réalisable que, chez les catholiques, en Flandre surtout (fait quj prouve bien la diffusion du français dans les milieux intellectuels), les idées de Lamennais en faveur d'un catholicisme libéral, avaient fait de grands progrès.
Le rapprochement se précise de plus en plus. Le 8 novembre 1828, de Potter lance son fameux cri de ralliement: « Jusqu'ici, on a traqué les Jésuites. Bafouons, honnissons, poursuivons les ministériels! ». Le danger de cette Union est grave pour la stabilité du royaume. Sans doute, les catholiques du Brabant septentrional et du Limbourg «hollandais » se joignent à leurs coreligionnaires belges dans leurs revendications religieuses, sans doute, quelques libéraux hollandais commencent à réagir contre l'impitoyable fonctionnement du régime de Van Maanen, mais il s'agit là d'une minorité peu influente.
C'est essentiellement entre Belges et Hollandais que la lutte est ouverte. Les premiers se plaignent de l'accaparement des fonctions publiques par leurs adversaires. En 1830, n'y avaitt-il pas mille neuf cent quatre-vingts officiers hollandais, alors qu'il n'y avait que trois cent quatre-vingts belges?
Il n'est guère possible au roi de donner satisfaction aux opposants, car son Etat ne peut subsister que sous le régime rigoureux qu'il a imposé. Relâcher la pression administrative, céder aux demandes de l'opposition, c'est ruiner son oeuvre; admettre la représentation aux Etats-Généraux d'après la population, c'est provoquer l'écrasement des Hollandais qui ne sont qu'un peu plus de deux millions contre quatre millions de Belges. Aussi les Hollandais, comme par instinct, sont derrière le souverain de leur glorieuse dynastie d'Orange-Nassau.
I..e divorce idéologique entre les Hollandais immobiles et les Belges passionnés de libertés, se renforce de profondes oppositions entre les deux économies que le roi a tant fait pour amalgamer. La conciliation des intérêts divergents est délicate. En matière fiscale notamment, les Belges protestent contre les impôts de consommation sur le pain et la viande. Le roi s'est heurté à l'obstination du haut commerce hollandais et au dédain du grand capitalisme d'Amsterdam pour les Belges. Pendant que la Hollande refusait de s'adapter au monde nouveau qui naissait, les Belges développaient et modernisaient leur industrie, profitaient des créations bancaires de Guillaume 1er et Anvers, libre, renaissait magnifiquement. Aussi les Belges supportaient-ils de plus en plus difficilement de jouer un rôle secondaire dans l'Etat. Le fossé se creusait toujours davantage entre les deux parties et, au cours des années 1829 et 1830, les froissements se multiplient. Le fameux message royal du 11 décembre 1829, ouvre les yeux à de nombreux Belges sur les intentions de Guillaume. Message anachronique dans un monde porté par une puissante vague de liberté, il proclame les droits quasi absolus du souverain. Guillaume 1er cimente lui-même le bloc de ses adversaires.
De plus, les dernières mesures politiques du roi sont prises dans une conjoncture économique défavorable. L'Europe, en effet, depuis 1811-1817 est entrée dans une phase de baisse des prix et elle y restera jusqu'au milieu du siècle. Il en résulte de pénibles conséquences pour les finances publiques et pour les entreprises privées. Cette Europe, d'autre part, s'industrialise, la mécanisation fait des progrès. Sur le Continent, c'est en Belgique que ces progrès sont les plus rapides. Les crises du capitalisme industriel et financier se succèdent à un rythme régulier. Après les années difficiles de reconversion qui ont suivi la fin des guerres napoléoniennes, l'économie anglaise a été secouée en 1825 et 1829 et les répercussions en ont été sévères de ce côté de la Manche. La guérison est lente et 1830 n'est une année de prospérité, ni en Grande-Bretagne, ni en France, ni aux Pays-Bas. Dans ce dernier pays, la politique royale de soutien de l'industrie novatrice a provoqué un développement trop rapide de l'appareil de production. En mars et en juin 1830, la place de Verviers est brutalement frappée: faillite de banquiers, d'industriels. A Liège, en juin, « les nouveaux malheurs survenus dans le commerce rendant l'argent rare », le banquier de Sauvage réduit ses crédits. Cockerill, au printemps, est pressé par ses créanciers et implore l'aide du gouvernement. Les grands fabricants de tapis Overman et Cie de Tournai réclament aussi du secours et, en juillet, les fabricants de cotonnades gantois s'inquiètent de l'accumulation de leurs stocks. Enfin, la Révolution parisienne du mois de juillet a provoqué un choc néfaste au commerce et la confiance disparaît. A ce ralentissement d'activité, au cours du printemps et de l'été 1830, s'ajoute l'effet d'une hausse cyclique du coût de la vie depuis 1824. L'indice des produits végétaux indigènes est passé à Anvers de 65 en 1824 à 113 en 1829 et à 122 en 1830. L'hectolitre de froment qui valait 5,43 florins en 1824, vaut 10,93 florins en 1830. Aussi le pain a quasi doublé de prix. L'indice des prix des mercuriales est passé de 64,2 en 1824 à 97,3 en 1829 et à 107,5 en 1830. En outre, « un hiver aussi rigoureux que prolongé est venu accabler une grande partie de la population, multiplier ses besoins et naturellement occasionner une grande cherté dans les objets de première nécessité ». (Exposé de la situation de la province de Brabant méridional, juin 1830).
Dans cette économie qui n'est point encore moderne, le coût élevé des céréales est dû à la médiocrité des récoltes. Il n'entraîne pas la prospérité de l'ensemble de la classe agricole, mais des seuls gros producteurs. Les journaliers et les petits cultivateurs ne profitent guère de ce renchérissement des céréales.
En 1830, enfin, la soudure fut difficile et l'appréhension d'une production insuffisante poussait les fermiers à dissimuler leurs réserves. Les premières évaluations étaient pessimistes et, dans les tout premiers jours de septembre, les autorités en Hesbaye, dans le Limbourg et le Luxembourg, ne cachaient pas les très mauvais résultats de la récolte.
Les salaires n'ont point suivi le mouvement de hausse du coût de la vie. En 1827, le tisserand verviétois gagne le même salaire qu'en 1820, 1,48 franc par jour, et c'est un haut salaire. Sa fille gagne 42 centimes et son fils 52. Une femme se plaint amèrement, en septembre 1828, de ne recevoir que 85 centimes par jour. Si le chômage vient réduire le salaire réel, on peut aisément comprendre le malaise profond de la classe ouvrière.

