"Mais bon est le dialogue et de dire l'opinion du cœur..." Friedrich Hölderlin (Andenken)
Cher Monsieur Marcel Conche,
Le poète américain Henri David Thoreau déplorait qu'il ne restât plus "de nos jours" de philosophes, mais des professeurs de philosophie. C'était à la fin du XIXème siècle. S'il vivait aujourd'hui, il déplorerait qu'il n'y ait plus que des "spécialistes".
Les universités françaises sont désormais peuplées, en effet, de "spécialistes" (parfois à leur corps défendant) d'un étroit secteur de la philosophie qui forment d'autres "spécialistes". Un jeune collègue, professeur de philosophie en classes préparatoires à Paris m'expliquait l'autre jour que la spécialisation pouvait aller, par exemple, jusqu'à ne s'intéresser qu'à deux années de la vie intellectuelle de Martin Heidegger, entre 1920 et 1922 !
Il attribuait cet état de fait au système actuel d'évaluation universitaire venu des États-Unis, purement quantitatif, fondé sur l'obligation de "produire" à tout prix des articles ultra spécialisés qui ne seront lus que par un nombre infime de spécialistes.
Il reste, bien entendu, d'excellents professeurs de philosophie, que ce soit en lycée ou à l'université, mais la grande époque des "philosophes" que vous avez connue, ajoutait ce jeune collègue, celle des Marcel Conche, des Vladimir Jankélévitch, des Jean-Toussaint Desanti, des Jean-Paul Sartre, des Emmanuel Lévinas, des Mikel Dufrenne, des Jeanne Delhomme, des Jean-François Lyotard, des Michel Foucault, des Jacques Derrida, des Gilles Deleuze, l'époque des philosophes engagés dans la vie de la cité, soucieux, d'exercer une fonction critique et de promouvoir des valeurs éthiques et pour lesquels la philosophie demeurait, comme elle le fut à l'origine, le souci de la vérité, du bien et du vrai et non une rhétorique stérile et chatoyante, n'existe plus et n'a aucun équivalent aujourd'hui.
Cependant, écriviez-vous avec humour, comme si vous aviez prévu la situation actuelle, à la fin de votre étude sur Montaigne et le Temps dans les Essais (Bulletin des Amis de Montaigne, cinquième série, n° 25-26 (1978) : "Toutefois, il n'y a rien d'inutile en nature" (Montaigne, III,I,B,8), pas même le verbalisme, car dès lors que les mots s'impriment, ils font vivre des ouvriers-imprimeurs, des relieurs, etc. Aussi est-il souhaitable que les philosophes ne se lassent pas d'écrire (peu importe quoi), surtout en période de crise économique."
Une seconde explication complète la première : peut-être la pensée contemporaine doute-t-elle à ce point d'elle-même qu'elle croit acquérir davantage de légitimité en prenant pour modèle la science, en particulier la médecine qui était, du temps de Descartes - ainsi que vous nous l'aviez expliqué - une branche de l'arbre de la philosophie, avec la mécanique et la morale, le tronc de l'arbre étant la physique et ses racines, la métaphysique.
Il existe une troisième raison, sans doute la plus importante, à la crise de la philosophie universitaire : le poids excessif des mathématiques dans le mode de sélection scolaire et professionnelle qui dissuade les jeunes gens d'entreprendre des études de philosophie.
Les Entreprises préfèrent recruter des techniciens et des gestionnaires qui ont appris à compter plutôt qu'à réfléchir ; on connaît les résultats de cette façon de voir dans le domaine de la "gestion des ressources humaines" (à France Telecom par exemple).
Ajoutez à cela des erreurs de "gestion des ressources humaines" du ministère de l’Éducation nationale qui, voici quelques années admit plus de capétiens de philosophie que de postes à pourvoir.
