Sammy Lebienheureux
J’ai fait la connaissance de Sammy Lebienheureux dans le magasin que tenait mon père. J’y étais vendeur parce que je ne savais rien faire d’autre. J’étais davantage au courant des évènements qui se déroulaient en Union Soviétique ou en Chine. Les noms de Jdanov, Mao-Tsé-toung et Chu en Lai m’étaient plus familiers que ceux de nos fournisseurs habituels.
Un jour que nous nous trouvions, mon père et moi, sur le seuil du magasin, il faisait très ensoleillé, nous étions en juillet, un monsieur qui portait deux pièces de tissus sur l’épaule, s’arrêta devant mon père.
- Comment va un juif ?
- Comme ci comme ça.
- Je reviendrai vous saluer si cela ne vous ennuie pas. Cette ville est une ville très bonne pour le commerce.
J’ai appris que Sammy était un marchand ambulant. Ses deux pièces de tissus sur l’épaule, il les achetait chez un grossiste, il sonnait aux portes et prétendait qu’il était un marin, qu’il avait perdu tout son argent aux cartes, et que pour rentrer chez lui, là-bas très loin, il était résigné à vendre une pièce de tissus anglais véritable au prix qu’on voudrait bien lui donner.
Il se trouvait toujours une âme généreuse pour lui acheter une de ces pièces de tissu anglais au prix d’un vulgaire chiffon qui rétrécira au premier lavage. Parfois, elle achetait les deux pièces si Sammy acceptait de réduire son prix. Personne n’était volé. Le prix donné n’était pas un prix convenable pour un tissu anglais mais le tissu anglais n’était pas anglais.
Il arrivait parfois, avait-il confié à mon père, que des veuves sans lui acheter une pièce de tissu dont elles n’avaient que faire lui ouvraient leur lit. Naturellement, il ne se faisait pas payer. Sammy ne paraissait pas d’une très grande intelligence mais il était manifestement robuste et honnête. En l’occurrence, c’était suffisant.
Mon père lui offrait un verre de thé brûlant qu’il serrait avec précaution entre ses mains jointes et qu’il buvait à petites lampées.
- Voyez-vous, je suis surpris qu’un juif puisse vivre ici, sans un juif à qui parler. Si vous n’étiez pas juif, je ne pourrais pas penser que vous l’êtes.
C’est vrai que de juifs, ici, il n’y avait que nous. Mais
je ne comprenais pas la nature de son raisonnement. Il me paraissait soit irrationnel soit d’une profondeur singulière. Il me plongeait dans une aussi profonde perplexité que lorsque j’avais lu pour la première fois l’Etre et le Néant.
Sammy appréciait ma présence. Celle d’un jeune homme qui avait vraisemblablement beaucoup à apprendre de la vie. Et Sammy avait beaucoup de choses à enseigner. Hélas, beaucoup de gens ignorent ce qu’ils ignorent de sorte que c’était parler en vain la plupart du temps.
Sammy nous rendit visite durant un an environ, il venait tous les lundis. Je suppose qu’il ne se reposait pas le reste de la semaine. Il y avait vraisemblablement d’autres villes de province qui disposaient d’amateurs de tissu anglais et de veuves en peine d’amour.
Surpris de ne plus le voir, il n’était plus venu depuis six mois, mon père interrogea des marchands de tissus.
- Sammy Lebienheureux ? Tu es sûr qu’il s’agit d’un juif ?
L’un d’eux leva les bras au ciel.
- Shlomo, le grand con ? Pourquoi ne le disais-tu pas.
Il va très bien. Il ne vend plus des pièces de tissu comme un marchand ambulant mais des costumes pour hommes qu’il fait fabriquer par des tailleurs à domicile.
. Tu le connais ?
- Un peu. Dis-moi, il est marié ?
C’est une question quasi rituelle quand on se renseigne au sujet de quelqu’un.
- Tu es au courant alors ? Ne le répète pas. Il va épouser la femme d’Armand.
- Armand va divorcer ?
-.Non. Il va épouser la veuve d’Armand.
