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Une vie de trop

 

Mon nom est Samuel Braunberger, je suis juif. C’est mon père qui me l’a dit lorsque je suis revenu de l’école, j’avais huit ans, et que je lui ai raconté qu’un de mes condisciples m’avait jeté à la figure : sale juif !

Dans l’immeuble où nous habitions, nous occupions  deux pièces. Il y avait la cuisine, et puis une autre pièce qui était la chambre à coucher de mes parents. Moi, je m’en souviens, je dormais dans un lit cage que ma mère refermait le matin. Les lavatorys, comme on disait, se trouvaient au bout du couloir et servaient à tous les habitants de l’étage.

En face de l’immeuble, il y avait une petite épicerie où les habitants de l’immeuble se fournissaient en sucre, en lait, en pommes de terre, en fromage frais, en cornichons salés, en matzos et en pain. Je me rappelle cette épicerie parce que je me souviens de la fille de l’épicière. Nous devons être nombreux à nous en souvenir, elle alimentait nos rêves d’enfants. Mais je ne me souviens plus de son nom.

Un jour, mes parents ont décidé que nous allions déménager. Pas pour un autre quartier mais pour une autre ville.

- Il faut nous intégrer à la population de ce pays. Ici, nous ne quittons pas le nôtre.

J’avais onze ans quand mes parents ont effectivement déménagé. C’était une période étrange pour le gamin que j’étais. Sur les vitrines de l’Innovation et du Bon Marché, il y avait des affiches aux couleurs nationales qui proclamaient : achetez belge. Et ces images que je revois s’entrechoquent avec d’autres où je vois mon père embrasser un ami dans le couloir de l’immeuble, un ami qui lui dit : demain, je rejoins les brigades. Ou d’autres encore où j’écoute la radio et je répète ce que j’entends « nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried ».

J’ignore comment et pourquoi, mes parents ont débarqué à Tournai. Le calme peut-être ou le fleuve qui traverse la ville de part en part. Le magnétisme de la ville,- je sais, c’est un mot qui fait rire ceux qui passent à Tournai sans y rester.- avait agi sur eux si bien que c’est là qu’ils avaient décidé de s’installer. Et à l’instar de tous les tournaisiens que j’ai connus, ils trouvaient la ville triste à en mourir mais ils ne l’auraient quittée pour rien au monde. Enfin, j’exagère peut-être un peu.

Ils y avaient ouvert un magasin de chaussures à l’enseigne : « chez Samy », ce n’était pas le nom le plus judicieux mais à cette époque, c’était avant la guerre, le pire n’était pas encore sûr. Sur les rayonnages, il y avait plus de boites vides que de boites pleines. Après tout, on fait avec l’argent qu’on a, et il suffisait de ne pas ouvrir une boite vide devant un client.

A l’école communale qui se trouvait à proximité de notre domicile, j’avais intégré la sixième primaire. L’école se nommait Ecole de la Justice, et je me demandais quel rapport il y avait entre une école communale et la Justice. Je trouvais le rapprochement très heureux.

Mais, et c’était tout bête: c’est parce qu’elle se situait rue de la Justice, et à proximité d’un bâtiment imposant qui était le Palais de Justice.

Parfois un copain qui portait des culottes de golf qu’il laissait trainer jusqu’à terre m’emmenait avec lui pour aller voir les filles à l’heure de la sortie des classes chez les Ursulines. Et, du doigt, il me montrait sa copine qui faisait semblant de ne pas le voir.

L’année suivante j’avais douze ans, j’entrais en secondaire, nous étions en 1939, à la veille de la guerre, et au retour de l’exode le pays avait été envahi. Mes parents ne parlaient pas souvent de la guerre. Pas devant moi, en tout cas. Ou alors, c’est moi qui déjà commençais à enterrer au plus profond de ma mémoire des images que je voudrai oublier quelques années plus tard. En fait, peut-être faut-il en sourire, il y avait deux guerres qui se déroulaient en même temps. Une guerre que les allemands menaient contre un certain nombre de pays, qui suscitaient de l’indignation, un esprit de résistance ou au contraire de la complaisance. Ou simplement de l’indifférence parce qu’on ne savait pas encore qui gagnerait cette guerre.

