Caféine
Delphine était assise sur une chaise à roulettes, au beau milieu du camp de base. Bertrand la sermonnait.
Il l'avait retrouvée près du distributeur de boissons fraîches, près des blocs opératoires du sous-sol. Elle avait collé son dos à la machine, comme pour en capter la fraicheur.
La voix de Bertrand était lointaine, mais elle captait l'essentiel de ses propos. Henri n'intervenait pas, mais à en juger par son expression, il n'en pensait pas moins.
De toute façon tu m'as déjà engueulée suffisamment pour cette nuit.
Bertrand continuait. Delphine en déduisit qu'elle avait enfin arrêté de penser tout haut.
Elle se leva.
— Je monte.
Bertrand répliqua illico.
— Tu ne vas nulle part.
— Je monte prêter main forte à Cécile.
Henri monta au filet :
— C'est hors de question, Delphine, surtout après ce que tu as dit face aux parents de bébé trente.
— Henri, on a bien laissé la maman de Noémie toute seule, non ?
— Cela n'a aucun rapport.
— Ben voyons. Elle a perdu son bébé. Moi j'ai seulement dit ce que je pensais. Qui de Sahar ou de moi est vraiment à surveiller ?
Silence. Delphine écarquilla les yeux :
— Tu ne crois quand même pas que je pourrais faire une connerie volontairement ?
Silence, à nouveau.
— Henri, réponds-moi. Tu le crois ?
— Non. Mais en revanche je ne te crois pas capable de poser le moindre acte. Rentre chez toi.
— File, ajouta Bertrand. Ces gens sont des emmerdeurs. Même Maya le comprendrait tout de suite. Il ne s'est rien passé. Je te couvre.
— Non.
— Tu n'as pas bien compris, Delphine. Je te couvre si tu disparais à l'instant.
L'infirmière sentit une fois encore la vague de froid l'envahir. Elle réfléchit, puis lâcha :
— Si je rentre maintenant, vous ne me verrez plus. Le temps se sera arrêté à la mort de Noémie. Je ne voudrai pas revenir. Vous ne pouvez pas m'imposer ça.
Henri acquiesça discrètement.
— Laisse-moi m'occuper de Noémie et de sa maman, Bertrand. Juste elles deux.
Bertrand hésita.
— Juste elles deux. S'il te plait.
***
Delphine perdait ses yeux noirs au fond de sa tasse de café.
Elle s'était rendue en néonatologie et avait habillé Noémie. Ensuite, durant le reste de la nuit, elle s'était occupée de Sahar. Elles avaient peu parlé, mais s'étaient longtemps tenu la main. Les antibios étaient à l'œuvre.
Henri avait tenté de calmer les parents de bébé trente. Il n'avait pas réussi. Mais en revanche ils ne s'étaient pas décidés à quitter l'hôpital.
C'était le moment du café avant de retourner à la maison. Le chirurgien et l'infirmière se faisaient face.
La fatigue et la tristesse avaient transformé Delphine en un bloc de sable mouillé. Elle se sentait sale, lourde, raide, et surtout d'une laideur sans nom. Le froid l'avait quittée au petit matin.
Henri tendit la main, et lui souleva le menton comme si elle avait sept ans. Le regard de Delphine mit du temps à se fixer sur lui.
— Il y a des nuits comme ça, Delphine.
— Ce n'est pas ma nuit.
— Elle est terminée. Tu l'oublieras.
Lorsqu'il avait lâché le menton de Delphine, Henri avait déposé ses mains sur celles de la jeune femme. Une pensée traversa fugitivement son cerveau : les mains de cet homme étaient la dernière source de chaleur de son petit monde en déclin. Déjà elle ne pensait plus à rien.
— Delphine ?
Les yeux tristes de Delphine restaient secs. Ils étaient plantés dans les yeux d'Henri.
— Delphine ? Allô ? Tu es avec moi ? Tu te sens mal ?
Elle articula avec difficulté :
— J'ai peur.
Enfin elle détacha son regard du médecin. Elle but une gorgée de café.
— Je ne sais plus ce que je dis.
