Prélude aux combats
Le royaume des Pays-Bas, création des puissances victorieuses de la France napoléonienne, était miné par des maux graves. Des observateurs bienveillants, les diplomates de la Sainte-Alliance, ne cachaient pas les périls qui menaçaient cette union de deux peuples qu'opposaient les intérêts et les passions. Belges et Hollandais avaient été séparés par trop de conflits depuis le XVIe siècle pour qu'ils puissent, en quelques années, être réunis dans un ensemble barmonieux. Un génie politique n'aurait sans doute pas échoué dans cette tâche. Mais Guillaume 1er, financier avisé, certes, homme d'affaires connaissant les facteurs économiques de la vie des peuples, manquait de sens politique. Dans un monde où le libéralisme triomphait, ce despote éclairé, attardé dans le XIX. siècle, ne pouvait réussir à rapprocher les frères ennemis. A mesure que les années passaient, que la prospérité matérielle se développait, l'espoir de réaliser « l'amalgame » s'éloignait. Dans l'aisance et la puissance économique, les Belges trouvaient de nouvelles raisons de réclamer une part plus grande du pouvoir, que le roi, absolutiste étroit et obstiné, leur refusait.
La Révolution de 1830 a des causes profondes. Les rivalités commerciales, la fermeture de l'Escaut et l'exploitation systématique de nos provinces avaient laissé de l'amertume au coeur des Belges. Les catholiques et les calvinistes, depuis le XVIe siècle, ne s'étaient jamais rapprochés. Ils se haïssaient cordialement. Une évolution divergente depuis plus de deux siècles avait profondément marqué le caractère et l'esprit des populations du Nord et du Sud. Les moeurs, les traditions, le genre de vie étaient très différents dans les deux pays.
Dans les provinces du Sud, le régime français avait accentué la suprématie de la langue française au sein des milieux aristocratiques et bourgeois, classes dirigeantes de l'époque.
Même en pays flamand, le français était la langue des hommes qui avaient quelque influence dans la vie politique et sociale. Le prestige de cette langue, au XVllIe siècle, à travers toute l'Europe cultivée avait été énorme et les mesures administratives de la République et de l'Empire en avaient intensifié l'usage.
Au cours des quinze années de vie commune, aux Etats-Généraux, Belges et Hollandais s'étaient fréquemment dressés face à face. Cependant, les vieux libéraux belges, foncièrement anticléricaux, souhaitant le monopole de l'enseignement pour l'Etat, avaient à plusieurs reprises apporté au gouvernement leur appui Mais ils furent bientôt bousculés par une jeune équipe d'écrivains et d'avocats qui considéraien avec crainte les progrès de l'autoritarisme royal. Ces lecteurs du Globe. organe du néo-libéralisme français, songeaient plus à attaquer le empiètements et les conquêtes des ministériels qu'à combattre les « apostoliques ». qui réclamaient une application sincère de la Loi fondamentale et demandaient la responsabilité ministérielle, l'établissement d'un régime vraiment représentatif et l'inamovibilité des juges. Les journaux constituaient le meilleur moyen de diffusion de leurs idées. Or, la presse était toujours soumise, en fait, à un régime de contrôle très gênant. Les poursuites contre de Potter manifestaient bien le péril que courait cette liberté essentielle. Aussi la liberté de presse devint-elle une revendication formelle de ces jeunes libéraux.
Ces journalistes, ces avocats, ces bourgeois, qui étaient de langue et de culture françaises, étaient en outre menacés dans leurs habitudes et leurs intérêts par les arrêtés ministériels en matière linguistique. Aussi firent-ils valoir un autre grief: le mépris du gouvernement pour la liberté des langues.
Hommes jeunes, n'ayant pas connu l'Ancien Régime où l'Eglise détenait en fait le monopole de l'enseignement, ils se résignaient aisément à renoncer au monopole scolaire d'un pouvoir, néerlandais et autoritaire. Ils étaient prêts à un compromis avec les catholiques, qui, depuis 1815, n'avaient cessé de s'élever contre la domination gouvernementale protestante en matière d'enseignement. Dès lors, l'accord des libéraux et des catholiques devenait possible. L'union des oppositions était d'autant plus réalisable que, chez les catholiques, en Flandre surtout (fait quj prouve bien la diffusion du français dans les milieux intellectuels), les idées de Lamennais en faveur d'un catholicisme libéral, avaient fait de grands progrès.
Le rapprochement se précise de plus en plus. Le 8 novembre 1828, de Potter lance son fameux cri de ralliement: « Jusqu'ici, on a traqué les Jésuites. Bafouons, honnissons, poursuivons les ministériels! ». Le danger de cette Union est grave pour la stabilité du royaume. Sans doute, les catholiques du Brabant septentrional et du Limbourg «hollandais » se joignent à leurs coreligionnaires belges dans leurs revendications religieuses, sans doute, quelques libéraux hollandais commencent à réagir contre l'impitoyable fonctionnement du régime de Van Maanen, mais il s'agit là d'une minorité peu influente.
C'est essentiellement entre Belges et Hollandais que la lutte est ouverte. Les premiers se plaignent de l'accaparement des fonctions publiques par leurs adversaires. En 1830, n'y avaitt-il pas mille neuf cent quatre-vingts officiers hollandais, alors qu'il n'y avait que trois cent quatre-vingts belges?
Il n'est guère possible au roi de donner satisfaction aux opposants, car son Etat ne peut subsister que sous le régime rigoureux qu'il a imposé. Relâcher la pression administrative, céder aux demandes de l'opposition, c'est ruiner son oeuvre; admettre la représentation aux Etats-Généraux d'après la population, c'est provoquer l'écrasement des Hollandais qui ne sont qu'un peu plus de deux millions contre quatre millions de Belges. Aussi les Hollandais, comme par instinct, sont derrière le souverain de leur glorieuse dynastie d'Orange-Nassau.