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Telle était l'atmosphère lorsque va éclater la nouvelle des « Trois Glorieuses ». Les réactions sont diverses.
Les libéraux sont ravis de la chute de Charles X, mais certains catholiques sont effrayés par la crise d'anticléricalisme qui secoue Paris, car l'exemple est contagieux et les liens avec la France sont nombreux. Les journaux français sont lus avec avidité et les contacts personnels entre certains hommes politiques des deux pays sont fréquents. Toutefois,il n'y a point imminence de crise révolutionnaire: Gendebien partira pour Paris le 21 août, chargé d'aviser ses amis français de la remise à plus tard de toute action violente. Cependant, le 25 août au soir, la représentation de la Muette de Portici, l'opéra d'Auber, est l'occasion d'une émeute. L'air, repris de la Marseillaise « Amour sacré de la Patrie » déchaîna l'enthousiasme dans la salle, tandis que sur la place de la Monnaie, la foule se massait. Déjà avant la fin du spectacle, un groupe se dirigea vers les bureaux du National, le journal exécré, rédigé par Libry-Bagnano, un homme fort méprisé. Quelques pierres furent lancées dans les vitres. Puis, renforcé, le groupe alla piller rue de la Madeleine, la maison particulière de ce scribe, ancien forçat. Celle du directeur de la police P. de Knyff est ravagée. Vers onze heures du soir, un autre groupe d'environ deux cents hommes bien armés, composé de gens du peuple, se dirigea vers l'hôtel du ministre de la Justice, Van Maanen, au Petit Sablon. Il commença par y démolir tout, méthodiquement, puis, à deux heures du matin, mit le feu à l'immeuble.
Des fusils, des sabres, des pistolets, des munitions avaient été enlevés de force chez des armuriers, chez des marchands de poudre, de plomb et de fer. D'autres armes furent arrachées à la maréchaussée, aux pompiers ou à des bourgeois. Les policiers et les gendarmes furent impuissants à rétablir l'ordre, tandis que de faibles détachements de troupe, grenadiers et chasseurs, -1200 hommes étaient cependant disponibles -patrouillèrent à partir de minuit, mais sans intervenir sur les lieux de pillages. A cinq heures du matin, des patrouilles et des groupes d'insurgés échangèrent des coups de feu. Puis, l'armée se concentra au Sablon et le 26 à midi, elle se retira à la place des Palais, tandis que les faibles effectifs laissés à la caserne des Annonciades et à la caserne Ste-Elisabeth furent désarmés par les émeutiers. Maîtres du centre de la ville, les mutins pillèrent au Grand Sablon la maison du généraI de Wauthier, commandant la Place, et, à huit heures du matin, un groupe de quatre cents hommes, drapeau rouge en tête, saccagea
l'hôtel du gouvernement provincial, rue du Chêne.
La Régence, c'est-à-dire l'autorité communale, (hormis le bourgmestre de Wellens, absent de la ville), le gouverneur de la province Van der Fosse, le directeur de la police et le commandant de la garde communale, réunis à l'hôtel de ville, donnèrent à la police des ordres qu'elle était incapable d'exécuter.
Déjà à six heures du matin, des bourgeois n'apercevant pas l'ombre d'un garde communal -la schutterij, la garde civique régulière de l'époque, récemment organisée, fonctionnait mal -avaient demandé des armes pour créer une garde et réclamé le retrait de l'armée afin d'éviter des frictions sanglantes entre le peuple et la troupe. L'autorisation leur fut accordée et le matin les premières patrouilles furent formées. Mais les bourgeois n'étaient pas en nombre et ils durent renoncer à disperser les attroupements. A trois heures de l'après-midi, sur la Grand'Place, Ducpétiaux attacha au réverbère placé au-dessus de la porte d'entrée de l'hôtel de ville un drapeau aux trois couleurs, rouge, jaune et noire, que Mme, Abts négociante du Marché-aux-Herbes -venait de confectionner en cousant des bandes de mérinos disposées horizontalement.
Pendant l'après-midi, dans des cabarets de la rue Haute, des meneurs instiguèrent des ouvriers, surtout des fileurs, à aller détruire, à l'exemple des Anglais de Manchester, les fabriques de la banlieue qui utilisaient des machines. A huit heures du soir, les fabriques de Rey et Bosdevex-Bal, à Forest, de Wilson à Uccle, industriels novateurs qui avaient installé des mécaniques, avaient été dévastées.
Mais le peuple était fatigué de ses longues courses et déjà des bourgeois avaient réussi à lui racheter ses armes. La nuit du 26 au 27 fut calme. Huit cents bourgeois montaient la garde. Le lendemain, le peuple, massé place Royale et place des Palais, menaça la troupe. Une intervention de la garde bourgeoise se termina par une fusillade: force resta à la garde. Dès ce moment, les attroupements cessèrent. La garde bourgeoise était maîtresse de la ville. Le commandement en chef en fut assuré par le baron Emmanuel Vanderlinden d'Hooghvorst. Un état-major fut constitué, un Conseil formé. Dans la ville, tous les insignes royaux avaient été brisés, les cocardes orange foulées aux pieds. Une « mauvaise farce d'écoliers » comme l'écrivit Gendebien avait donné le pouvoir à la garde bourgeoise.
Les bourgeois devenaient ainsi maîtres de la situation, mais bourgeoisie et peuple bruxellois étaient unis quand même dans la volonté d'empêcher l'entrée de nouvelles troupes. Le 28, l'annonce que des renforts sont arrivés à Vilvorde a excité la population bruxelloise. Le 31 août, les princes royaux envoyés par leur père pour rétablir l'ordre à la tête d'une armée imposante firent connaître leur intention d'entrer dans la ville avec leurs troupes et leur exigence de l'abandon par les bourgeois des drapeaux et des cocardes brabançonnes. Cette menace déchaîna le patriotisme. Bruxelles, toutes classes mêlées, s'apprêta au combat. Des barricades furent dressées, des arbres abattus. La garde fut mise sur un véritable pied de guerre. Le prince d'Orange céda aux supplications d'une seconde députation de notables et accepta d'entrer avec son seul état-major et sans troupe. Le lendemain, ler septembre, il fit donc son entrée dans la ville. Aux cris répétés de « vive la liberté» répondirent quelques « vive le roi ». Grand'Place, le bourgmestre lui adressa quelques mots, puis, au galop, le prince se rendit à son palais...