Et il y avait une guerre qui se menait contre les juifs sans leur laisser le choix d’y être favorables ou non, ou de souhaiter ou non la victoire de l’adversaire. A y bien réfléchir, c’était le comble du mépris. Et l’isolement des juifs, et leur retrait sur eux-mêmes, c’était comme leur tendre un miroir et leur dire : regardez, vous n’êtes rien. A partir de là, les allemands pouvaient tout exiger d’eux.

En 1942, les juifs avaient été avertis par des représentants officiels de la communauté juive, qu’ils devaient se présenter dans un centre d’accueil pour y être déportés. Et de nombreux juifs se présentèrent et furent déportés. Après tout, cette convocation, c’était un ordre. Est-ce qu’on se dérobe devant un ordre quand on est un citoyen soucieux de la légalité et de son devoir?

Je suppose que mon père ne l’était pas et qu’il avait pensé qu’il était temps de se prendre en mains. Avec l’appui d’amis de mon père qui nous avaient fourni de fausses pièces d’identités, ma mère s’appelait Cécile Vander, mon père Léon Berger et moi je me prénommais Pierre, nous sommes partis vers la France Libre ou la France non-occupée ou, pour le dire simplement, au-delà de la ligne de démarcation qui coupait pour un temps la France en deux.  Et si désormais je savais que j’étais juif, je devais faire comme si je ne l’étais pas, mes parents me le répétaient souvent. C’est à cette époque que j’ai appris à me taire et à me méfier de tout. Et si le fils du boulanger du village où nous étions réfugiés m’accusait de manger le pain des français, ce n’était pas parce que j’étais juif mais parce que j’étais étranger. J’étais heureux de pouvoir ainsi me confondre avec le reste de la population. 

Mon étoile jaune si elle brillait, c’était au fond de moi et j’étais seul à la voir. C’est bon de ressembler à un groupe, si possible au groupe le plus puissant. Le nombre, c’est le visage de la vérité, non ? Plus il est élevé, plus elle est ressemblante.

Mais comment savoir à quel groupe on appartient ? C’est simple : se fier aux critères. Mon père a été arrêté en 1941 à la suite de l’exécution d’un collaborateur, un notaire dont les allemands avaient fait le bourgmestre de la ville. Il avait accepté par devoir, avait-il dit, un notaire est le serviteur de la Loi. Les allemands ont arrêté des francs -maçons, des notables connus pour leurs sentiments antiallemands et le seul juif dont ils disposaient. Ils les ont pris en otages, et fourrés en citadelle. Ils étaient vingt. La reine est intervenue en leur faveur et le général Von Falkenhausen lui a promis de faire un geste. Deux mois plus tard les vingt otages ont été libérés. Mon père comme les autres. Il avait été pris comme otage en tant que juif. Il a été libéré en tant qu’otage bien que juif. Ne mélangeons pas les catégories. En tant que juif, on l’arrêtera quand ce sera le moment d’arrêter les juifs. C’est pour cela qu’il a décidé de cesser d’être juif.

Lorsque le pays a été libéré, nous sommes revenus chez nous. Je suis retourné à l’école mais les cours me paraissaient insignifiants, et un an plus tard, je les abandonnais. C’était vraiment trop bête ce qu’on nous enseignait, l’histoire telle que les livres la décrivaient, et cette morale qui disait ce qu’il fallait considérer comme bien et ce qui était mal. Ils n’avaient donc rien appris, ou alors c’est qu’il ne s’était rien passé. C’était le moment où revenaient des camps de concentration des milliers de survivants. Mais ils avaient été des millions à y mourir, des juifs pour la plupart. Les actualités cinématographiques montraient des choses horribles. Est-ce qu’on pourrait un jour les oublier ? Aujourd’hui je pense que oui. Aujourd’hui, de toute manière, la plupart d’entre eux seraient morts. Mais, de toute évidence, je ne suis pas parvenu à les oublier. Vous vous souvenez du visage de ce jeune garçon, presqu’un enfant, la casquette enfoncée sur le front, ses yeux surtout qui vous interrogent encore aujourd’hui, vous vous souvenez ?

Je suis devenu journaliste presque par hasard pour un de ces journaux qui s’étaient créés dès la fin de la guerre. Je signais mes articles, des interviews littéraires ou des actualités locales du nom de Pierre Berger, et quand il ne s’agissait que de quelques lignes ou d’une information anodine, des seules initiales : P.B. Je reconnais que la discrétion des initiales, tout compte fait, me plaisait davantage que l’exposé de mon nom, même si ce dernier en dissimulait déjà un autre. A croire que je ne voulais pas exister en tant que moi-même.