I..e divorce idéologique entre les Hollandais immobiles et les Belges passionnés de libertés, se renforce de profondes oppositions entre les deux économies que le roi a tant fait pour amalgamer. La conciliation des intérêts divergents est délicate. En matière fiscale notamment, les Belges protestent contre les impôts de consommation sur le pain et la viande. Le roi s'est heurté à l'obstination du haut commerce hollandais et au dédain du grand capitalisme d'Amsterdam pour les Belges. Pendant que la Hollande refusait de s'adapter au monde nouveau qui naissait, les Belges développaient et modernisaient leur industrie, profitaient des créations bancaires de Guillaume 1er et Anvers, libre, renaissait magnifiquement. Aussi les Belges supportaient-ils de plus en plus difficilement de jouer un rôle secondaire dans l'Etat. Le fossé se creusait toujours davantage entre les deux parties et, au cours des années 1829 et 1830, les froissements se multiplient. Le fameux message royal du 11 décembre 1829, ouvre les yeux à de nombreux Belges sur les intentions de Guillaume. Message anachronique dans un monde porté par une puissante vague de liberté, il proclame les droits quasi absolus du souverain. Guillaume 1er cimente lui-même le bloc de ses adversaires.
De plus, les dernières mesures politiques du roi sont prises dans une conjoncture économique défavorable. L'Europe, en effet, depuis 1811-1817 est entrée dans une phase de baisse des prix et elle y restera jusqu'au milieu du siècle. Il en résulte de pénibles conséquences pour les finances publiques et pour les entreprises privées. Cette Europe, d'autre part, s'industrialise, la mécanisation fait des progrès. Sur le Continent, c'est en Belgique que ces progrès sont les plus rapides. Les crises du capitalisme industriel et financier se succèdent à un rythme régulier. Après les années difficiles de reconversion qui ont suivi la fin des guerres napoléoniennes, l'économie anglaise a été secouée en 1825 et 1829 et les répercussions en ont été sévères de ce côté de la Manche. La guérison est lente et 1830 n'est une année de prospérité, ni en Grande-Bretagne, ni en France, ni aux Pays-Bas. Dans ce dernier pays, la politique royale de soutien de l'industrie novatrice a provoqué un développement trop rapide de l'appareil de production. En mars et en juin 1830, la place de Verviers est brutalement frappée: faillite de banquiers, d'industriels. A Liège, en juin, « les nouveaux malheurs survenus dans le commerce rendant l'argent rare », le banquier de Sauvage réduit ses crédits. Cockerill, au printemps, est pressé par ses créanciers et implore l'aide du gouvernement. Les grands fabricants de tapis Overman et Cie de Tournai réclament aussi du secours et, en juillet, les fabricants de cotonnades gantois s'inquiètent de l'accumulation de leurs stocks. Enfin, la Révolution parisienne du mois de juillet a provoqué un choc néfaste au commerce et la confiance disparaît. A ce ralentissement d'activité, au cours du printemps et de l'été 1830, s'ajoute l'effet d'une hausse cyclique du coût de la vie depuis 1824. L'indice des produits végétaux indigènes est passé à Anvers de 65 en 1824 à 113 en 1829 et à 122 en 1830. L'hectolitre de froment qui valait 5,43 florins en 1824, vaut 10,93 florins en 1830. Aussi le pain a quasi doublé de prix. L'indice des prix des mercuriales est passé de 64,2 en 1824 à 97,3 en 1829 et à 107,5 en 1830. En outre, « un hiver aussi rigoureux que prolongé est venu accabler une grande partie de la population, multiplier ses besoins et naturellement occasionner une grande cherté dans les objets de première nécessité ». (Exposé de la situation de la province de Brabant méridional, juin 1830).
Dans cette économie qui n'est point encore moderne, le coût élevé des céréales est dû à la médiocrité des récoltes. Il n'entraîne pas la prospérité de l'ensemble de la classe agricole, mais des seuls gros producteurs. Les journaliers et les petits cultivateurs ne profitent guère de ce renchérissement des céréales.
En 1830, enfin, la soudure fut difficile et l'appréhension d'une production insuffisante poussait les fermiers à dissimuler leurs réserves. Les premières évaluations étaient pessimistes et, dans les tout premiers jours de septembre, les autorités en Hesbaye, dans le Limbourg et le Luxembourg, ne cachaient pas les très mauvais résultats de la récolte.
Les salaires n'ont point suivi le mouvement de hausse du coût de la vie. En 1827, le tisserand verviétois gagne le même salaire qu'en 1820, 1,48 franc par jour, et c'est un haut salaire. Sa fille gagne 42 centimes et son fils 52. Une femme se plaint amèrement, en septembre 1828, de ne recevoir que 85 centimes par jour. Si le chômage vient réduire le salaire réel, on peut aisément comprendre le malaise profond de la classe ouvrière.
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Telle était l'atmosphère lorsque va éclater la nouvelle des « Trois Glorieuses ». Les réactions sont diverses.
Les libéraux sont ravis de la chute de Charles X, mais certains catholiques sont effrayés par la crise d'anticléricalisme qui secoue Paris, car l'exemple est contagieux et les liens avec la France sont nombreux. Les journaux français sont lus avec avidité et les contacts personnels entre certains hommes politiques des deux pays sont fréquents. Toutefois,il n'y a point imminence de crise révolutionnaire: Gendebien partira pour Paris le 21 août, chargé d'aviser ses amis français de la remise à plus tard de toute action violente. Cependant, le 25 août au soir, la représentation de la Muette de Portici, l'opéra d'Auber, est l'occasion d'une émeute. L'air, repris de la Marseillaise « Amour sacré de la Patrie » déchaîna l'enthousiasme dans la salle, tandis que sur la place de la Monnaie, la foule se massait. Déjà avant la fin du spectacle, un groupe se dirigea vers les bureaux du National, le journal exécré, rédigé par Libry-Bagnano, un homme fort méprisé. Quelques pierres furent lancées dans les vitres. Puis, renforcé, le groupe alla piller rue de la Madeleine, la maison particulière de ce scribe, ancien forçat. Celle du directeur de la police P. de Knyff est ravagée. Vers onze heures du soir, un autre groupe d'environ deux cents hommes bien armés, composé de gens du peuple, se dirigea vers l'hôtel du ministre de la Justice, Van Maanen, au Petit Sablon. Il commença par y démolir tout, méthodiquement, puis, à deux heures du matin, mit le feu à l'immeuble.