Et sans doute y a-t-il aussi le climat de l'époque que Friedrich Nietzsche avait prophétisé dans Ainsi parlait Zarathoustra :
"Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ? Qu'est-ce qu'une étoile ? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l'œil. La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron ; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps. "Nous avons inventé le bonheur", diront les Derniers Hommes en clignant de l'œil.
(Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) Œuvres, pp 334-335, Mille et Une pages , Flammarion)
Je ne nie pas la légitimité de la spécialisation, mais je déplore, comme Thoreau, qu'il n'y ait plus guère de nos jours de philosophes dignes de ce nom et je soupçonne cette hyper spécialisation d'être à l'origine du désintérêt pour la philosophie, au moins pour la philosophie universitaire, car il existe un véritable appétit pour la pensée et un véritable intérêt pour la philosophie au sens où l'entendaient les Grecs pour lesquels, et vous ne cessiez de le souligner, la connaissance (la physique, la métaphysique et la logique), n'était pas une fin en soi, mais était au service de la vie.
Vous êtes, certes, un spécialiste reconnu de la philosophie antique, mais vous n'êtes pas que cela ; vous êtes un philosophe et avant tout, un "éveilleur"...
C'est en grande partie grâce à votre livre sur Pyrrhon d'Elis, paru en 1973 aux Editions de Mégare (Pyrrhon ou l'apparence) que j'ai pu mener à bien ma maîtrise sur les "matérialistes anciens" (sceptiques, stoïciens et cyniques) et à votre souci de nous montrer le lien entre les penseurs et le contexte historique dans lequel ils vivent (en l'occurrence le passage de la cité grecque classique et de la forme classique de la liberté grecque à l'empire macédonien) : vous aimiez à rappeler à ce sujet une phrase de Nietzsche : "Les philosophes ne poussent pas comme des champignons après la pluie."
"Sa philosophie, écrivez-vous au sujet de Pyrrhon, est une philosophie de la "coupure" (dans le langage d'aujourd'hui), ou du passage d'un monde à l'autre. Il se situe entre la vérité d'hier et celle de demain, au moment zéro de la vérité." (Pyrrhon ou de l'apparence, Editions de Mégare, p.9)
C'est aussi grâce à votre enseignement et à votre livre sur Pyrrhon d'Elis que je pense avoir compris ce qui est en jeu dans la critique nietzschéenne (et anti platonicienne) des "arrière-mondes" et, encore récemment que j'ai réussi à saisir les présupposés philosophiques (pyrrhoniens) d'Hannah Arendt dans la première partie de son dernier ouvrage La vie de la pensée, lorsqu'elle refuse, elle aussi, les "mondes duels" et qu'elle évoque "la vieille notion grecque selon laquelle tous les phénomènes, dans la mesure où ils paraissent, impliquent non seulement la présence de créatures dotées de sens, capables de les percevoir, mais nécessitent encore d'être reconnus et loués", justification philosophique de la poésie et des arts que l'on retrouve chez W.H. Auden, Osip Mendelstam, Reiner-Maria Rilke et, bien que trop rarement, dans la tradition spécifiquement chrétienne, chez saint François d'Assise (Le cantique des créatures).
"Se pourrait-il, se demande Hannah Arendt que les apparences n'existent pas pour les besoins de la vie mais, qu'au contraire, la vie soit là pour le plus grand bien des apparences ? Puisque nous vivons dans un monde saisi pendant qu'il apparaît, ne serait-il pas plausible que ce qu'il y a en lui de significatif et de pertinent se situe précisément à la surface ?" (Hannah Arendt, La vie de l'esprit, P.U.F., p. 47)
"Contempler la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, c'est se placer, en mystique, devant le mystère de la vie, c'est éprouver, devant la tourterelle que l'on voit, et qui vit le monde en tourterelle d'une manière pour nous totalement inconnaissable... le sentiment du sacré...