Je sais combien la formule paraît absurde mais ne décrit-elle pas une des motivations du comédien autant que son exhibitionnisme? Que veut-il cacher lui aussi ? Et pourquoi pas d’autres parmi nous qui sont censés n’avoir rien à cacher, et que leur masque dissimulera jusqu’au dernier de leurs jours.

Je me disais qu’il fallait avancer dans la vie sans heurter personne, de manière si discrète qu’on en devenait transparent. Etre un homme ordinaire parmi des gens ordinaires. Libre à certains, à leur risques et périls, de se mettre en avant, d’ambitionner une place en pleine lumière. Moi, je le savais, je n’étais vivant que par hasard alors qu’ils étaient si nombreux ceux qui ne l’étaient plus et l’auraient mérité davantage que moi. Des savants, des écrivains, des peintres, qu’importe le talent…des individus qui avaient quelqu’un à chérir. Ou que quelqu’un chérissait.

Je me suis marié avec une jeune femme non juive au désespoir de mes parents, de celui de ma mère surtout. « Souviens- toi, Sammy, durant la guerre, des femmes ont dénoncé leur mari pour n’être pas assimilées à des juifs auprès des autorités allemandes », me disait-elle. Que ne ferait-on pas si votre vie est en danger ? J’en ai beaucoup voulu à ma mère. Et moi, est-ce que j’avais réellement envie d’être assimilé à ces juifs tels que les représentaient les non-juifs ?  Etre de ce peuple dont l’histoire baignait dans le sang ? Non, je l’avoue, je ne voulais pas être un élu parmi ce peuple d’élus, ce coupable idéal et universel que l’on sacrifie à chaque grande fête de l’Histoire humaine.

Le journal pour lequel je travaillais a cessé de paraître quelques années plus tard mais par l’entremise d’un ami j’avais trouvé un poste dans un journal plus important. Je n’y signais pas d’article, j’étais employé au secrétariat de la rédaction, un poste sans éclat mais qui demandait peu d’attention, peu d’initiative, simplement le respect du rédacteur. Ne pas voir mon nom au bas d’un texte ne me frustrait pas, ce nom qui n’était pas le mien mais qui existait davantage que le vrai. Tout le monde m’appelait Pierre ou Monsieur Berger. Même hors du journal, c’était Pierre ou Monsieur Berger, au point que face à une instance administrative ou à la Banque ou lorsqu’il fallait décliner mon identité conformément à celle qui figurait sur des documents officiels, il m’arrivait d’hésiter. Nos amis, lorsqu’ils parlaient de nous, disaient les Berger. « Qu’est-ce qu’un nom ? » avait dit un personnage de théâtre. Somme toute, nous vivions dans deux mondes que seule la texture d’un nom séparait. Ou alors c’est moi qui voyais ou imaginais une différence là où il n’y en avait pas.

 Nous n’avions pas d’enfants. J’étais d’une génération où l’on associait souvent guerre, mort et enfants. Ce sont toujours les jeunes qui meurent à la guerre. Les vieux en général, et les généraux, si je peux me permettre cette plaisanterie plus qu’éculée, meurent dans leur lit.

Les jeunes craignent moins la mort. Parce que ce qu’on craint, et les plus âgés le savent, ce n’est pas cet accident aussi absurde que celui de la naissance, mais c’est de ne plus vivre.  Parce que chaque jour qui passe dépose des images. Les souvenirs, bons ou mauvais, prouvent que vous avez existé.

Peut-être parce qu’il est naturel que les plus âgés meurent avant les plus jeunes et contribuent ainsi à un juste équilibre des générations. Lorsque c’est le contraire qui se produit, l’équilibre en est bouleversé et on aboutit à une civilisation de vieillards sans beauté, sans énergie et sans courage.  