Des fusils, des sabres, des pistolets, des munitions avaient été enlevés de force chez des armuriers, chez des marchands de poudre, de plomb et de fer. D'autres armes furent arrachées à la maréchaussée, aux pompiers ou à des bourgeois. Les policiers et les gendarmes furent impuissants à rétablir l'ordre, tandis que de faibles détachements de troupe, grenadiers et chasseurs, -1200 hommes étaient cependant disponibles -patrouillèrent à partir de minuit, mais sans intervenir sur les lieux de pillages. A cinq heures du matin, des patrouilles et des groupes d'insurgés échangèrent des coups de feu. Puis, l'armée se concentra au Sablon et le 26 à midi, elle se retira à la place des Palais, tandis que les faibles effectifs laissés à la caserne des Annonciades et à la caserne Ste-Elisabeth furent désarmés par les émeutiers. Maîtres du centre de la ville, les mutins pillèrent au Grand Sablon la maison du généraI de Wauthier, commandant la Place, et, à huit heures du matin, un groupe de quatre cents hommes, drapeau rouge en tête, saccagea
l'hôtel du gouvernement provincial, rue du Chêne.
La Régence, c'est-à-dire l'autorité communale, (hormis le bourgmestre de Wellens, absent de la ville), le gouverneur de la province Van der Fosse, le directeur de la police et le commandant de la garde communale, réunis à l'hôtel de ville, donnèrent à la police des ordres qu'elle était incapable d'exécuter.
Déjà à six heures du matin, des bourgeois n'apercevant pas l'ombre d'un garde communal -la schutterij, la garde civique régulière de l'époque, récemment organisée, fonctionnait mal -avaient demandé des armes pour créer une garde et réclamé le retrait de l'armée afin d'éviter des frictions sanglantes entre le peuple et la troupe. L'autorisation leur fut accordée et le matin les premières patrouilles furent formées. Mais les bourgeois n'étaient pas en nombre et ils durent renoncer à disperser les attroupements. A trois heures de l'après-midi, sur la Grand'Place, Ducpétiaux attacha au réverbère placé au-dessus de la porte d'entrée de l'hôtel de ville un drapeau aux trois couleurs, rouge, jaune et noire, que Mme, Abts négociante du Marché-aux-Herbes -venait de confectionner en cousant des bandes de mérinos disposées horizontalement.
Pendant l'après-midi, dans des cabarets de la rue Haute, des meneurs instiguèrent des ouvriers, surtout des fileurs, à aller détruire, à l'exemple des Anglais de Manchester, les fabriques de la banlieue qui utilisaient des machines. A huit heures du soir, les fabriques de Rey et Bosdevex-Bal, à Forest, de Wilson à Uccle, industriels novateurs qui avaient installé des mécaniques, avaient été dévastées.
Mais le peuple était fatigué de ses longues courses et déjà des bourgeois avaient réussi à lui racheter ses armes. La nuit du 26 au 27 fut calme. Huit cents bourgeois montaient la garde. Le lendemain, le peuple, massé place Royale et place des Palais, menaça la troupe. Une intervention de la garde bourgeoise se termina par une fusillade: force resta à la garde. Dès ce moment, les attroupements cessèrent. La garde bourgeoise était maîtresse de la ville. Le commandement en chef en fut assuré par le baron Emmanuel Vanderlinden d'Hooghvorst. Un état-major fut constitué, un Conseil formé. Dans la ville, tous les insignes royaux avaient été brisés, les cocardes orange foulées aux pieds. Une « mauvaise farce d'écoliers » comme l'écrivit Gendebien avait donné le pouvoir à la garde bourgeoise.
Les bourgeois devenaient ainsi maîtres de la situation, mais bourgeoisie et peuple bruxellois étaient unis quand même dans la volonté d'empêcher l'entrée de nouvelles troupes. Le 28, l'annonce que des renforts sont arrivés à Vilvorde a excité la population bruxelloise. Le 31 août, les princes royaux envoyés par leur père pour rétablir l'ordre à la tête d'une armée imposante firent connaître leur intention d'entrer dans la ville avec leurs troupes et leur exigence de l'abandon par les bourgeois des drapeaux et des cocardes brabançonnes. Cette menace déchaîna le patriotisme. Bruxelles, toutes classes mêlées, s'apprêta au combat. Des barricades furent dressées, des arbres abattus. La garde fut mise sur un véritable pied de guerre. Le prince d'Orange céda aux supplications d'une seconde députation de notables et accepta d'entrer avec son seul état-major et sans troupe. Le lendemain, ler septembre, il fit donc son entrée dans la ville. Aux cris répétés de « vive la liberté» répondirent quelques « vive le roi ». Grand'Place, le bourgmestre lui adressa quelques mots, puis, au galop, le prince se rendit à son palais...
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L'occasion initiale, la Révolution de Juillet à Paris, est ainsi suivie, à moins d'un mois d'intervalle, de l'émeute bruxelloise. L 'allure de celle-ci fait réfléchir. Des étrangers ont participé aux bris de vitres, aux incendies, aux destructions. De l'argent a été distribué. Il y a eu des meneurs. Sont-ce des Français, voire des Anglais? Les témoignages sont imprécis et les enquêtes de police incomplètes. Faut-il admettre la thèse d'un policier hollandais, Audoor? Pour lui, tout aurait été soigneusement préparé, machiné, monté dans le détail. Ce seraient les bourgeois de Bruxelles qui auraient excité le peuple, auraient lâché la populace, pour avoir l'occasion de s'emparer du pouvoir réel dans la cité, d'évincer l'armée et la police. Cela nous paraît une explication a posteriori, car ces bourgeois craignaient réellement le peuple et étaient trop avisés pour jouer le rôle d'apprenti sorcier.