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L'occasion initiale, la Révolution de Juillet à Paris, est ainsi suivie, à moins d'un mois d'intervalle, de l'émeute bruxelloise. L 'allure de celle-ci fait réfléchir. Des étrangers ont participé aux bris de vitres, aux incendies, aux destructions. De l'argent a été distribué. Il y a eu des meneurs. Sont-ce des Français, voire des Anglais? Les témoignages sont imprécis et les enquêtes de police incomplètes. Faut-il admettre la thèse d'un policier hollandais, Audoor? Pour lui, tout aurait été soigneusement préparé, machiné, monté dans le détail. Ce seraient les bourgeois de Bruxelles qui auraient excité le peuple, auraient lâché la populace, pour avoir l'occasion de s'emparer du pouvoir réel dans la cité, d'évincer l'armée et la police. Cela nous paraît une explication a posteriori, car ces bourgeois craignaient réellement le peuple et étaient trop avisés pour jouer le rôle d'apprenti sorcier.
Le bris des machines, les « luddites » d'Uccle, de Forest, d'Anderlecht, sont le meilleur indice d'un malaise social. Dès avant la crise commerciale consécutive aux troubles politiques, les ouvriers avaient déjà attaqué les ateliers, mouvement spontané en grande partie, encore qu'il faille retenir l'intervention d'agents provocateurs.
A Verviers, le caractère social du mouvement révolutionnaire est évident. Depuis longtemps les ouvriers se plaignaient de la lourdeur des impôts de consommation et de l'introduction de nouvelles machines. Le 27 août au soir, les événements de Bruxelles furent connus et le lendemain la foule se porta devant l'hôtel de ville en criant « brisons les machines! » « à bas les employés du gouvernement! ». Un drapeau tricolore français fut planté sur le perron, des cris furent poussés « vive Napoléon! à bas Guillaume! ». Après qu'elle eut désarmé la garde communale, la foule envahit l'hôtel de ville, s'empara des armes entreposées dans les greniers, puis se dirigea vers les maisons des agents des contributions et des accises qu'elle pilla. La maison du notaire Lys fut saccagée. Le lendemain, les mutins voulurent incendier le Montde-Piété et clamèrent leur intention de se rendre dans les fabriques. D'autres allèrent dans la banlieue et y pillèrent les demeures des agents du fisc et les boulangeries. Pour calmer la masse déchaînée, le président de la « Commission de sûreté », qui avait remplacé l'autorité communale débordée, promit la remise au peuple des machines à tondre, une baisse du prix du pain de dix cents et la restitution gratuite par le Mont-de-Piété, de tous les objets garantissant des prêts inférieurs à dix florins.
Le 30 août, le Pays de Herve fut sillonné de bandes de pillards qui ramenèrent triomphalement à Verviers des charrettes de blé. Partout, ces insurgés arboraient les couleurs françaises, lacéraient les couleurs hollandaises, brisaient les armes royales. A Verviers, les officiers de la garde urbaine, constituée pour rétablir l'ordre, portaient une ceinture aux couleurs françaises, les gardes une cocarde et les onze postes de garde étaient ornés d'un drapeau français.
Les Verviétois furent imités par les ouvriers d'Aix-Ia-Chapelle qui détruisirent les machines chez Nélissen, fabricant de drap et pillèrent la maison de James Cockerill. A Dusseldorf on assista aussi à une explosion de rage populaire. A Lierre encore, chez Van den Berghe de Heyder, grand imprimeur de cotonnades, les ouvriers s'agitèrent à la fin d'août. Des bruits de pillage dans des fabriques d'Eindhoven et de Tilburg, qui circulèrent à la même époque, témoignent, quoique erronés, de l'agitation sociale. Rappelons qu'à Paris, l'agitation ouvrière n'a pas cessé au cours de l'été 1830.
Il y a donc un mouvement prolétarien, qui trouve l'occasion de son déclenchement dans des faits politiques: c'est à Bruxelles, le 25 août, que l'étincelle a jailli et c'est de là que l'explosion a gagné de proche en proche. Au surplus, certains avaient sans doute quelque avantage à ces désordres. Des agents provocateurs voulaient effrayer les bourgeois et les exciter à une répression de l'élan populaire, tandis que, nous dit Gendebien, « des intrigants laissèrent faire, pour masquer une onzième ou douzième faillite; on vit des industriels indiquer à leurs propres ouvriers les pièces de leurs machines à briser afin d'arrêter momentanément leur marche et légitimer la suspension des travaux et des paiements ». Enfin, à Bruxelles comme à Paris, on accusa des agents anglais d'avoir poussé à la destruction des machines par avidité et mercantilisme.
Ce mouvement social est violent, mais sans lendemain. Car les possédants ont pris peur. « Toute la propriété était menacée, elle a dû s'armer pour se soustraire aux suites funestes de l'effervescence populaire », écrivait le journaliste Levae à son ami de Potter, le 4 septembre. A Bruxelles, la bourgeoisie a désarmé le peuple et rétabli l’ordre. A Bruges, à Verviers, elle agit de même. Partout où l'ordre est menacé, des gardes bourgeoises sont constituées. Il est frappant de constater, dans la première semaine qui a suivi l'émeute de Bruxelles, l'identitédes réactions bourgeoises dans les différentes villes. Aux mouvements populaires désordonnés, dont les buts sont immédiats (relèvement des salaires, demande de travail, suppression d'impôts sur les produits alimentaires) répondent la constitution de gardes bourgeoises et la satisfaction partielle, dans les limites du possible, des revendications de la masse par la mise en chantIer de travaux publics, la fixation d’un maximum du prix du pain et l'abolition des impôts communaux sur l'abattage. A Verviers, l'arrêt momentané de certaines machines est même ordonné.
Le comte de Mercy-Argenteau retiré dans son château, décrit bien au chef du Cabinet du roi, Hofmann, le 31 août 1830, les convulsions sociales dans les centres industriels avec leurs répercussions dans la grande banlieue: « Pour comble d'adversité, le besoin de pain se fait sentir. Une multitude d'ouvriers est sans travail à Verviers. A l'heure où je vous écris deux à trois mille gens sont sur les quais de 'Liège criant pour du pain et repoussant si bien les forces armées que la régence a dû baisser le prix de 28 à 20 cents par carte à délivrer par le comité de secours. Verviers est dans un état épouvantable, les campagnes environnantes de même. On s'arme dans cette ville pour la défense autant qu'on le peut; à Herve, à Battice, à Dison on pille. Un seul moment de confusion ou de relâche dans l'activité des gardes amènerait d'épouvantables catastrophes à Liège ».


