Monsieur Letordu
de Antonia Iliescu
Après deux petites cuillères de crème brûlée, Dora se remit à écrire. Elle devait présenter le lendemain son travail pour la revue et s’était redue compte qu’elle avait oublié une chose très importante.
« Petite flûte. „Comment vas-tu, Petite Flûte ?” „Dis, elles sont en quoi les rubans de tes tresses ?” „En viscose.” „Et où fabrique-t-on la viscose, en Roumanie ?” „ A Cisnadie, à...” „ Mais ton uniforme, de quel matériel est-il fait ?” „ Il est fait en étoffe.” „ Quels sont les principaux centres textiles du pays où l’on fabrique de l’étoffe ?” Je commence à les enfiler un après l’autre, en montrant du bout du bâton, leur place sur la carte. Le brouillard se dissipe, mes yeux voient plus clair et la peur relâche son étreinte.
Le ton doux de la voix de monsieur Letordu était une chose inhabituelle pour lui. Il jouissait d’une sacrée réputation parmi les élèves de l’école, depuis des générations et des générations. « Es-tu déjà en deuxième secondaire ? Alors tu auras Letordu comme prof de géographie. Si t’as les nerfs solides, pas de problème. » C’était un petit homme d’un mètre et demi. Il était mince et son visage était tordu par un éclat d’obus égaré dans une tranchée, pendant la deuxième guerre mondiale. Pourtant monsieur Letordu était « la terreur » de l’école. Quand il faisait son apparition dans le couloir, nous fuyions à qui mieux, mieux pour nous cacher derrière les bancs, en nous faisant tout petits derrière le collègue assis dans le banc en face.
Je l’ai eu aussi comme prof de géographie, pendant 5 ans. Dès les premières heures j’ai eu un tragique conflit avec cet homme qui semait la terreur alentour. Après avoir eu un 10 je me suis reposée sur mes lauriers ; plus de trois quarts de ma classe n’avaient pas encore la première note, tel qu’après un calcul je me suis dit que je pouvais rester tranquille, sans étudier au moins pendant deux semaines. Mais monsieur Letordu avait ses méthodes et je ne les connaissais pas.
La deuxième heure de géographie, il entre dans la classe, l’immense registre sous le bras. Il le pose sur la chaire et il l’ouvre au hasard. Nos cœurs arrêtent de battre. Il revient une page en arrière et suit de ses yeux son index qui descend sur la feuille. Après un certain temps, son index ne bouge plus, ni les yeux de monsieur Letordu. C’est fini. Il a choisi ! “Voyons ce qu’il en est de ces bons élèves, ceux qui ont des 10 sur 10... « Qu’Antoniou Dora vienne au tableau ! » « C’est impossible ! C’est une erreur ! J’ai déjà une note, une bonne note ; il ne peut pas me faire ça ! » - me dis-je en me levant péniblement de mon banc et en me dirigeant avec des pas hésitants vers la carte. Il me demande quels sont les sommets des Carpates Orientales. Je me tais. Monsieur Letordu commence à crier : « Drôle de bon élève de 10 sur 10 ! Qu’est-ce qu’il y avait dans ta tête, que si tu avais obtenu un 10 tu pourras dormir tranquille tout le trimestre ?! Voilà, je t’ai eu ! Tu te croyais protégée, hein ? Je te donne un trois sur dix ! Même pas, je te donne un deux sur dix, pour que tu te rappelle qu’une bonne note oblige l’élève à étudier en permanence. Honte à toi, d’autant plus qu’aux autres matières, tu n’as que des 10 sur 10. A partir de maintenant, je vais t’interroger chaque fois, jusqu’à la fin de l’année ». Monsieur Letordu a tenu sa parole.
- Qu’Antoniou Dora vienne ici, devant la carte ! J’espère que tu as étudié la leçon, sinon tu auras un deux sur dix.