Le bris des machines, les « luddites » d'Uccle, de Forest, d'Anderlecht, sont le meilleur indice d'un malaise social. Dès avant la crise commerciale consécutive aux troubles politiques, les ouvriers avaient déjà attaqué les ateliers, mouvement spontané en grande partie, encore qu'il faille retenir l'intervention d'agents provocateurs.
A Verviers, le caractère social du mouvement révolutionnaire est évident. Depuis longtemps les ouvriers se plaignaient de la lourdeur des impôts de consommation et de l'introduction de nouvelles machines. Le 27 août au soir, les événements de Bruxelles furent connus et le lendemain la foule se porta devant l'hôtel de ville en criant « brisons les machines! » « à bas les employés du gouvernement! ». Un drapeau tricolore français fut planté sur le perron, des cris furent poussés « vive Napoléon! à bas Guillaume! ». Après qu'elle eut désarmé la garde communale, la foule envahit l'hôtel de ville, s'empara des armes entreposées dans les greniers, puis se dirigea vers les maisons des agents des contributions et des accises qu'elle pilla. La maison du notaire Lys fut saccagée. Le lendemain, les mutins voulurent incendier le Montde-Piété et clamèrent leur intention de se rendre dans les fabriques. D'autres allèrent dans la banlieue et y pillèrent les demeures des agents du fisc et les boulangeries. Pour calmer la masse déchaînée, le président de la « Commission de sûreté », qui avait remplacé l'autorité communale débordée, promit la remise au peuple des machines à tondre, une baisse du prix du pain de dix cents et la restitution gratuite par le Mont-de-Piété, de tous les objets garantissant des prêts inférieurs à dix florins.
Le 30 août, le Pays de Herve fut sillonné de bandes de pillards qui ramenèrent triomphalement à Verviers des charrettes de blé. Partout, ces insurgés arboraient les couleurs françaises, lacéraient les couleurs hollandaises, brisaient les armes royales. A Verviers, les officiers de la garde urbaine, constituée pour rétablir l'ordre, portaient une ceinture aux couleurs françaises, les gardes une cocarde et les onze postes de garde étaient ornés d'un drapeau français.
Les Verviétois furent imités par les ouvriers d'Aix-Ia-Chapelle qui détruisirent les machines chez Nélissen, fabricant de drap et pillèrent la maison de James Cockerill. A Dusseldorf on assista aussi à une explosion de rage populaire. A Lierre encore, chez Van den Berghe de Heyder, grand imprimeur de cotonnades, les ouvriers s'agitèrent à la fin d'août. Des bruits de pillage dans des fabriques d'Eindhoven et de Tilburg, qui circulèrent à la même époque, témoignent, quoique erronés, de l'agitation sociale. Rappelons qu'à Paris, l'agitation ouvrière n'a pas cessé au cours de l'été 1830.
Il y a donc un mouvement prolétarien, qui trouve l'occasion de son déclenchement dans des faits politiques: c'est à Bruxelles, le 25 août, que l'étincelle a jailli et c'est de là que l'explosion a gagné de proche en proche. Au surplus, certains avaient sans doute quelque avantage à ces désordres. Des agents provocateurs voulaient effrayer les bourgeois et les exciter à une répression de l'élan populaire, tandis que, nous dit Gendebien, « des intrigants laissèrent faire, pour masquer une onzième ou douzième faillite; on vit des industriels indiquer à leurs propres ouvriers les pièces de leurs machines à briser afin d'arrêter momentanément leur marche et légitimer la suspension des travaux et des paiements ». Enfin, à Bruxelles comme à Paris, on accusa des agents anglais d'avoir poussé à la destruction des machines par avidité et mercantilisme.
Ce mouvement social est violent, mais sans lendemain. Car les possédants ont pris peur. « Toute la propriété était menacée, elle a dû s'armer pour se soustraire aux suites funestes de l'effervescence populaire », écrivait le journaliste Levae à son ami de Potter, le 4 septembre. A Bruxelles, la bourgeoisie a désarmé le peuple et rétabli l’ordre. A Bruges, à Verviers, elle agit de même. Partout où l'ordre est menacé, des gardes bourgeoises sont constituées. Il est frappant de constater, dans la première semaine qui a suivi l'émeute de Bruxelles, l'identitédes réactions bourgeoises dans les différentes villes. Aux mouvements populaires désordonnés, dont les buts sont immédiats (relèvement des salaires, demande de travail, suppression d'impôts sur les produits alimentaires) répondent la constitution de gardes bourgeoises et la satisfaction partielle, dans les limites du possible, des revendications de la masse par la mise en chantIer de travaux publics, la fixation d’un maximum du prix du pain et l'abolition des impôts communaux sur l'abattage. A Verviers, l'arrêt momentané de certaines machines est même ordonné.
Le comte de Mercy-Argenteau retiré dans son château, décrit bien au chef du Cabinet du roi, Hofmann, le 31 août 1830, les convulsions sociales dans les centres industriels avec leurs répercussions dans la grande banlieue: « Pour comble d'adversité, le besoin de pain se fait sentir. Une multitude d'ouvriers est sans travail à Verviers. A l'heure où je vous écris deux à trois mille gens sont sur les quais de 'Liège criant pour du pain et repoussant si bien les forces armées que la régence a dû baisser le prix de 28 à 20 cents par carte à délivrer par le comité de secours. Verviers est dans un état épouvantable, les campagnes environnantes de même. On s'arme dans cette ville pour la défense autant qu'on le peut; à Herve, à Battice, à Dison on pille. Un seul moment de confusion ou de relâche dans l'activité des gardes amènerait d'épouvantables catastrophes à Liège ».
