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quatre (1)

L'échelle à quatre marches

L’échelle à quatre marches

          Honorin avait fait un rêve. Un homme à barbiche, un œil fermé (le gauche), lui disait d’aller au grenier chercher le coffre de son oncle défunt. Quand il se réveilla…             
          Le jeune astrophysicien était le seul survivant d’une longue lignée d’alchimistes. Voici une dizaine d’années, après l’héritage de son oncle (descendant d’Altus) il avait vendu le château et le mobilier et mis le coffre en lieu sûr. « Tout ce qu’il y a dedans vaut de l’or » lui avait dit son oncle avant de s’en aller. Mais il l’avait laissé dormir sans même y jeter un regard, car pour lui l’or était ailleurs.            
          À quatre heures du matin il était debout. Il monta au grenier et trouva la malle, intacte après tant d’années. Impatient d’examiner le trésor, il prit pieusement les objets un par un et les rangea sur sa table de travail couverte d’une nappe fleurie, de couleur sombre. Vêtu de son peignoir raccommodé, Honorin regardait à travers ses grosses lunettes les sept objets: une chandelle (qu’il alluma aussitôt comme pour un rituel), un livre aux feuilles jaunies, brûlées et déchirées par endroit, écrit par Altus. À côté, il y avait quatre volumes (remis à neuf et entassés l’un sur l’autre) du livre Mutus liber magister dont l’auteur était le même Altus. Trois d’entre eux contenaient des dessins sans le moindre texte, tandis que le quatrième étalait le tableau des éphémérides. À la dernière page il y avait deux croquis face à face, représentant la vie et la mort. Un lutin, le pied droit posé sur la vie et le gauche, sur la mort, tenait entre ses mains un grand signe d’interrogation. Juste à côté des livres, il y avait un appareil sophistiqué, pas plus grand qu’un saladier, qu’Honorin avait trouvé entre des pailles, au fond du coffre.            
          À travers la fenêtre ouverte l’éclat lunaire chassait l’obscurité de la pièce. La lumière froide de la lune et celle chaude de la chandelle s’entremêlaient silencieuses dans une danse presque mystique. Le livre, daté de 1677, était un traité d’alchimie, une sorte d’Alchemical abstracts des œuvres des plus illustres alchimistes. Quelques pages y avaient été arrachées afin d’être examinées à la chaleur de la flamme (certains mots coloriés en rouge, écrits à l’encre sympathique, en étaient les témoins) ; ensuite, elles avaient été remises à leur place, sans grand soin. Honorin sentait toutefois que l’ouvrage était plus qu’un simple livre descriptif. Ayant un don hors pair dans le déchiffrage des codes, pour lui ce fut un jeu d’enfant de voir qu’à la page 7 commençait le chapitre « L’entonnoir du temps » et que chaque page avait 14 (2x7) lignes. En examinant à la loupe la page 21, il eut une révélation : si on marquait d’un point rouge chaque septième lettre de tous les mots de plus de sept lettres et si on unissait ces points par une ligne courbe, on obtenait le portrait de son aïeul Altus, l’homme du rêve qui lui faisait un clin d’œil espiègle, voulant dire: « Voici les jouets sympas que je te donne. Seras-tu à la hauteur des mystères qui s’y cachent ? » Suivant la même logique, à la page 28 il lut le message suivant: « Le chiffre 7 ainsi que ses multiples sont sacrés. Les Pythagoriciens le nommaient “la machine de la vie” et tu apprendras pourquoi, en démêlant les cryptogrammes des volumes aux dessins. Il y a quatre marches à suivre pour accomplir le Grand Œuvre Alchimique: l’œuvre au noir sous l’œil destructeur de Saturne, l’œuvre au blanc sous l’œil purificateur de la Lune, pour obtenir l'élixir de longue vie, l’œuvre au jaune sous l’œil sublimatoire de Vénus quand la matière palpable devient invisible et enfin, l’œuvre au rouge sous l’œil du soleil ; c’est la réincarnation de l’esprit dans un nouveau corps et à un niveau supérieur de conscience.”             
          Étranges coïncidences… Son nom avait 7 lettres, il était né le 7.07.1907 et dans sept jours il devait fêter ses 37 ans. À la page 77, Honorin découvrit un texte suivi d’un dessin: « Mon fils des générations futures, je te donne cet appareil que j’ai moi-même construit à la lumière de l’esprit et celle de la chandelle, après avoir accompli le Grand Œuvre. Il s’appelle Tempusvitam. Chaque naissance et chaque mort y sont codifiées. Découvre le mode d’emploi et tu sauras quand tu mourras et comment obtenir l’immortalité ». Perplexe, Honorin se gratta la barbe. « Hm… J’apprends quand je mourrai, pour découvrir par après l’immortalité... C’est absurde ! » Un seul regard lui suffit pour comprendre que le dessin reproduisait fidèlement l’appareil du coffre. Son cœur se mit à battre plus fort. Soudain, sa pensée glissa vers des questions auxquelles il n’avait jamais trouvé de réponse. « Certes, il y a trop de mathématiques dans le ciel pour que la vie soit apparue par pur hasard… » se dit-il en se dirigeant vers sa table de travail «…ou alors le hasard est un très bon mathématicien ».            
          Il examina minutieusement la machine. Elle était faite de trois cylindres métalliques coaxiaux, ayant au centre une boussole à deux aiguilles, une blanche et l’autre noire. Honorin se mit à chercher ardemment le mécanisme du fonctionnement de l’engin. « Il existe nécessairement un lien entre les livres et cet appareil » pensait-il « sinon ils n’auraient pas été mis ensemble ».            
          Il relut attentivement le chapitre « L’entonnoir du temps » où certains paragraphes faisaient référence aux dessins du Mutus liber magister. Le premier cylindre indiquait les 12 signes du zodiaque, tandis que le deuxième montrait, en chiffres arabes et romains, le nombre d’années, de jours et d’heures de vie. Le troisième cylindre protégeait la boussole, dont l’aiguille blanche pointait vers le signe de naissance, tandis que celle noire montrait d’abord l’année, ensuite le jour et l’heure de la mort.            
         Après de nombreux essais, un jour de chance, il eut enfin le code. En tournant le premier cylindre 37 fois vers la droite et le deuxième, 37 fois vers la gauche, l’appareil se mit en marche d’un mouvement silencieux. Après un certain temps il s’arrêta. L’aiguille blanche oscillait dans le septième signe, le Cancer (son signe de naissance), tandis que l’aiguille noire effleurait un par un les chiffres 37, 7 et VII. « Je vais donc mourir demain, le jour de mon anniversaire, à 7 heures ». Le rêve, l’homme à barbiche… Oui, il avait été guidé vers la boîte du grenier. Quelqu’un de là-haut (ou d’en bas) voulait le sauver à tout prix.            
          Il se souvint du livre d’Altus. Il y avait quatre étapes pour réaliser le Grand Œuvre. Il se trouvait où, lui ?... Avait-il déjà parcouru l’œuvre au noir et devait-il entamer l’œuvre au blanc, celle de la purification pour obtenir l’élixir de longue vie ? Seul face à lui-même et devant une telle question… Soudain, il se rappela la phrase «…comment obtenir l’immortalité ». Il comprit que s’il voulait vivre, il fallait changer le code. Et après quelques essais infructueux, il trouva la clé. C’était comme une nouvelle naissance et il en était le maître. « Disons 107 ans. Pas mal… Ensuite on verra ». Aussitôt il se mit à tourner le premier cylindre 107 fois vers la droite et une seule fois vers la gauche. Le résultat fût étonnant. L’aiguille blanche dandinait toujours dans le signe du Cancer, tandis que l’aiguille noire tournait sans arrêt. Honorin laissa la machine virevolter un jour, deux, des mois et des années par dizaines. Constamment obsédé par les faits du ciel et beaucoup moins par ceux de la terre, il était toujours sans famille à ses 106 ans.            
          La machine continuait toujours de tourbillonner au grenier, tandis qu’Honorin vieillissait comme tout un chacun. Après tout, Altus lui avait promis l’immortalité, pas la jeunesse éternelle. Il diminuait de jour en jour, sous l’œil impitoyable de Saturne. Le vieux fantôme ne faisait que trois fois par semaine le tour du jardin, en trébuchant sur sa longue barbe et ses souvenirs. Il avait renoncé à tout pour mener une vie d’ermite qui ne le satisfaisait plus. Le crépuscule de sa vie le trouvait épuisé d’isolement, sans aucun ami. Et il venait d’enterrer son dernier chien. Indubitablement, son diplôme de docteur en astrophysique, tous les livres qu’il avait écrits ainsi que sa sagesse notoire n’étaient que des amis inanimés, des amis en carton. Il se posait toujours des questions. « Et si… »