* * *

Les événements qui ont suivi la représentation de la Muette de Portici à Bruxelles, sitôt connus dans les provinces, ont donc provoqué des remous. Dans de nombreuses villes, des gardes sont constituées. Des organismes nouveaux sont créés: des « Commissions de sûreté », corps municipaux, que les autorités régulières appellent à l'existence ou tolèrent. A Liège, Huy, Thuin, Dinant, Ciney, toutes bonnes villes de l'ancienne principauté de Liège, le drapeau
liégeois jaune et rouge est arboré. Mais l'esprit local triomphe à Verviers où ce sont le vert et le blanc qui, le 30 août, remplacent les couleurs françaises, symbole à la fois de libertépolitique, de sympathie française et d'aspirations sociales.
A Liège, le 26 et le 27 août, à Verviers, lors des troubles, la Marseillaise a été chantée par le peuple comme elle l'a été à Aix-la-Chapelle où le drapeau tricolore avait été également hissé. A Bruxelles, le drapeau français a été remplacé par le drapeau brabançon, appelé dès lors à une singulière fortune. Les couleurs des anciens Etats Belgiques sont adoptées par la garde et la population bruxelloises et imposées au prince d'Orange. Les couleurs de la ville de Bruxelles qu'on avait aussi arborées ont été abandonnées. Signe de ralliement des opposants au gouvernement de Guillaume 1er, les drapeaux brabançons rouge, jaune et noir sont hissés à Louvain, Nivelles, Namur, dans le Brabant wallon, en Hainaut, dans le Luxembourg et dans plusieurs villes des Flandres, à Ninove, Grammont, Courtrai, Wervicq, Harlebeke; mais en Flandre orientale, elles sont traquées par la police énergique du très ferme gouverneur Van Doorn.
Un drapeau, c'est un signe extérieur d'une importance capitale. Les autorité légales en sont pleinement conscientes. Pendant les entretiens qui précèdent l'entrée du prince héritier à Bruxelles le 1er septembre, la question des drapeaux et des cocardes tricolores est à la base des discussions et, au cours du mois de septembre, la chasse à ces emblèmes, organisée par les ministériels dans les centres où ils ont conservé la haute main, est aussi significative.
Un drapeau, des drapeaux plutôt, voilà le signe de ralliement de beaucoup d'habitants des provinces méridionales. Ont-ils un programme? A Liège, dès le 27 août, une députation est chargée de demander au roi le redressement des griefs, clairement exposés dans une remarquable pétition remise à la « Commission de sûreté » le 27 dans l'après-midi et que cette nouvelle autorité, créée par le gouverneur de la province, a adoptée. Le problème capital des rapports entre le roi et ses ministres préoccupe les Liégeois. « Nos réclamations en peu de mots les voici: Changement complet du système suivi jusqu'à présent; exécution franche de la loi fondamentale. Renvoi du ministère antipopulaire, dont les actes ont spécialement frappé la Belgique. Son remplacement par des hommes qui sachent enfin concilier les intérêts de toutes les provinces du royaume; qui acceptent, telle qu'elle doit l'être, sous un gouvernement représentatif, la responsabilité pleine et entière de leurs actes, seul moyen de retenir intact le principe de l'inviolabilité du Roi. L'organisation de la responsabilité ministérielle par une loi spéciale. Répudiation complète et sincère du système spécialement consacré dans le funeste message du 11 décembre 1829 ». Les Liégeois réclament en outre le jury en matières criminelles et surtout dans les procès de presse et autres procès politiques, la liberté entière de la presse et un nouveau système électoral. Mais ils veulent encore: « la liberté illimitée de l'enseignement consacrée par une loi », et une « loi consacrant la liberté du langage en toutes matières administratives et judiciaires ». Ils exigent des réformes économiques: l'abolition du million de l'industrie, la diminution des impôts et l'économie dans les traitements des fonctionnaires publics. Ils font valoir aussi des revendications nettement nationales, l'établissement de la Haute Cour dans une des villes de Belgique, la répartition égale des emplois publics entre le Nord et le Sud. La convocation immédiate des Etats-Généraux -que le roi
d'ailleurs a décidée le 28 -permettrait la réalisation de ce programme.
A Bruxelles, les bourgeois réunis et armés dans une garde qui a rétabli l'ordre et sur qui repose le maintien de la tranquillité publique, formulent eux aussi des revendications politiques. Elles sont énumérées d'une manière concise pour frapper le peuple dans un tract répandu par le Courrier des Pays-Bas que l'on trouve dans les corps de garde dès le 28 au matin. Ce document est moins complet que la pétition liégeoise. Il n'y est point question de liberté de l'enseignement, ni des langues. Mais des soucis immédiats apparaissent: soucis d'ordre politique, (cessation des poursuites intentées aux écrivains libéraux, annulation des condamnations en matière politique), et d'ordre social, (demande de suspension provisoire de l'abattage, distribution à tous les ouvriers infortunés de pain pour subvenir à leurs besoins jusqu'à ce qu'ils puissent reprendre leurs travaux). Le soir du 28, une assemblée de notables bruxellois a envoyé au roi une délégation pour lui exposer ses griefs. La pétition liégeoise, un vrai modèle, sera copiée par les bourgeoisies d'autres villes qui feront parvenir au souverain des adresses fermes et respectueuses.
Le meilleur moyen d'assurer le triomphe des libertés est évidemment de régler entre Belges seuls les problèmes politiques. La séparation apparaît vite comme le but dont la réalisation assurera les libertés essentielles. C'est de Paris, semble-t-il, que l'idée de séparation est venue. Le 29 août, Tielemans, un des exilés, parle déjà dans une lettre à son ami de Gamond « de gouvernement provisoire, de Belgique entièrement séparée, entièrement indépendante de la Hollande et gouvernée d'après une constitution qui lui convienne et qu'elle ait librement faite ou acceptée ». Deux jours plus tard, de Potter s'exprime très nettement dans une missive à ses amis de Bruxelles, Gendebien et Van de Weyer : « Pourquoi ne voulez-vous pas la séparation parlementaire et administrative de la Hollande dans laquelle se trouve nécessairement tout ce que vous demandez? » S'il faut en croire Gendebien, il aurait préconisé la séparation dans une entrevue confiante avec le prince d'Orange, le 1er septembre au soir. Mais le prince, le lendemain, ne songeait encore qu'à la démission de Van Maanen.