* * *
Les événements qui ont suivi la représentation de la Muette de Portici à Bruxelles, sitôt connus dans les provinces, ont donc provoqué des remous. Dans de nombreuses villes, des gardes sont constituées. Des organismes nouveaux sont créés: des « Commissions de sûreté », corps municipaux, que les autorités régulières appellent à l'existence ou tolèrent. A Liège, Huy, Thuin, Dinant, Ciney, toutes bonnes villes de l'ancienne principauté de Liège, le drapeau
liégeois jaune et rouge est arboré. Mais l'esprit local triomphe à Verviers où ce sont le vert et le blanc qui, le 30 août, remplacent les couleurs françaises, symbole à la fois de libertépolitique, de sympathie française et d'aspirations sociales.
A Liège, le 26 et le 27 août, à Verviers, lors des troubles, la Marseillaise a été chantée par le peuple comme elle l'a été à Aix-la-Chapelle où le drapeau tricolore avait été également hissé. A Bruxelles, le drapeau français a été remplacé par le drapeau brabançon, appelé dès lors à une singulière fortune. Les couleurs des anciens Etats Belgiques sont adoptées par la garde et la population bruxelloises et imposées au prince d'Orange. Les couleurs de la ville de Bruxelles qu'on avait aussi arborées ont été abandonnées. Signe de ralliement des opposants au gouvernement de Guillaume 1er, les drapeaux brabançons rouge, jaune et noir sont hissés à Louvain, Nivelles, Namur, dans le Brabant wallon, en Hainaut, dans le Luxembourg et dans plusieurs villes des Flandres, à Ninove, Grammont, Courtrai, Wervicq, Harlebeke; mais en Flandre orientale, elles sont traquées par la police énergique du très ferme gouverneur Van Doorn.
Un drapeau, c'est un signe extérieur d'une importance capitale. Les autorité légales en sont pleinement conscientes. Pendant les entretiens qui précèdent l'entrée du prince héritier à Bruxelles le 1er septembre, la question des drapeaux et des cocardes tricolores est à la base des discussions et, au cours du mois de septembre, la chasse à ces emblèmes, organisée par les ministériels dans les centres où ils ont conservé la haute main, est aussi significative.
Un drapeau, des drapeaux plutôt, voilà le signe de ralliement de beaucoup d'habitants des provinces méridionales. Ont-ils un programme? A Liège, dès le 27 août, une députation est chargée de demander au roi le redressement des griefs, clairement exposés dans une remarquable pétition remise à la « Commission de sûreté » le 27 dans l'après-midi et que cette nouvelle autorité, créée par le gouverneur de la province, a adoptée. Le problème capital des rapports entre le roi et ses ministres préoccupe les Liégeois. « Nos réclamations en peu de mots les voici: Changement complet du système suivi jusqu'à présent; exécution franche de la loi fondamentale. Renvoi du ministère antipopulaire, dont les actes ont spécialement frappé la Belgique. Son remplacement par des hommes qui sachent enfin concilier les intérêts de toutes les provinces du royaume; qui acceptent, telle qu'elle doit l'être, sous un gouvernement représentatif, la responsabilité pleine et entière de leurs actes, seul moyen de retenir intact le principe de l'inviolabilité du Roi. L'organisation de la responsabilité ministérielle par une loi spéciale. Répudiation complète et sincère du système spécialement consacré dans le funeste message du 11 décembre 1829 ». Les Liégeois réclament en outre le jury en matières criminelles et surtout dans les procès de presse et autres procès politiques, la liberté entière de la presse et un nouveau système électoral. Mais ils veulent encore: « la liberté illimitée de l'enseignement consacrée par une loi », et une « loi consacrant la liberté du langage en toutes matières administratives et judiciaires ». Ils exigent des réformes économiques: l'abolition du million de l'industrie, la diminution des impôts et l'économie dans les traitements des fonctionnaires publics. Ils font valoir aussi des revendications nettement nationales, l'établissement de la Haute Cour dans une des villes de Belgique, la répartition égale des emplois publics entre le Nord et le Sud. La convocation immédiate des Etats-Généraux -que le roi
d'ailleurs a décidée le 28 -permettrait la réalisation de ce programme.
A Bruxelles, les bourgeois réunis et armés dans une garde qui a rétabli l'ordre et sur qui repose le maintien de la tranquillité publique, formulent eux aussi des revendications politiques. Elles sont énumérées d'une manière concise pour frapper le peuple dans un tract répandu par le Courrier des Pays-Bas que l'on trouve dans les corps de garde dès le 28 au matin. Ce document est moins complet que la pétition liégeoise. Il n'y est point question de liberté de l'enseignement, ni des langues. Mais des soucis immédiats apparaissent: soucis d'ordre politique, (cessation des poursuites intentées aux écrivains libéraux, annulation des condamnations en matière politique), et d'ordre social, (demande de suspension provisoire de l'abattage, distribution à tous les ouvriers infortunés de pain pour subvenir à leurs besoins jusqu'à ce qu'ils puissent reprendre leurs travaux). Le soir du 28, une assemblée de notables bruxellois a envoyé au roi une délégation pour lui exposer ses griefs. La pétition liégeoise, un vrai modèle, sera copiée par les bourgeoisies d'autres villes qui feront parvenir au souverain des adresses fermes et respectueuses.
Le meilleur moyen d'assurer le triomphe des libertés est évidemment de régler entre Belges seuls les problèmes politiques. La séparation apparaît vite comme le but dont la réalisation assurera les libertés essentielles. C'est de Paris, semble-t-il, que l'idée de séparation est venue. Le 29 août, Tielemans, un des exilés, parle déjà dans une lettre à son ami de Gamond « de gouvernement provisoire, de Belgique entièrement séparée, entièrement indépendante de la Hollande et gouvernée d'après une constitution qui lui convienne et qu'elle ait librement faite ou acceptée ». Deux jours plus tard, de Potter s'exprime très nettement dans une missive à ses amis de Bruxelles, Gendebien et Van de Weyer : « Pourquoi ne voulez-vous pas la séparation parlementaire et administrative de la Hollande dans laquelle se trouve nécessairement tout ce que vous demandez? » S'il faut en croire Gendebien, il aurait préconisé la séparation dans une entrevue confiante avec le prince d'Orange, le 1er septembre au soir. Mais le prince, le lendemain, ne songeait encore qu'à la démission de Van Maanen.