            Un soir il monta au grenier vérifier si la machine roulait encore. Oui, elle tournait à vive allure comme au premier jour. Quant à lui…Triste, recroquevillé sur sa canne, il errait parmi les antiquailles, en parlant tout seul : « À quoi bon vivre dans un monde vidé de lui-même ? Certes, le monde s’est renouvelé, pas moi. Où est ma place parmi tous ces inconnus ? À quoi ça sert d’être un dieu si on n’a personne à qui dire bonjour ? Dieu lui-même s’est auto-détruit, ne supportant plus sa solitude. Bang ! Big-bang. Et il court depuis, sans arrêt, sous la couverture d’un univers qui grandit à l’infini. La Force grandiose, qui s’est dissipée voici 13,7 milliards d’années dans des infinies fractales, vit toujours comme elle peut dans ses créatures. Si même Dieu n’a pu supporter l’immortalité, alors comment pourrais-je la supporter, moi ?... »            
          Il était minuit moins dix. Le lendemain il devait fêter ses 107 ans. Devant la fenêtre largement ouverte, Honorin contemplait le ciel d’été sous l’œil attentif de Vénus. Sans hésiter il monta au grenier et tourna la machine 107 fois à droite et 107 fois à gauche. Tranquille, il rédigea son testament olographe, laissant la maison à un home pour enfants orphelins. Il mit les livres et l’appareil dans le vieux coffre et alla l’enterrer dans un lieu connu par lui seul. Avant de fermer le couvercle, il y glissa un flacon avec le message suivant: « vous qui trouverez ces choses bizarres, demandez-vous: à quoi sert l’immortalité ? ».
          Ce n’est qu’au petit matin qu’il rentra chez lui. Le soleil rougissait déjà un ciel quelque part, comme une promesse de vie. Fatigué, il se coucha aussitôt. Il dormit longtemps. Très longtemps.
          Quand il se réveilla…

 Antonia Iliescu

9.09.2018
(c'est le texte gagnant au concours "texte sur photo", pour la revue "Les petits papiers de Chloé" - édition jubilaire pour les 20 ans de Chloé des Lys)

http://www.aloys.me/2018/12/resultats-du-concours-photo.html

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