Malgré le fait que je savais la leçon par cœur, je ne fus pas capable d’articuler la moindre syllabe. Mon amnésie était devenue chronique avec le temps. Je me dirigeais vers la carte et après une minute je revenais dans mon banc, sans avoir prononcé un seul mot. Et c’est ainsi que la colonne « géographie » du registre s’est vite remplie de notes de 2. Il y en avait par dizaines, elles n’avaient plus de place sous la rubrique et monsieur Letordu avait attaché une feuille volante. Cette chose ne pouvait pas passer inaperçue dans la salle des professeurs. « Elle est parmi les meilleurs élèves de la classe. Regardez ! Dix sur dix en mathématiques, dix sur dix en langue roumaine, dix sur dix en histoire… Partout que des dix sur dix ! Uniquement en géographie elle a un seul dix et après que des notes de 2 ! » - a dit le titulaire lors du conseil de classe. On a fait aussi une enquête parmi les élèves. « Elle connait les leçons par cœur, M’dame ! Nous répétons ensemble avant chaque heure de géo ! On ne sait pas pourquoi elle refuse de répondre quand monsieur Letordu lui pose des questions… » - disaient mes collègues.
Je ne sais pas ce que le titulaire a dit à monsieur Letordu. L’enquête avait révélé un blocage psychique qui me tenait la bouche soudée. Mes collègues ont dit la pure vérité : j’étais terrorisée de peur. Encore un coup sur la table d’échec et monsieur Letordu allait subir une « mutation ». Petite flûte…
*
Le concours culturel entre écoles a eu lieu. Je chantais en tant que soliste, dans le cadre de ce spectacle organisé par les professeurs de musique de l’école. J’ai chanté une chanson folklorique « Joue, frère, de ta flûte ». Monsieur Letordu était parmi les spectateurs, au premier rang. J’ai fait mon entrée timidement mais décidée. L’honneur de mon école était en jeu. J’ai très bien chanté, oui, très bien. Le déluge d’applaudissements m’a transportée. Pour monsieur Letordu, tellement fier de moi, la chaise était devenue soudainement trop étroite.
A la première heure de géographie après le spectacle il avait complètement changé d’attitude.
- Nous avons ici, dans cette classe, une petite flûte. Mais une vivante, en chair et en os. Voyons si notre Petite flûte a étudié pour aujourd’hui. Qu’elle vienne ici, cette Petite flûte (il me regardait). Allez, joue Petite flûte, quelle est la leçon d’aujourd’hui ?
Je me mets debout. « Moi ? » « Oui, oui, toi. Viens ici au tableau, Petite flûte ! » Les genoux tremblant, je me dirige vers la carte. « Dis-moi, Petite flûte, de quelle matière sont faits les bancs ? » « Ils sont en bois ». « Où avons-nous des centres pour l’usinage du bois, à travers le pays ? »
C’est comme ça que je suis devenue bonne amie avec monsieur Letordu. Les réponses venaient fluides, sans effort. Tout le savoir était là, dans ma tête et le ton doux et amical du professeur m’aidait à répondre correctement aux questions. Monsieur Letordu avait beaucoup changé depuis ce conflit qui était devenu avec le temps source infinie d’amour. Nous nous envoyions des vœux à Noël et à l’occasion du Nouvel An. Nous nous envoyions des salutations de vacances. Le cours de géographie m’était devenu le plus cher de tous les cours. Monsieur Letordu avait changé et nous, les élèves qui l’avons eu comme professeur dans les années suivantes, nous n’étions ni effrayés ni pleins de haine. Il était un homme comme nous et lui, il avait compris que nous aussi nous étions des hommes comme lui.
Toute cette métamorphose, avec ses effets réciproques, fut possible uniquement à travers l’amour. Mais pour arriver à la source claire de l’amour, je dus descendre d’abord dans le noyau de feu de la terre. Le vitriol avait brûlé en moi la peur et la haine, tandis qu’en lui, il avait brûlé l’intolérance. »
(fragment de "Dora-Dor ou le chemin entre deux portes" de Antonia Iliescu -- Kogaiön Editions, 2006)