Contempler, écrivez-vous dans Vivre et philosopher (PUF, 1993), c'est ne pas aller au-delà de la chose même pour la réduire à ce qu'elle signifie, à une interprétation, à une connaissance. C'est prendre le monde tel qu'il est, sans vouloir l'expliquer par une cause ou une fin. Je vois ce monde comme n'ayant ni cause explicative, ni fin, ni modèle, ni fond caché, et, à chaque instant comme venant de naître. Il n'y a pas d'arrière-monde, et le monde ne recèle aucun mystère. Il est lui-même le mystère. Ce mystère est si voyant qu'il faut l'homme pour ne pas le voir. Car l'homme ne voit que l'homme."
Je me souviens de votre manière si originale - et parfois déroutante - de voir le monde, de votre liberté d'esprit, de votre immense culture qui avait fait toutes les "liaisons" et qui n'était jamais écrasante, mais toujours éclairante, vivante, nourricière...
Je me souviens d'un regard d'aigle, d'un accent légèrement nasalisé qui descendait vers le Midi et transportait dans un paysage de collines, planté de chênes et de genévriers, murmurant de sources et de cascades, loin des tristes marronniers du Quartier Latin, enracinant les concepts métaphysique et les noms prestigieux de la pensée grecque dans le terroir au sol crayeux d'un village de Corrèze, d'une personnalité atypique et paradoxale, qui me faisait un peu penser au personnage d' Hercule Poirot, l'infaillible détective privé des romans d'Agatha Christie, dont les "petites cellules grises" résolvent les énigmes les plus retorses (vous êtes d'ailleurs un passionné de romans policiers et un expert en la matière) et à l'homme au chapeau melon des tableaux de Magritte, refusant le conformisme de la marginalité systématique qui faisait rage à l'époque - puisque la mode consiste au fond à "différer" sur tous les plans, vestimentaire ou intellectuel, de la même manière - , et, pour cette raison même, réellement libre, assez sage pour faire une place à la folie au cœur de la raison... et à l'humour - un humour qui pouvait être "dévastateur" - et qui, miracle inouï dans les usages de l'université française, malgré mai 68 , et bien que vous fussiez alors directeur de l'UER de Philosophie de la Sorbonne, car vous étiez aussi, "socialement", quelqu'un "d'important", parlait naturellement, spontanément et sans aucune espèce d'affectation, de condescendance, de démagogie ou de crainte à ses étudiants !
Car vous n'étiez ni de ces gens "importants" que le souci d'eux-mêmes, du pouvoir ou de LA vérité de leur chapelle conduisent à mépriser les autres, ni de ces gens "importants" qui, de peur qu'on ne s'aperçoive qu'ils ne sont rien en dehors de leur fonction, s'ingénient à maintenir les "distances".
Je me souviens de la clarté, de la rigueur et de la passion communicative avec laquelle vous nous expliquiez Anaximandre, Parménide, Héraclite, Démocrite, Platon, Aristote, Pyrrhon, Epicure...
Et de cette façon fascinante que vous aviez de prendre votre temps, comme un paysan qui trace un sillon, prenant appui sur l'histoire de la pensée dont vous aviez à cœur de montrer "l'historialité" : elle nous concerne encore, surtout quand nous croyons savoir qu'elle ne nous concerne plus, pour développer une méditation personnelle ou pour jeter le trouble salutaire d'une remarque inattendue : "Vous savez, ni Platon, ni Aristote, ni les autres n'étaient des "intellectuels", sans jamais regarder la moindre note, sans la moindre hésitation, même dans les plus infimes références à tel ou tel texte de Platon ou d'Aristote que vous traduisiez à livre ouvert et dont vous citiez de longs passages par cœur.
Merci, Monsieur Marcel Conche, alors que j'étais votre étudiant à la Sorbonne en année de maîtrise (1978) d'avoir éclairé pour moi le "chemin de la pensée" et d'avoir contribué à m'empêcher de devenir "un intellectuel".
... "Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.
La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à l'attentif.
Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée.
Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays.
On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.
Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de n'avoir pas de fruits.
On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.
Dans mon pays, on remercie."
(René Char)