Le 2 septembre, quatre députés aux Etats Généraux, le comte de Celles, Charles Le Hon, François de Langhe, Charles de Brouckère, revenus de Paris où ils avaient vu les bannis et où ils avaient été électrisés au contact des vainqueurs de Juillet, en discutent avec Gendebien. Admis auprès du prince d'Orange le 3 au matin, Charles de Brouckère lui déclara que ses collègues partageaient l'idée qu'une séparation entre les parties septentrionale et méridionale du royaume était devenue nécessaire et que la démission du ministre Van Maanen n'était plus regardée comme suffisante pour calmer les esprits. Le ministre van Gobbelschroy vint confirmer ce fait au prince. La commission constituée par celui-ci le 1er septembre et présidée par le duc d'Ursel était réunie à ce moment au palais. Elle émit le voeu que pareille séparation pût être effectuée. Entretemps, le commandant et les chefs de section de la garde bourgeoise s'étaient assemblés au palais du prince d'Orange et ils manifestèrent aussi le désir de séparation, tout en acceptant la souveraineté de la dynastie des Nassau. Ils se prononcèrent en même temps avec force contre une réunion à la France.
Le prince exprima la crainte que les formes prescrites par la Loi fondamentale n'empêchassent le roi de donner à l'égard de la séparation une réponse positive, mais il se déclara prêt à appuyer sincèrement les voeux émis, en même temps qu'il acceptait la retraite en dehors de la ville des troupes qui bivouaquaient Place des Palais et dans les cours intérieures du palais depuis le 26 août.
Si la formule de la séparation « sous les rapports législatifs, administratifs et financiers» rallia beaucoup de Belges, elle eut cependant des adversaires farouches: les ministériels, magistrats, fonctionnaires et les amis du pouvoir, certains industriels et hommes d'affaires qui avaient trop reçu du régime pour ne point souhaiter qu'il durât. Dans les centres commerciaux comme Anvers, le projet de séparation est mal accueilli et une pétition se couvre de centaines de signatures de négociants, de propriétaires et de bourgeois, les 8, 9 et 10 septembre. La Chambre de commerce, le 11, proteste également contre ce voeu, tandis que la Régence appuye la requête des habitants. « Messieurs, du commerce et de l'industrie ont peur que le divorce accompli, les Hollandais ne mettent l'Escaut en bouteilles », écrivait le professeur Ph. Lesbroussart le 9 septembre. Gand proteste également et à Liège, à Bruxelles, à Mons, il y a des grands bourgeois qui verraient avec rage l'effondrement du royaume. Il en est aussi qui sans être « orangistes », le premier moment d'enthousiasme passé, réfléchissent aux inconvénients de briser une unité économique qui n'a pas été sans avantages. Et la perte du marché des Indes rend songeurs les gens pondérés. Le 5 septembre, une séparation obtenue par les voies légales satisferait la grande majorité des opposants. Mais comme ces Belges craignent une action énergique de l'armée royale, un retour brusque des troupes qui anéantirait tout espoir de voir accepter par le souverain le moindre changement, ils veulent rester armés. Ainsi la garde bourgeoise, à l'origine rempart de l'ordre, est devenue le bastion de la liberté. Cette attitude est strictement défensive. Si l'armée royale ne tente pas de rentrer dans la capitale, les chefs de la garde ne recourront pas aux armes. Cependant, il faut mettre la ville à l'abri d'un coup de main, car « la méfiance est mère de la sûreté ». Les ingénieurs Roget et Teichmann font élever des barricades. Le 8, une commission de défense, chargée de la direction des travaux militaires, est créée par l'état-major et le Conseil de la garde bourgeoise.
Puisqu'on reste sous les armes pour éviter la terrible éventualité d'une « agression » royale que font présager les articles violents de la presse hollandaise et les mouvements de troupes, car la concentration de l'armée du prince Frédéric se prépare minutieusement, ne convient-il pas de renforcer l'armature militaire de cette garde? Ainsi, insensiblement, à l'état major et au Conseil de la garde bourgeoise, certains songent à l'organisation d'une véritable petite armée. Le besoin d'hommes, de fonds, d'armes, exige l'établissement de relations avec les autres villes. La ligne Louvain-Liège est capitale pour la fourniture des armes. Liège est un des grands centres de l'armurerie en Europe; le gouverneur de la province Sandberg y évalue à cent mille les armes disponibles. Grâce au travail des ouvriers liégeois, maîtres en art de tourner les canons, les sarraus bleus ne devront point se battre avec des piques comme leurs frères polonais, quelques mois plus tard.
Le peuple de Louvain a chassé la garnison le 2 septembre et le rideau des troupes du général Cort-Heyligers, installé le 11 septembre, ne coupe pas complètement les communications. Dès le 7 septembre Charles Rogier et Florent de Bosse de Villenfagne sont entrés à Bruxelles à la tête du principal contingent de volontaires liégeois fort de 250 hommes. Des petits groupes d'hommes décidés de Namur, de Tournai, d'Alost, de Roulers (la troupe Rodenbach), des isolés de divers endroits sont aussi accourus.
Ainsi se constitue un noyau d'hommes armés. Ce sont des gens souvent démunis d'argent et la ville de Bruxelles doit les nourrir. Ils ont des chefs qui veulent parfaire l'équipement et l'armement de leurs hommes. Et où trouver les fonds nécessaires, sinon dans un renversement radical des institutions? Il faut se rendre maître des caisses publiques, ou du moins exiger la libre disposition des recettes de l'Etat, de la Province et de la Ville. Une tendance révolutionnaire se dessine donc nettement.