Le 2 septembre, quatre députés aux Etats Généraux, le comte de Celles, Charles Le Hon, François de Langhe, Charles de Brouckère, revenus de Paris où ils avaient vu les bannis et où ils avaient été électrisés au contact des vainqueurs de Juillet, en discutent avec Gendebien. Admis auprès du prince d'Orange le 3 au matin, Charles de Brouckère lui déclara que ses collègues partageaient l'idée qu'une séparation entre les parties septentrionale et méridionale du royaume était devenue nécessaire et que la démission du ministre Van Maanen n'était plus regardée comme suffisante pour calmer les esprits. Le ministre van Gobbelschroy vint confirmer ce fait au prince. La commission constituée par celui-ci le 1er septembre et présidée par le duc d'Ursel était réunie à ce moment au palais. Elle émit le voeu que pareille séparation pût être effectuée. Entretemps, le commandant et les chefs de section de la garde bourgeoise s'étaient assemblés au palais du prince d'Orange et ils manifestèrent aussi le désir de séparation, tout en acceptant la souveraineté de la dynastie des Nassau. Ils se prononcèrent en même temps avec force contre une réunion à la France.
Le prince exprima la crainte que les formes prescrites par la Loi fondamentale n'empêchassent le roi de donner à l'égard de la séparation une réponse positive, mais il se déclara prêt à appuyer sincèrement les voeux émis, en même temps qu'il acceptait la retraite en dehors de la ville des troupes qui bivouaquaient Place des Palais et dans les cours intérieures du palais depuis le 26 août.
Si la formule de la séparation « sous les rapports législatifs, administratifs et financiers» rallia beaucoup de Belges, elle eut cependant des adversaires farouches: les ministériels, magistrats, fonctionnaires et les amis du pouvoir, certains industriels et hommes d'affaires qui avaient trop reçu du régime pour ne point souhaiter qu'il durât. Dans les centres commerciaux comme Anvers, le projet de séparation est mal accueilli et une pétition se couvre de centaines de signatures de négociants, de propriétaires et de bourgeois, les 8, 9 et 10 septembre. La Chambre de commerce, le 11, proteste également contre ce voeu, tandis que la Régence appuye la requête des habitants. « Messieurs, du commerce et de l'industrie ont peur que le divorce accompli, les Hollandais ne mettent l'Escaut en bouteilles », écrivait le professeur Ph. Lesbroussart le 9 septembre. Gand proteste également et à Liège, à Bruxelles, à Mons, il y a des grands bourgeois qui verraient avec rage l'effondrement du royaume. Il en est aussi qui sans être « orangistes », le premier moment d'enthousiasme passé, réfléchissent aux inconvénients de briser une unité économique qui n'a pas été sans avantages. Et la perte du marché des Indes rend songeurs les gens pondérés. Le 5 septembre, une séparation obtenue par les voies légales satisferait la grande majorité des opposants. Mais comme ces Belges craignent une action énergique de l'armée royale, un retour brusque des troupes qui anéantirait tout espoir de voir accepter par le souverain le moindre changement, ils veulent rester armés. Ainsi la garde bourgeoise, à l'origine rempart de l'ordre, est devenue le bastion de la liberté. Cette attitude est strictement défensive. Si l'armée royale ne tente pas de rentrer dans la capitale, les chefs de la garde ne recourront pas aux armes. Cependant, il faut mettre la ville à l'abri d'un coup de main, car « la méfiance est mère de la sûreté ». Les ingénieurs Roget et Teichmann font élever des barricades. Le 8, une commission de défense, chargée de la direction des travaux militaires, est créée par l'état-major et le Conseil de la garde bourgeoise.
Puisqu'on reste sous les armes pour éviter la terrible éventualité d'une « agression » royale que font présager les articles violents de la presse hollandaise et les mouvements de troupes, car la concentration de l'armée du prince Frédéric se prépare minutieusement, ne convient-il pas de renforcer l'armature militaire de cette garde? Ainsi, insensiblement, à l'état major et au Conseil de la garde bourgeoise, certains songent à l'organisation d'une véritable petite armée. Le besoin d'hommes, de fonds, d'armes, exige l'établissement de relations avec les autres villes. La ligne Louvain-Liège est capitale pour la fourniture des armes. Liège est un des grands centres de l'armurerie en Europe; le gouverneur de la province Sandberg y évalue à cent mille les armes disponibles. Grâce au travail des ouvriers liégeois, maîtres en art de tourner les canons, les sarraus bleus ne devront point se battre avec des piques comme leurs frères polonais, quelques mois plus tard.
Le peuple de Louvain a chassé la garnison le 2 septembre et le rideau des troupes du général Cort-Heyligers, installé le 11 septembre, ne coupe pas complètement les communications. Dès le 7 septembre Charles Rogier et Florent de Bosse de Villenfagne sont entrés à Bruxelles à la tête du principal contingent de volontaires liégeois fort de 250 hommes. Des petits groupes d'hommes décidés de Namur, de Tournai, d'Alost, de Roulers (la troupe Rodenbach), des isolés de divers endroits sont aussi accourus.
Ainsi se constitue un noyau d'hommes armés. Ce sont des gens souvent démunis d'argent et la ville de Bruxelles doit les nourrir. Ils ont des chefs qui veulent parfaire l'équipement et l'armement de leurs hommes. Et où trouver les fonds nécessaires, sinon dans un renversement radical des institutions? Il faut se rendre maître des caisses publiques, ou du moins exiger la libre disposition des recettes de l'Etat, de la Province et de la Ville. Une tendance révolutionnaire se dessine donc nettement.
Le Conseil de Régence, à l'hôtel de ville, est évidemment effrayé de la tournure des choses. Mais il est impuissant et son pouvoir disparaît en fait. La « Commission de sûreté» formée le 11 septembre et où siègent Van de Weyer, Gendebien, Félix de Mérode, Rouppe et F. Meeus le remplace. Ce n'est pas un Gouvernement provisoire. Organisme bruxellois, cette Commission de sûreté n'a qu'un mandat limité: maintenir la dynastie, l'ordre public et défendre le voeu de séparation. Mais ses efforts furent médiocres et Gendebien se plaignit amèrement de son inertie.
Quant aux députés aux Etats-Généraux, convoqués à La Haye pour la session extraordinaire qui doit s'ouvrir le 13 septembre, ils ont, après hésitation, décidé de répondre à l'appel du roi. Leur absence de Belgique dans ces semaines agitées prive l'opposition de conseillers avisés. Avant leur départ, certains ont manifesté sans ambiguïté leurs sentiments patriotiques, tels le baron de Stassart, mais d'autres sont plus timides et Raikem, le 26 août, dans une lettre au gouverneur Sandberg, affirmait clairement ses sentiments parfaitement royalistes. Leur départ pour La Haye a d'ailleurs donné lieu à de très vifs débats et les extrémistes leur reprochèrent amèrement leur soumission au roi. Ces hommes mûrs, sages et prudents, décidèrent de se rendre à La Haye pour y faire triompher par les voies légales la séparation. Ils n'étaient pas du parti de l'aventure.