- Veuve ? Armand est mort ?
- Armand est très malade. Et il est très fortuné. Rita est un beau parti.
Deux ans plus tard mon père apprit que Sammy ne fabriquait plus de costumes. Il avait investi une partie de son argent, celui de Rita, dans deux magasins situés dans deux des artères les plus commerçantes de la ville.
Hésitant quant à la voie à suivre, les deux magasins étant rentables, l’argent qu’il gagna, plutôt que de le réinvestir dans ses affaires, il l’immobilisa dans les briques. Ce fut son premier appartement. Lorsqu’il en eut cinq, il cessa de vendre des vêtements pour vendre des appartements.
Au même moment, c’est un phénomène assez répandu, ses amis cessèrent de dire Shlomo le grand con.
Le temps s’est écoulé. Je croyais avoir oublié Sammy Lebienheureux. Mais quelques années plus tard j’ai rencontré un homme dont la silhouette était identique à la sienne et qui portait sur l’épaule deux pièces de tissus. Je me suis avancé, j’ai dit :
- Vous êtes Sammy Lebienheureux ? Vous me reconnaissez ?
Il a eu l’air surpris. Il a secoué la tête.
- Je m’appelle Salomon. Salomon Glichlich.
- Mais non ! Vous êtes Sammy. Vous possédez des magasins, des appartements, vous êtes fortuné, et votre épouse, la belle Rita…
- Pauvre garçon. Oui, oui, oui. Il me semble que je vous reconnais en effet. Vous êtes le jeune garçon dont m’avait parlé un juif de province. Un garçon rêveur, m’avait-il dit, qui rêvait d’écrire des histoires mais qui était incapable de distinguer le rêve de la réalité.
Des magasins, des appartements, pourquoi pas ? Cela ne doit pas être désagréable que d’être riche. Sais-t-on jamais. Quand je raconterai à ma femme, Dora, ma rencontre d’aujourd’hui, je suis certain qu’elle dira :
- Que Dieu vous entende !
Sammy Lebienheureux
J’ai fait la connaissance de Sammy Lebienheureux dans le magasin que tenait mon père. J’y étais vendeur parce que je ne savais rien faire d’autre. J’étais davantage au courant des évènements qui se déroulaient en Union Soviétique ou en Chine. Les noms de Jdanov, Mao-Tsé-toung et Chu en Lai m’étaient plus familiers que ceux de nos fournisseurs habituels.
Un jour que nous nous trouvions, mon père et moi, sur le seuil du magasin, il faisait très ensoleillé, nous étions en juillet, un monsieur qui portait deux pièces de tissus sur l’épaule, s’arrêta devant mon père.
- Comment va un juif ?
- Comme ci comme ça.
- Je reviendrai vous saluer si cela ne vous ennuie pas. Cette ville est une ville très bonne pour le commerce.
J’ai appris que Sammy était un marchand ambulant. Ses deux pièces de tissus sur l’épaule, il les achetait chez un grossiste, il sonnait aux portes et prétendait qu’il était un marin, qu’il avait perdu tout son argent aux cartes, et que pour rentrer chez lui, là-bas très loin, il était résigné à vendre une pièce de tissus anglais véritable au prix qu’on voudrait bien lui donner.
Il se trouvait toujours une âme généreuse pour lui acheter une de ces pièces de tissu anglais au prix d’un vulgaire chiffon qui rétrécira au premier lavage. Parfois, elle achetait les deux pièces si Sammy acceptait de réduire son prix. Personne n’était volé. Le prix donné n’était pas un prix convenable pour un tissu anglais mais le tissu anglais n’était pas anglais.
Il arrivait parfois, avait-il confié à mon père, que des veuves sans lui acheter une pièce de tissu dont elles n’avaient que faire lui ouvraient leur lit. Naturellement, il ne se faisait pas payer. Sammy ne paraissait pas d’une très grande intelligence mais il était manifestement robuste et honnête. En l’occurrence, c’était suffisant.