Le Conseil de Régence, à l'hôtel de ville, est évidemment effrayé de la tournure des choses. Mais il est impuissant et son pouvoir disparaît en fait. La « Commission de sûreté» formée le 11 septembre et où siègent Van de Weyer, Gendebien, Félix de Mérode, Rouppe et F. Meeus le remplace. Ce n'est pas un Gouvernement provisoire. Organisme bruxellois, cette Commission de sûreté n'a qu'un mandat limité: maintenir la dynastie, l'ordre public et défendre le voeu de séparation. Mais ses efforts furent médiocres et Gendebien se plaignit amèrement de son inertie.
Quant aux députés aux Etats-Généraux, convoqués à La Haye pour la session extraordinaire qui doit s'ouvrir le 13 septembre, ils ont, après hésitation, décidé de répondre à l'appel du roi. Leur absence de Belgique dans ces semaines agitées prive l'opposition de conseillers avisés. Avant leur départ, certains ont manifesté sans ambiguïté leurs sentiments patriotiques, tels le baron de Stassart, mais d'autres sont plus timides et Raikem, le 26 août, dans une lettre au gouverneur Sandberg, affirmait clairement ses sentiments parfaitement royalistes. Leur départ pour La Haye a d'ailleurs donné lieu à de très vifs débats et les extrémistes leur reprochèrent amèrement leur soumission au roi. Ces hommes mûrs, sages et prudents, décidèrent de se rendre à La Haye pour y faire triompher par les voies légales la séparation. Ils n'étaient pas du parti de l'aventure.
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Parmi les leaders patriotes, on compte principalement des avocats et des journalistes, rédacteurs des feuilles de l'opposition. Lesbroussart, Van Meenen, Jottrand, P. Claes, Ducpétiaux, Van de Weyer, J.-B. Nothomb, collaborateurs du Courrier des Pays-Bas, Levae du Belge, Lebeau et les frères Rogier, du Politique, D. Stas et Kersten du Courrier de la Meuse, Van Meenen, d'Elhoungne et Roussel du Journal de Louvain, Beaucarne du Catholique des PaysBas, l'abbé Buelens de l'Antwerpenaer, Barthélemy du Mortier du Courrier de l'Escaut, Braas et Lelièvre du Courrier de la Sambre sont les adversaires intelligents et tenaces du gouvernement. Sont-ce là les hommes qui ont préparé l'émeute du 25 août? Il ne semble pas. Jean-Baptiste Nothomb, collaborateur du Courrier des Pays-Bas, est parti en vacances à la mi-août pour Pétange, après avoir écrit son bel article du 9 sur la responsabilité ministérielle, et les autres rédacteurs ont été surpris par l'événement. Le 14 et le 15 août, Gendebien et Van de Weyer avaient participé à des conversations secrètes avec des confrères, mais rien n'y avait été décidé. Cependant ces hommes ont su tout de suite tirer parti des événements. L'occasion était trop belle pour ne pas la saisir. Leurs journaux deviennent les organes du séparatisme et le ton des articles hausse singulièrement. Que surviennent, cependant, les grenadiers du roi et leur situation deviendrait périlleuse. Aussi, certains restent prudents. L'attitude de Jottrand et de Claes, les 13 et 14 septembre à Bruxelles, lors des discussions à l'hôtel de ville sur le projet de formation d'un Gouvernement provisoire, est significative: ils s'opposent à la constitution immédiate d'un tel organisme. Charles Rogier est plus avancé. Il est poussé par ses volontaires et à Bruxelles, il fait figure d'homme d'avant-garde. Quant à Van de Weyer, installé à la Commission de sûreté, il manifeste déjà ses talents de diplomate, mesuré et réservé.
On retrouve donc, parmi les chefs du mouvement, les journalistes qui n'ont pas ménagé les coups au gouvernement de Guillaume 1er depuis 1828. A eux se sont joints des avocats (à Liège, par exemple, Edouard Vercken, A. Bavet, Muller, Wauters), des notaires(Delmotte à Mons, Adolphe Jottrand à Genappe, Lefebvre à Mariembourg), des rentiers, des industriels.
D'anciens militaires qui se sont déjà signalés dans les campagnes de l'Empire ou qui ont servi sous Guillaume 1er, mais ont été découragés par un avancement trop lent, les hauts grades étant réservés aux Hollandais, sont aux postes de commande de la garde. Pletinckx, lieutenant colonel de la garde bourgeoise, est un ancien capitaine de l'armée des Pays-Bas. Dégoûté de l'accueil qu'il reçut en 1827, à son retour de la colonie, il avait démissionné. Aujourd'hui, il brûle d'une ardeur étonnante d'en découdre avec l'armée de Frédéric. Joseph Fleury-Duray, major de la garde bourgeoise, avait servi l'armée de 1819 à 1822. Le comte Van der Meere, autre major de la garde, avait été capitaine aide de camp du général Van Geen, tandis que le major Vander Smissen, commandant en second la garde bourgeoise, avait fait la campagne de Russie et commandait l'artillerie de la 3e division sous Chassé à Waterloo.
Fait remarquable, ces hommes sont jeunes: Charles Rogier a vingt-sept ans, Sylvain Van de Weyer vingt-huit, Félix de Mérode trente-neuf ans. Alexandre Gendebien a quarante et un ans mais un enthousiasme juvénile. Dans l'équipe du Politique, Firmin Rogier est l'aîné et il a trente-neuf ans, Paul Devaux vingt-neuf, Henri Lignac trente-trois. Jean-Baptiste Nothomb a vingt-cinq ans, le comte Van der Meere trente-trois ans, Joseph Pletinckx trente-trois, Joseph Fleury-Duray vingt-neuf, Bruno Renard de Tournay vingt-six et Félix Chazal vingt-deux.