* * *

Parmi les leaders patriotes, on compte principalement des avocats et des journalistes, rédacteurs des feuilles de l'opposition. Lesbroussart, Van Meenen, Jottrand, P. Claes, Ducpétiaux, Van de Weyer, J.-B. Nothomb, collaborateurs du Courrier des Pays-Bas, Levae du Belge, Lebeau et les frères Rogier, du Politique, D. Stas et Kersten du Courrier de la Meuse, Van Meenen, d'Elhoungne et Roussel du Journal de Louvain, Beaucarne du Catholique des PaysBas, l'abbé Buelens de l'Antwerpenaer, Barthélemy du Mortier du Courrier de l'Escaut, Braas et Lelièvre du Courrier de la Sambre sont les adversaires intelligents et tenaces du gouvernement. Sont-ce là les hommes qui ont préparé l'émeute du 25 août? Il ne semble pas. Jean-Baptiste Nothomb, collaborateur du Courrier des Pays-Bas, est parti en vacances à la mi-août pour Pétange, après avoir écrit son bel article du 9 sur la responsabilité ministérielle, et les autres rédacteurs ont été surpris par l'événement. Le 14 et le 15 août, Gendebien et Van de Weyer avaient participé à des conversations secrètes avec des confrères, mais rien n'y avait été décidé. Cependant ces hommes ont su tout de suite tirer parti des événements. L'occasion était trop belle pour ne pas la saisir. Leurs journaux deviennent les organes du séparatisme et le ton des articles hausse singulièrement. Que surviennent, cependant, les grenadiers du roi et leur situation deviendrait périlleuse. Aussi, certains restent prudents. L'attitude de Jottrand et de Claes, les 13 et 14 septembre à Bruxelles, lors des discussions à l'hôtel de ville sur le projet de formation d'un Gouvernement provisoire, est significative: ils s'opposent à la constitution immédiate d'un tel organisme. Charles Rogier est plus avancé. Il est poussé par ses volontaires et à Bruxelles, il fait figure d'homme d'avant-garde. Quant à Van de Weyer, installé à la Commission de sûreté, il manifeste déjà ses talents de diplomate, mesuré et réservé.
On retrouve donc, parmi les chefs du mouvement, les journalistes qui n'ont pas ménagé les coups au gouvernement de Guillaume 1er depuis 1828. A eux se sont joints des avocats (à Liège, par exemple, Edouard Vercken, A. Bavet, Muller, Wauters), des notaires(Delmotte à Mons, Adolphe Jottrand à Genappe, Lefebvre à Mariembourg), des rentiers, des industriels.
D'anciens militaires qui se sont déjà signalés dans les campagnes de l'Empire ou qui ont servi sous Guillaume 1er, mais ont été découragés par un avancement trop lent, les hauts grades étant réservés aux Hollandais, sont aux postes de commande de la garde. Pletinckx, lieutenant colonel de la garde bourgeoise, est un ancien capitaine de l'armée des Pays-Bas. Dégoûté de l'accueil qu'il reçut en 1827, à son retour de la colonie, il avait démissionné. Aujourd'hui, il brûle d'une ardeur étonnante d'en découdre avec l'armée de Frédéric. Joseph Fleury-Duray, major de la garde bourgeoise, avait servi l'armée de 1819 à 1822. Le comte Van der Meere, autre major de la garde, avait été capitaine aide de camp du général Van Geen, tandis que le major Vander Smissen, commandant en second la garde bourgeoise, avait fait la campagne de Russie et commandait l'artillerie de la 3e division sous Chassé à Waterloo.
Fait remarquable, ces hommes sont jeunes: Charles Rogier a vingt-sept ans, Sylvain Van de Weyer vingt-huit, Félix de Mérode trente-neuf ans. Alexandre Gendebien a quarante et un ans mais un enthousiasme juvénile. Dans l'équipe du Politique, Firmin Rogier est l'aîné et il a trente-neuf ans, Paul Devaux vingt-neuf, Henri Lignac trente-trois. Jean-Baptiste Nothomb a vingt-cinq ans, le comte Van der Meere trente-trois ans, Joseph Pletinckx trente-trois, Joseph Fleury-Duray vingt-neuf, Bruno Renard de Tournay vingt-six et Félix Chazal vingt-deux.
En général, les patriotes investis par les circonstances de graves responsabilités ne songent pas encore à une rupture décisive, à une véritable révolution. Ils restent sur la défensive. Mais il y a aussi les partisans des solutions extrêmes. Ce sont des têtes chaudes, des aventuriers. Excités par le succès des révolutionnaires parisiens, ils désirent se battre. Ils sont sûrs de vaincre les troupes hollandaises. Par la force, ils veulent arracher l'indépendance nationale. Ce sont souvent des personnages étranges, pittoresques, quelquefois de véritables énergumènes, qui se battront bravement à l'heure du combat. Hissés sur le pavois, ils en retomberont vite. De ces « éphémères de la révolution », selon l'exacte expression de Louis Leconte, l'histoire a surtout retenu les noms de Van Halen, Stieldorff, Ernest Grégoire, Borremans, Mellinet. Ils n'ont pas peur d'exposer leur vie. Dès le début, ils sont de tous les coups durs. Ils s'affairent dans les sections de la garde, s'occupent d'armement, de formation de corps francs. Ils organisent des sorties de Bruxelles vers les avant-postes ennemis, car pour eux l'armée du roi, est une armée hollandaise, une armée ennemie. A leurs yeux la guerre a commencé. Il faut transformer Bruxelles en un camp retranché, multiplier les barricades, armer le peuple, constituer un véritable arsenal. Ils s'appuyent sur les volontaires arrivés de province, qui constitueront les cadres de vraies troupes de choc. Enfin, dans la population bruxelloise, les extrémistes trouvent une aide précieuse. Le bas peuple de Bruxelles est résolu à empêcher coûte que coûte la soumission de sa ville. Le petit bourgeois partage aussi ce sentiment. Une véritable passion animera ces hommes à l'heure de la lutte; cette masse bruxelloise s'emparera de l'hôtel de ville le 19 septembre et formera la grosse majorité des combattants des «journées ».
Il y a aussi le groupe pro-français: le comte de Celles, beau-frère du général Gérard et le baron de Stassart, anciens préfets de Napoléon, ainsi que Alexandre Gendebien, s'y distinguent. Ces hommes soulevés par la victoire bourgeoise à Paris, veulent-ils la réunion à la France? Comme Cartwright, le chargé d'affaires anglais à Bruxelles, l'écrira à son gouvernement, le 4 octobre 1830, il y a un parti français qui souhaite, sinon la réunion à la France, c'est-à-dire le retour au statut diplomatique de 1795-1815, du moins une dépendance de fait des provinces belges, une suzeraineté française par la présence sur le trône, à Bruxelles, d'un prince de la maison d'Orléans.
En août, le comte de Celles, accompagné de trois autres députés, est allé à Paris. Gendebien, le 21, s'apprêtait à s'y rendre. Mais les conseils de prudence donnés dans les milieux gouvernementaux les ont calmés. Sans doute, le parti du mouvement, les sociétés populaires parisiennes, sont décidées à porter secours aux insurgés belges, mais leur aide, nous le verrons, ne viendra qu'assez tard. Il était normal, d'ailleurs, que des Belges aient regardé avec anxiétévers Paris, tourné les yeux vers le nouveau gouvernement français, car, dans la conjoncture internationale, c'était de là que pouvait venir à l'époque le seul appui.
Les partisans de la France sont nombreux dans certains milieux industriels. A Verviers, par exemple, ils seront longtemps influents. Mais c'est après octobre seulement, en hommes d'affaires avisés, qu'ils révéleront leurs opinions. De même chez les politiques, il faut bien distinguer les véritables partisans de la France, des Belges qui se résigneraient, faute d'indépendance nationale dans l'Europe de 1830, à passer sous la coupe française plutôt que de retomber sous la domination de Guillaume 1er et de Van Maanen.
En septembre 1830, dans cette période confuse que nous cherchons à éclairer, ceux-là même qui passent pour les partisans les plus dévoués du rattachement à la France, se contentent de travailler avec leurs collègues des Etats-Généraux ou des Commissions de sûreté en vue de réaliser la séparation. Peut-être n'est elle à leurs yeux que la première étape de la fusion avec la France? En tout cas, dans le présent, ils joignent leurs efforts à ceux des Belges qui veulent se séparer des Hollandais pour obtenir dans l'ensemble des Pays-Bas les libertés nécessaires.
Les efforts des agents français en vue de déclencher un mouvement de réunion à la France n'ont pas eu grand succès. Les drapeaux français n'ont pas longtemps flotté dans les villes insurgées et les traces de souhaits de réunion ont disparu. Mais chaque fois que l'avenir redevenait incertain, la tendance française reprenait force. Ainsi, lorsque le peuple à Bruxelles a connu la proclamation royale du 5 septembre, qui ne redressait immédiatement aucun des griefs, le gouverneur du Brabant écrira: « on parle assez ouvertement d'appeler le duc de Nemours, second fils du duc d'Orléans Louis-Philippe, au trône de la Belgique. On voit, dit-on, le ruban tricolore français remplacer les couleurs brabançonnes que beaucoup de Belges commencent à abandonner », tandis qu'à Liège, au 10 septembre, le gouverneur Sandberg constate : « qu'il y a évidemment un parti qui pousse vers la France: l'insubordination de l'armée française est pour beaucoup là dedans, cela nourrit les espérances et un lieutenant en garnison à Givet écrit à son frère ici, que les soldats veulent à toute force marcher sur la Belgique ». Le 8 septembre, d'ailleurs, le Politique a fait paraître un article sur la possibilité d'une réunion à la France. C'est une menace non déguisée au gouvernement, au cas où il résisterait.
A l'action des journalistes et des extrémistes, aux manceuvres du parti français, s'opposent les forces de résistance au mouvement révolutionnaire. De plus, à la mi-septembre, la majorité des adversaires du roi ne rêve encore que de séparation et non de renversement de la dynastie. C'est le roi qui par son recours à la force va provoquer la rupture, déclencher la révolution.

Voir aussi:

Histoire de la révolution belge chapitre 1:

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre 2: Du côté de La Haye

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre3: Les divisions dans les camps des patriotes

Histoire de la révolution belge de 1830 -Chapitre 4: Le glas du régime

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 5: L'aube d'un Etat

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 6: Le soulèvement national

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 7: La Révolution et l'Europe