— Tu as peur de quoi ?
— De rester seule.
— Tu veux dire... de rentrer seule ?
— Non. J'ai peur de rester seule le reste de mes jours. Cela n'a rien à voir avec cette nuit. Je rate toujours tout avec les hommes.
Henri serra doucement les mains de Delphine dans les siennes.
— Au moins tu ne penses plus à cette nuit. C'est déjà ça. Tu ne crois pas que tu devrais réfléchir à cela après huit heures de sommeil ? Ce n'est pas parce que tu es en froid avec Marc que tu rates tout avec les hommes.
Huit heures de sommeil. Dormir. En solo ? Avec Marc ? Avec Henri ?
— Peut-être, s'entendit-elle répondre.
— Et tu vas faire comme nous le faisons tous : laisser ici tout ce que nous avons vécu cette nuit.
— Je sais.
Mis à part la main de Sahar sur le bras de sa fille.
— Tu es seul pour l'instant ?
— Tu veux dire : célibataire ? La réponse est oui.
Henri avait répondu sans attendre. Delphine se dit qu'il s'attendait à sa question. Mais depuis combien de temps ?
— Je peux dormir avec toi ?
— Si tu veux.
À nouveau : aucune hésitation dans sa voix.
Il se leva. Elle termina son café en vitesse. Il lui tendit la main et la garda dans la sienne lorsqu'ils sortirent de l'hôpital.
Au-dehors, le vent s'était levé. Le ciel était gris foncé, mais il n'y avait aucune pluie. Les cheveux de Delphine s'agitaient devant son visage.
Le sable dont je suis faite sèche à vue d'œil. La première bourrasque va me disperser.
Henri garda le silence jusqu'à sa voiture.
— Je te suis ? demanda Delphine.
Il se tourna vers elle et l'embrassa. Elle se serra contre lui. Ses lèvres étaient d'une infinie douceur. Delphine sentit enfin la pesanteur l'abandonner quelque peu.
— Je peux te poser une question, Delphine ?
— Tu veux savoir si je ronfle ? De quel côté du lit je dors ?
— Est-ce que je peux te poser une question ?
Delphine prit le temps de le regarder, tenta d'anticiper sa question. Rien de grave dans son regard. Elle crut même deviner un vague sourire au coin de ses lèvres.
— Oui, tu peux.
— Tu te souviens de votre première fois, avec Marc ?
Delphine s'entendit répondre avant même d'avoir vraiment compris.
— Oui, comme si c'était hier...
— Tu pourrais m'en citer la date ? Le lieu ?
— … Oui... où veux-tu en venir ?
Le sourire d'Henri s'élargit quelque peu.
— Dis-moi sincèrement, Delphine, y a-t-il une seule chance que tu te souviennes de notre première fois ?
Elle fronça les sourcils. Henri ne lui laissa pas le temps de répondre :
— Comprends-moi bien. Je ne reviendrai pas sur ce que je t'ai promis. Si tu m'accompagnes, je veux que tu le fasses en pleine connaissance de cause.
Les yeux noirs de Delphine se durcirent :
— Tu n'es pas amusant du tout. Pourquoi m'as-tu embrassée ?
— Parce que j'en avais envie. Parce que tu es une très jolie femme, et que, comme toi, j'ai envie de prendre une revanche sur cette nuit de merde.
Delphine ne savait plus que dire.
— Je t'aide un peu ? demanda-t-il.
— ...Pardon ?
— Je t'aide à prendre une décision ? Je te dis ce que j'en pense ?
Sur le visage de Delphine vint se peindre un petit « oui » discret.
— Je pense que s'il y a la moindre chance que Marc soit là à ton retour, tu ne devrais pas la manquer.
— Donc tu ne veux pas de ma compagnie.
— Si, mais tu l'as dit toi-même, Delphine : ce n'est pas ta nuit.
— Et alors ?
— Alors tu peux m'appeler après ton explication avec Marc, si tu te retrouves toute seule.
— Et si Marc n'est pas là quand je rentre ?
— S'il n'est pas là, c'est un enfoiré.