En général, les patriotes investis par les circonstances de graves responsabilités ne songent pas encore à une rupture décisive, à une véritable révolution. Ils restent sur la défensive. Mais il y a aussi les partisans des solutions extrêmes. Ce sont des têtes chaudes, des aventuriers. Excités par le succès des révolutionnaires parisiens, ils désirent se battre. Ils sont sûrs de vaincre les troupes hollandaises. Par la force, ils veulent arracher l'indépendance nationale. Ce sont souvent des personnages étranges, pittoresques, quelquefois de véritables énergumènes, qui se battront bravement à l'heure du combat. Hissés sur le pavois, ils en retomberont vite. De ces « éphémères de la révolution », selon l'exacte expression de Louis Leconte, l'histoire a surtout retenu les noms de Van Halen, Stieldorff, Ernest Grégoire, Borremans, Mellinet. Ils n'ont pas peur d'exposer leur vie. Dès le début, ils sont de tous les coups durs. Ils s'affairent dans les sections de la garde, s'occupent d'armement, de formation de corps francs. Ils organisent des sorties de Bruxelles vers les avant-postes ennemis, car pour eux l'armée du roi, est une armée hollandaise, une armée ennemie. A leurs yeux la guerre a commencé. Il faut transformer Bruxelles en un camp retranché, multiplier les barricades, armer le peuple, constituer un véritable arsenal. Ils s'appuyent sur les volontaires arrivés de province, qui constitueront les cadres de vraies troupes de choc. Enfin, dans la population bruxelloise, les extrémistes trouvent une aide précieuse. Le bas peuple de Bruxelles est résolu à empêcher coûte que coûte la soumission de sa ville. Le petit bourgeois partage aussi ce sentiment. Une véritable passion animera ces hommes à l'heure de la lutte; cette masse bruxelloise s'emparera de l'hôtel de ville le 19 septembre et formera la grosse majorité des combattants des «journées ».
Il y a aussi le groupe pro-français: le comte de Celles, beau-frère du général Gérard et le baron de Stassart, anciens préfets de Napoléon, ainsi que Alexandre Gendebien, s'y distinguent. Ces hommes soulevés par la victoire bourgeoise à Paris, veulent-ils la réunion à la France? Comme Cartwright, le chargé d'affaires anglais à Bruxelles, l'écrira à son gouvernement, le 4 octobre 1830, il y a un parti français qui souhaite, sinon la réunion à la France, c'est-à-dire le retour au statut diplomatique de 1795-1815, du moins une dépendance de fait des provinces belges, une suzeraineté française par la présence sur le trône, à Bruxelles, d'un prince de la maison d'Orléans.
En août, le comte de Celles, accompagné de trois autres députés, est allé à Paris. Gendebien, le 21, s'apprêtait à s'y rendre. Mais les conseils de prudence donnés dans les milieux gouvernementaux les ont calmés. Sans doute, le parti du mouvement, les sociétés populaires parisiennes, sont décidées à porter secours aux insurgés belges, mais leur aide, nous le verrons, ne viendra qu'assez tard. Il était normal, d'ailleurs, que des Belges aient regardé avec anxiétévers Paris, tourné les yeux vers le nouveau gouvernement français, car, dans la conjoncture internationale, c'était de là que pouvait venir à l'époque le seul appui.
Les partisans de la France sont nombreux dans certains milieux industriels. A Verviers, par exemple, ils seront longtemps influents. Mais c'est après octobre seulement, en hommes d'affaires avisés, qu'ils révéleront leurs opinions. De même chez les politiques, il faut bien distinguer les véritables partisans de la France, des Belges qui se résigneraient, faute d'indépendance nationale dans l'Europe de 1830, à passer sous la coupe française plutôt que de retomber sous la domination de Guillaume 1er et de Van Maanen.
En septembre 1830, dans cette période confuse que nous cherchons à éclairer, ceux-là même qui passent pour les partisans les plus dévoués du rattachement à la France, se contentent de travailler avec leurs collègues des Etats-Généraux ou des Commissions de sûreté en vue de réaliser la séparation. Peut-être n'est elle à leurs yeux que la première étape de la fusion avec la France? En tout cas, dans le présent, ils joignent leurs efforts à ceux des Belges qui veulent se séparer des Hollandais pour obtenir dans l'ensemble des Pays-Bas les libertés nécessaires.
Les efforts des agents français en vue de déclencher un mouvement de réunion à la France n'ont pas eu grand succès. Les drapeaux français n'ont pas longtemps flotté dans les villes insurgées et les traces de souhaits de réunion ont disparu. Mais chaque fois que l'avenir redevenait incertain, la tendance française reprenait force. Ainsi, lorsque le peuple à Bruxelles a connu la proclamation royale du 5 septembre, qui ne redressait immédiatement aucun des griefs, le gouverneur du Brabant écrira: « on parle assez ouvertement d'appeler le duc de Nemours, second fils du duc d'Orléans Louis-Philippe, au trône de la Belgique. On voit, dit-on, le ruban tricolore français remplacer les couleurs brabançonnes que beaucoup de Belges commencent à abandonner », tandis qu'à Liège, au 10 septembre, le gouverneur Sandberg constate : « qu'il y a évidemment un parti qui pousse vers la France: l'insubordination de l'armée française est pour beaucoup là dedans, cela nourrit les espérances et un lieutenant en garnison à Givet écrit à son frère ici, que les soldats veulent à toute force marcher sur la Belgique ». Le 8 septembre, d'ailleurs, le Politique a fait paraître un article sur la possibilité d'une réunion à la France. C'est une menace non déguisée au gouvernement, au cas où il résisterait.
A l'action des journalistes et des extrémistes, aux manceuvres du parti français, s'opposent les forces de résistance au mouvement révolutionnaire. De plus, à la mi-septembre, la majorité des adversaires du roi ne rêve encore que de séparation et non de renversement de la dynastie. C'est le roi qui par son recours à la force va provoquer la rupture, déclencher la révolution.
Voir aussi:
Histoire de la révolution belge chapitre 1:
Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre 2: Du côté de La Haye
Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre3: Les divisions dans les camps des patriotes
Histoire de la révolution belge de 1830 -Chapitre 4: Le glas du régime
Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 5: L'aube d'un Etat
Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 6: Le soulèvement national
Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 7: La Révolution et l'Europe
Histoire de la révolution blege Chapitre 8: Conculsion