Histoire de la révolution blege Chapitre 8: Conculsion

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Le XIX ème siècle, surtout dans sa seconde moitié, se révèle être un siècle paradoxal : d’une part, l’on assiste à l’émergence de nombreux états nations concurrents et antagonistes ; d’autre part, l’unité culturelle de l’Europe se trouve à un moment d’apogée. La Belgique, au carrefour de l’Europe et des forces d’unité culturelle et de fragmentation politique qui la traversent, n’échappe évidemment pas à ce paradoxe. La naissance d’un nouvel État Nation. En 1815, faisant suite à l’effondrement de l’empire napoléonien, le Congrès de Vienne décide la réunion de la Belgique et de la Hollande en un royaume des Pays-Bas. Cette union, contre nature, provoque une opposition culturelle, religieuse et linguistique de la part des Belges. Celle-ci conduit rapidement à une insurrection bruxelloise qui amène en 1830 la proclamation de l'indépendance de la Belgique. L’indépendance de la Belgique est reconnue par la conférence de Londres de 1831 qui garantit la neutralité au nouvel État. Léopold Ier prête serment à la Constitution le 21 juillet 1831 et en devient le premier souverain : le royaume de Belgique est né. La création de ce nouvel état nation n’est pas un phénomène isolé en Europe. Qu’il suffise pour s’en convaincre de songer à l’Italie (1848), à la Pologne(1815-1918), à l’Allemagne( 1815-1834-1871), à la Serbie (1878), à la Bulgarie (1878-1908), à la Grèce (1830)… L’affirmation de la Nation par l’Histoire… Dans ce mouvement d’éveil des nationalismes, l’histoire fut souvent appelée à la rescousse pour affirmer la nation. Les historiens belges n’échappèrent pas à cette démarche. C’est ainsi que Henri Moke (1803-1862) dans son Histoire de la Belgique qu’il publie en 1839 annonce clairement son intention : «… au-dessus de la ville et de la province, j’ai toujours cherché à faire entrevoir l’unité nationale qui se préparait lentement, mais à laquelle le pays devait parvenir un jour ». Comme Jacques Stiennon le souligne de manière remarquable, les historiens belges ou de la Belgique comme Gérard (1863), Wauters ( 1817-1898), Gachard (1800 1885), Stecher (1820-1909) ou Kurth (1847-1916) « avaient sans doute compris que dans un pays qui venait de conquérir depuis peu son indépendance, l’idée nationale allait se développer avec une acuité particulière et que le jeune État belge allait, pour justifier son existence, rechercher des arguments dans l’arsenal de l’histoire… » [1] Cette entreprise trouva sans doute son expression la plus significative dans l’Histoire de Belgique (1900) du grand historien Henri Pirenne qui dès le premier alinéa de son introduction fixe clairement ses idées : « il s’agit de retracer l’histoire de Belgique au Moyen Âge en faisant surtout ressortir son caractère d’unité ».[2] …et par la peinture… Les peintres belges contribuèrent aussi à ce grand mouvement d’affirmation de la Nation. C’est ainsi que nombre d’entre eux recherchèrent des thèmes qui pouvaient justifier l’existence même de la jeune Belgique. Ainsi les figures et les évènements de la période bourguignonne[3] , considérée comme prospère et politiquement stable, furent parmi les sujets privilégiés de ce courant de la peinture belge. Les portraits de Philippe le Bon ou de Marie de Bourgogne se multiplient. Aujourd’hui encore l’hémicycle du Sénat propose aux visiteurs des scènes de la Cour des Ducs de Bourgogne, en particulier de Philippe le Bon, peints par Louis Gallait. Henry Leys (1815-1869) peint en 1862 L’Institution de la Toison d’Or, œuvre qui glorifie cet ordre chevaleresque et nobiliaire fondé en 1429 par Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et destiné à propager la foi catholique. Certes l’Histoire est revisitée pour en conserver les moments heureux éliminant les guerres fratricides ou les périodes de famine. Les moments douloureux sont seulement retenus lorsqu’ils permettent de développer la fibre patriotique. C’est ainsi que se multiplièrent les compositions évoquant les moments de la résistance aux espagnols. Ainsi Le peintre Louis Gallait, installé à Paris où il avait des commandes pour Versailles, n’oubliait pas son pays et envoyait en primeur à Bruxelles, des tableaux monumentaux aux sujets dignes d’intéresser les belges et de leur rappeler leur glorieux passé comme L’Abdication de Charles Quint, de très grand format et remarquée au Salon de 1841.[4] De même par Les Derniers Honneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Hornes, par le Grand Serment de Bruxelles (1851), Louis Gallait nous rappelle la tyrannie du Duc d’Albe.[5] L’œuvre fit sensation en 1851 au Salon de Bruxelles puis à Tournai lors de son acquisition. Le tableau représente une foule compacte qui se presse et assiste à une exécution. Le sujet, épisode dramatique de l’oppression espagnole aux Pays-Bas, est symbolisé par la présence vers le centre d’un espion du Duc d’Albe et d’un militaire au chevet des Comtes d’Egmont et de Hornes décapités à Bruxelles le 5 juin 1568. La toile décrit le moment où, la nuit suivante, les arbalétriers de la ville vinrent leur rendre hommage. Henry Leys fait également revivre ce passé, en particulier dans La Furie espagnole où il évoque avec une fougue toute romantique les épisodes glorieux et douloureux de cette période espagnole. Mais cette volonté artistique de renouer avec le passé s’exprime aussi par un retour aux styles des œuvres des grands artistes du passé et plus particulièrement à celui de Pierre Paul Rubens. Certains n’hésitèrent d’ailleurs pas à parler de « prérubenisme ». [6] Cette « passion rétrospective », pour reprendre l’expression de Charles Baudelaire[7] , se retrouve d’abord chez Henri Leys mais aussi chez Gustave Wappers à l’académie d’Anvers, Joseph Lies ,Nicaise De Keyser ou James Tissot. Les « prérubenistes » flamands reviennent ainsi par souci de l’exactitude et de l’analyse à l’art des maîtres septentrionaux des XVème et XVIème siècles. Ils en souhaitent retrouver l’inspiration, la fraîcheur et la force. Le plus souvent, il se contente d’en imiter l’écriture et les tics.[8] Les artistes ne se contentent cependant pas d’une plongée vers ce passé préfigurant la Belgique. Ils magnifient aussi les journées révolutionnaires de 1830 qui amenèrent la Belgique à l’indépendance. Ainsi le tableau de Gustave Wappers Épisode des journées de septembre 1830 –ressemblant à une caricature de La Barricade de Delacroix- est saluée dans l’Europe entière. Cette oeuvre conjugue parfaitement l’élan romantique et l’élan patriotique. Peint au moment d’une contre offensive hollandaise, le tableau représente un tas de corps blessés et mourants réunis autour du drapeau belge. La scène se déroule sur la Grand Place de Bruxelles, symbole des libertés conquises au fil des siècles. Camille Lemonnier parla à son propos de « … la Marseillaise d’un peuple nouveau …». Paul Fierens tempéra quelque peu le propos en parlant plutôt de Brabançonne mais non sans rappeler que si « La Brabançonne n’est pas un chef d’œuvre, nous ne l’entendons pas sans émotion. N’est-ce pas une émotion du même ordre qui s’empare de nous quand nous regardons la grande toile de Wappers ?»