Tout compte fait, j’ai beaucoup côtoyé la mort, la mort des autres. C’était une période curieuse. J’avais l’impression de voir un film à l’envers. Un de ces vieux films d’actualités où les personnages passent leur temps à courir. Les gestes saccadés, ils s’inscrivent définitivement dans l’histoire. Hitler, Staline, Daladier, Chamberlain ! Ils étaient les protagonistes d’une histoire des hommes que je n’ai connue qu’après la guerre. Tout semblait caricatural, mais les morts, de plus en plus nombreux, ne se relevaient pas. Je me suis souvent demandé à quoi on pouvait reconnaître qu’une guerre allait survenir. Pas de ces petites guerres qui depuis un certain nombre d’années éclatent à différents endroits de la planète, non ! Une guerre sérieuse avec des ennemis suffisamment proches pour qu’ils puissent se réconcilier rapidement et que les survivants puissent se demander pourquoi leurs proches se sont fait tuer.

Ce sont des guerres normales dont on enseigne la stratégie dans toutes les bonnes écoles militaires, sans se préoccuper de la nationalité de l’auteur qu’on étudie. Pour les juifs, ça n’avait pas été pareil. Eux qui étaient habitués à ce qu’on les persécute à chaque éruption d’acné sur le visage de la communauté dans laquelle ils se trouvaient durant les guerres de plus grande ampleur, ils étaient assimilés d’office à ces communautés. Il arrivait que durant certains assauts un juif tuât un juif porteur d’un uniforme différent du sien. Il en était profondément désolé bien sûr mais c’était le prix à payer pour continuer d’être le semblable de ses semblables. Mais durant cette guerre-là qu’on appelle encore la dernière guerre, il n’y avait pas de bons ou de mauvais juifs. Tous, ils étaient mauvais, tous, il fallait les éliminer. Durant cette guerre-là, certains n’ont pas eu droit à la mort à laquelle ils étaient destinés ni à l’endroit où leurs proches pourraient se recueillir sur leur tombe. Honnêtement, aujourd’hui que tant d’années ont passé, je peux le dire, ce n’était pas juste.

Et moi ? Il faut bien le reconnaitre, j’ai joui d’un bonus par rapport à ceux qui avaient mon âge. Ceux qui comme tant d’autres avaient la vocation d’être heureux et qui sont morts. Et tout ça parce que ils étaient juifs. Mais c’est quoi un juif ? Je pensais qu’il était bien tard pour en débattre.

Un jour qu’il y avait une commémoration à Auschwitz, j’ai accompagné les organisateurs. Vers la fin de l’après-midi, je me suis rendu dans la baraque la plus éloignée, j’ai attendu que tout le monde ait quitté le camp, je me suis étendu sur un des châlits et j’ai pensé que c’était peut-être ma place que je retrouvais. Peut-être que c’est ce qu’ils veulent, ceux qui me regardent comme si je n’étais pas tout-à-fait des leurs, comme si cependant, ils attendent de moi que je leur dise quelque chose que nous ne comprenons ni les uns ni les autres mais qui est important.

 

 

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Commentaires

  • Bon dimanche ! Mon enfance et mon adolescence, c'est Tournai.

  • C'est tout simplement magnifique une fois de plus et j'en reste sans voix.

    J'ai connu cette période terrible 1940-45 avec tant de souvenirs ancrés dans ma mémoire. Celui d'une petite fille juive justement, condamnée à porter l'étoile. Elle était dans ma classe et nous étions devenue amies. Sans doute venait-elle de l'Est et je n'ai pas oublié son nom : Adrienne Juhaz ...Elle hante encore ma mémoire. Je dois avoir sa photo dans un groupe de la classe.

    Un jour, elle a disparu .... et nous n'avons plus jamais entendu parler d'elle. J'ose espérer qu'elle a été sauvée par les Religieuses qui avaient de bons relais pour les placer dans des familles accueillantes. Oui, j'ose l'espérer.

    Notre famille a beaucoup souffert de cette guerre : mon père a été prisonnier pendant cinq ans, son cousin a été tué pendant la campagne des 18 jours, un cousin de ma mère, résistant (Nous l'étions dans la famille) décapité au camp de Wolfenbuttel .... Il faisait partie du War Office en Angleterre et était régulièrement parachuté en France ou ailleurs pour y exercer des "Missions".

    J'ai déjà fait le tam tam pour que d'autres viennent visiter votre site. Au moins vos histoires sont écrites avec talent, émotion et mille choses encore.

    Très bonne soirée. Mère Grand,c'est ainsi que l'on m'appelle et je trouve cela très motivant. La petite fille est mon arrière-petite-fille : Amina ....

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