Mon père lui offrait un verre de thé brûlant qu’il serrait avec précaution entre ses mains jointes et qu’il buvait à petites lampées.
- Voyez-vous, je suis surpris qu’un juif puisse vivre ici, sans un juif à qui parler. Si vous n’étiez pas juif, je ne pourrais pas penser que vous l’êtes.
C’est vrai que de juifs, ici, il n’y avait que nous. Mais
je ne comprenais pas la nature de son raisonnement. Il me paraissait soit irrationnel soit d’une profondeur singulière. Il me plongeait dans une aussi profonde perplexité que lorsque j’avais lu pour la première fois l’Etre et le Néant.
Sammy appréciait ma présence. Celle d’un jeune homme qui avait vraisemblablement beaucoup à apprendre de la vie. Et Sammy avait beaucoup de choses à enseigner. Hélas, beaucoup de gens ignorent ce qu’ils ignorent de sorte que c’était parler en vain la plupart du temps.
Sammy nous rendit visite durant un an environ, il venait tous les lundis. Je suppose qu’il ne se reposait pas le reste de la semaine. Il y avait vraisemblablement d’autres villes de province qui disposaient d’amateurs de tissu anglais et de veuves en peine d’amour.
Surpris de ne plus le voir, il n’était plus venu depuis six mois, mon père interrogea des marchands de tissus.
- Sammy Lebienheureux ? Tu es sûr qu’il s’agit d’un juif ?
L’un d’eux leva les bras au ciel.
- Shlomo, le grand con ? Pourquoi ne le disais-tu pas.
Il va très bien. Il ne vend plus des pièces de tissu comme un marchand ambulant mais des costumes pour hommes qu’il fait fabriquer par des tailleurs à domicile.
. Tu le connais ?
- Un peu. Dis-moi, il est marié ?
C’est une question quasi rituelle quand on se renseigne au sujet de quelqu’un.
- Tu es au courant alors ? Ne le répète pas. Il va épouser la femme d’Armand.
- Armand va divorcer ?
-.Non. Il va épouser la veuve d’Armand.
- Veuve ? Armand est mort ?
- Armand est très malade. Et il est très fortuné. Rita est un beau parti.
Deux ans plus tard mon père apprit que Sammy ne fabriquait plus de costumes. Il avait investi une partie de son argent, celui de Rita, dans deux magasins situés dans deux des artères les plus commerçantes de la ville.
Hésitant quant à la voie à suivre, les deux magasins étant rentables, l’argent qu’il gagna, plutôt que de le réinvestir dans ses affaires, il l’immobilisa dans les briques. Ce fut son premier appartement. Lorsqu’il en eut cinq, il cessa de vendre des vêtements pour vendre des appartements.
Au même moment, c’est un phénomène assez répandu, ses amis cessèrent de dire Shlomo le grand con.
Le temps s’est écoulé. Je croyais avoir oublié Sammy Lebienheureux. Mais quelques années plus tard j’ai rencontré un homme dont la silhouette était identique à la sienne et qui portait sur l’épaule deux pièces de tissus. Je me suis avancé, j’ai dit :
- Vous êtes Sammy Lebienheureux ? Vous me reconnaissez ?
Il a eu l’air surpris. Il a secoué la tête.
- Je m’appelle Salomon. Salomon Glichlich.
- Mais non ! Vous êtes Sammy. Vous possédez des magasins, des appartements, vous êtes fortuné, et votre épouse, la belle Rita…
- Pauvre garçon. Oui, oui, oui. Il me semble que je vous reconnais en effet. Vous êtes le jeune garçon dont m’avait parlé un juif de province. Un garçon rêveur, m’avait-il dit, qui rêvait d’écrire des histoires mais qui était incapable de distinguer le rêve de la réalité.
Des magasins, des appartements, pourquoi pas ? Cela ne doit pas être désagréable que d’être riche. Sais-t-on jamais. Quand je raconterai à ma femme, Dora, ma rencontre d’aujourd’hui, je suis certain qu’elle dira :
- Que Dieu vous entende !
Figure 1·
Figure 1·