[9] Si Épisode des journées de septembre 1830 est le plus emblématique de ce type de tableaux et de composition, d’autres peintres viseront à éblouir le spectateur et à magnifier ces moments où la Belgique se crée. Songeons à Auguste Chauvin (1810-1884), à Charles Coubre (1821-1895) à qui nous devons Départ des volontaires liégeois sous la conduite de Charles Rogier ou L’arrivée de Charles Rogier et des volontaires liégeois à Bruxelles ou encore à Henri de Caisne qui peint en 1835 La Belgique couronnant ses enfants.La Belgique y est représentée sous les traits d’une femme entourée de personnages célèbres de l’histoire de la Belgique ( Godefroid de Bouillon, Philippe le Bon…) et à ses pieds le lion belge. …la sculpture et l’architecture. La sculpture urbaine participa également de ce mouvement d’affirmation de la nation par l’Art. Tantôt il s’agit d’éblouir et d’instruire le nouveau citoyen belge en rendant présent dans la ville les moments prestigieux de son passé. À Bruxelles, Eugène Simonis installe place Royale la statue à cheval deGodefroid de Bouillon, duc de Basse-Lorraine (1089-1095) qui fut le principal chef de la première croisade et fonda le royaume de Jérusalem (1099) qu’il gouverna avec le titre d'«avoué du Saint-Sépulcre». À Liège, Louis Jehotte nous laisse un Charlemagne à cheval dans un style métissé de néo-classicisme et de romantisme. Tantôt ce sont des monuments à la gloire de ceux qui firent l’indépendance de la Belgique. En 1838, Guillaume Geefs exécuta, à la suite d’un concours, l’allégorie de La Belgique triomphante qui occupe le centre de la place des martyrs à Bruxelles. Cette sculpture fût pendant un certain temps dépréciée à cause de sa prétendue ressemblance avec la Vénus de Milo. Aujourd’hui cette proximité apparaît cependant à l’œil averti assez vague et lointaine. En 1859 c’est Joseph Poelaert qui conçoit et inaugure la colonne du Congrès à Bruxelles qui rappelle l’adoption en 1831 de la constitution belge par le Congrès National. La colonne est surmontée d’une sculpture de Léopold Ier que nous devons à Guillaume Geefs. Dans le domaine de l’architecture, Baudelaire dans Pauvre Belgique n’hésite pas à parler de « pastiches du passé » ou pour les églises de « contrefaçons du passé ».[10] Si cette volonté de restauration du passé dans l’architecture n’est pas spécifique à la Belgique –songeons à l’œuvre de Viollet-le-Duc- , l’intention de concourir par ce rappel du passé à la cohésion nationale est évidente et ce, tout en respectant les hiérarchies symboliques de la ville. « Ces styles se paraient d’une valeur sémantique d’équivalence dans l’espace homogène de la ville moderne : ainsi, en Belgique, le néo-gothique fut l’expression du religieux, le néo-flamand Renaissance celle du sentiment civique et nationale (hôtels de ville), le néo-grec baroque celle de la dignité judiciaire (palais de Justice de Poelaert). À noter que l’éclectisme traduisait aussi la hiérachie sociale, soulignant dans l’ordonnacement des styles le coût des matériaux. Liés à la résurgence du sentiment national, les prolongements de l’historicisme en Belgique parurent spectaculaires … »[11] Le XIXème, au delà des nationalismes. Ce survol de l’art belge enchassé dans les aspirations nationales de la Belgique naissante pourrait donner une image injuste du XIXème siècle et de l’art qui le traverse. Sur le plan politique, il serait injuste de le réduire à celui du capitalisme triomphant et des nationalismes qui conduirent l’Europe à Verdun puis Auschwitz. Sur le plan artistique, il serait injuste de ne voir le XIXème siècle que comme celui qui « a rêvé d’être tous les autres et qui n’a pas eu … le simple courage d’être lui-même, de se connaître tout d’abord de s’accepter sans réticences et de se produire à visage ouvert. »[12] Bien évidemment, il ne faut pas cacher la face sombre de l’Europe du XIXème siècle : colonialisme, conditions de vie misérable pour la plupart des citoyens, âpretés des rivalités nationales et la folle course aux armements qui nous projetèrent vers l’abîme. Mais le XIXème siècle européen fût aussi celui de l’innovation, des découvertes scientifiques, des conquêtes sociales et des libertés fondamentales et des sources esthétiques de notre siècle. Formidable unité culturelle et même politique que cette seconde moitié du XIXème siècle puisqu’il fallut attendre 1989 pour que le record de la plus longue période de paix de l’histoire de l’Europe fut battu. La Belgique a participé activement à toute cette épopée et à tous ces mouvements européens. Sans évoquer les autres champs de l’activité humaine, songeons dans le domaine de l’art à Horta et l’Art Nouveau, à Ensor, à Meunier, à Khnopff, à Spilliaert, à Rops, Rik Wauters…qui contribuèrent à forger l’esthétique moderne de l’Europe. Oui la Belgique du XIXème siècle est bien la fille des nationalismes mais elle participe aussi de notre Europe, fille de cette époque. Bibliographie. 1. Monographies. Dumont (G-H), Histoire de la Belgique, Bruxelles,Le Cri,1995. Eemans (M), Les trésors de la peinture européenne, Bruxelles, éditions Meddens, 1996. Mabille (Xavier), Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement, éd. Complétée, Bruxelles, CRISP, 1992). Pomian (K), L’Europe et ses nations, Paris, Gallimard, 1992. Smeets (A), L’art flamand d’Ensor à Permeke,Bruxelles, éditions Meddens, 1992. Vercauteren (F), Atlas historique et culturel de l’Europe, Bruxelles, éditions Meddens, 1962. 2. Ouvrages collectifs. La Belle Europe, Le temps des expositions universelles 1851-1913, Bruxelles, Tempora, 2001. Encyclopédie artistique belge, L’Art, 2 Tomes, Bruxelles, La Renaissance du Livre, date de la nouvelle édition non précisée. Encyclopedia Universalis, V° Belgique. Histoire mondiale de l’Art., Verviers, Marabout université, 6 volumes, 1966. Huit siècles de Peinture. Trésors des Musées Belges, Bruxelles, Arcade, 1969. Paris-Bruxelles ; Bruxelles-Paris, Anvers-Paris, Fonds Mercator-Réunion des Musées Nationaux, 1997. La Wallonie, le pays et les hommes, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1978. Notes [1] Stiennon (J), Les régions wallonnes et le travail historique de 1805 à 1905, in la Wallonie, le pays et les hommes, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1978, p 458. [2] Cité par Stiennon (J), op.cit., p 460. [3] C’est sous les ducs de Bourgogne (XIVe-XVe s.) qu’est tentée l’unification des Pays-Bas dont l’histoire se confond avec celle des principautés belges, fief français (Flandre) ou États du Saint Empire romain germanique. [4] Un Salon est une exposition collective périodique d'artistes vivants. Le premier Salon officiel, réservé aux académiciens, se tint au Louvre en 1667. [5] Le Duc d’Albe est un général de Charles Quint et de Philippe II (Piedrahíta 1508 - Lisbonne 1582) et Gouverneur des Flandres (1567-1573) où il exerça par l'intermédiaire du Conseil une violente répression contre les protestants, qui fut à l'origine de la révolte des Pays-Bas. [6] Fierens (P), La peinture au dix-neuvième siècle, in Encyclopédie artistique belge, L’Art, Tome 2, Bruxelles, La Renaissance du Livre, date de la nouvelle édition non précisée, p 447 [7] cité par Lacambre(G), Le voyage dans le temps, in Paris-Bruxelles ; Bruxelles-Paris, Anvers-Paris, Fonds Mercator-Réunion des Musées Nationaux, 1997, p 78. [8] Fierens (P), op.cit., p 447. [9] Fierens (P), op.cit., p 439. [10] Zazzo (A), L’historicisme comme méthode, in Paris-Bruxelles ; Bruxelles-Paris, Paris-Anvers, Fonds Mercator-Réunion des Musées Nationaux, 1997, p 74. [11] Zazzo (A), op.cit., p75. [12] Fierens (P), op.cit., p 410.
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