La Chypre imaginaire de Shakespeare est une riche possession vénitienne, bastion entre l’Islam et la chrétienté orientale. Priorité à la structure et aux couleurs : les notables festoient sur l’esplanade d’un palais vénitien dans un déluge de tenues d’apparat, dignes de tableaux renaissance de Véronèse : Les noces de Canna (1562)? On ne peut qu’être remplis d’admiration pour ces costumes rutilants faits de tissus et soieries tellement raffinés -“Stuff dreams are made of” - et signés par le fidèle créateur de L’opéra Royal de Wallonie: Fernand Ruiz. Ceux-ci, tous différents, font presque passer au second plan les colonnades antiques du palais où se déroule l’action après la bataille de Lépante…
Cette histoire Shakespearienne encensée par Verdi avait été écrite en 1603-1604 après la publication d’un édit royal de 1601 ordonnant l'expulsion de tous les Noirs d'Angleterre. Otello, le général maure de l’armée Vénitienne est en extase devant sa jeune épouse Desdemona qu’il a épousée contre le consentement de ses parents. Cependant, son conseiller de confiance, Iago, commence à laisser entendre que Desdemona est infidèle. Il veut causer la perte d’Otello et le pousser au crime passionnel. Qui des deux, Otello va-t-il croire : son perfide et envieux compagnon d’armes ou son innocente femme? Avec une exactitude presque mathématique, on assiste au développement du sentiment de jalousie, depuis sa naissance à peine perceptible jusqu’à son fatal paroxysme. Les chœurs toujours dirigés par Pierre Iodice sont somptueux et constituent un renouvellement ininterrompu de tableaux vivants de l’époque Elisabéthaine!
Otello se confond impeccablement avec la ligne ascendante implacable de la jalousie, depuis la confiance extatique au premier acte, jusqu’à l’instant où naît le soupçon infusé avec machiavelisme par Iago, celui où commence la traque de la trahison imaginaire dans une passion qui s’exaspère jusqu’à la folie bestiale. Et puis, devant le constat de son crime et l’innocence certaine de la victime, il se précipite dans l’abîme du désespoir et de l’inutile repentir. Le ténor argentin José Cura, formé par Domingo Placido explore sa partition avec vigueur brûlante et profusion de couleurs. Son «Abbasso le spade!» clamé avec autorité contraste pleinement avec son duo avec Desdemona, qui clôt le premier acte. Il diffuse parfaitement sa perception de la volatilité du bonheur lorsqu’il dit vouloir mourir dans l’extase de l’étreinte de sa compagne. «Già nella notte densa» déborde de tendresse. Les dieux seraient-t-ils jaloux de ce pur bonheur?
Jose Cura © Lorraine Wauters
« Credi in un Dio cruel che m’ha creato simile a sè ! » Je crois à un Dieu cruel qui m’a fait à son image ! Le sulfureux Iago (Pierre-Yves Pruvot), humilié de s’être vu refuser une promotion, a engagé une machination infernale pour détruire celui qu’il s’est mis à haïr avec passion. Il est consumé par l’orgueil, la jalousie, l’envie et le désir de vengeance. Sa duplicité monstrueuse fascinante en fait une figure d’un charisme infernal qui force malgré tout l’admiration du public. Quelle prestation et quelle sonorité ! Le baryton Pierre-Yves Pruvot endosse le costume de l’hypocrisie avec une conviction et un talent vocal et théâtral exceptionnel. Ses moindres inflexions changeantes tantôt caressantes, tantôt menaçantes donnent froid dans le dos tant la fourberie est toxique!
Desdemona est remarquablement intense dans sa naïveté et son aveuglement amoureux, mais aussi d’une lucidité surnaturelle devant l’imminence de sa fin brutale. Cinzia Forte qui s’est illustrée sur la scène de l’Opéra de Wallonie plusieurs fois, ( Rigoletto, Le Nozze di Figaro, Fidelio et La Bohème) possède une voix pleine de fraîcheur de délicatesse et de rondeur. Ses aigus soulignés par la finesse des violons et en suite celle des bois sont super légers ! Son désarroi devant les accusations injustes est immensément touchant. « Atterré, je fixe ton terrible regard, en toi, parle une furie ! » « L’Eternel voit ma foi ! »L’orchestre est en délire et l’accompagne dans son sentiment d’injustice. Otello l’étouffe sur sa poitrine, elle fuit et les cordes soulignent son isolement. Plainte douloureuse, le soleil s’est éteint. On retrouve la hantise de l’antiquité grecque. Dans la fange amère et glacée, elle pleure son âme qui se meurt. Après son Ave Maria, « prega per noi ! » elle quitte le coussin sur lequel elle s’était agenouillée pour s’approcher du lit mortel. L’Amen est illuminé bordé de violons fins comme des cheveux d’ange Son jeu final d’oiseau pour le chat est pleinement attendrissant et semble penser : « Tue-moi mais fais vite !» « As-tu prié » demande Otello ! « Mon pacte est l’amour. » Tout est dit !
S’il visait l’excellence pour sa dernière représentation à L’Opéra de Liège, Paolo Arrivabeni, dont c’est la dernière saison, a atteint pleinement son but. Il confirme sa très fine et profonde connaissance de l’œuvre et son habileté pour traduire tous les sentiments. Il parcourt la triple tragédie dans les moindres détails, avec un sens aigu des variations d’atmosphères et un traitement époustouflant des orages annonciateurs de tempêtes de sentiments dont les humains sont victimes. La pâte sonore luxuriante semble monter comme un immense soufflé de haine, de jalousie et de désarroi d’une rare intensité. De la place où nous étions, nous avions une vue plongeante sur l’orchestre, de quoi pouvoir observer les moindres détails des interventions des instrumentistes. Joie musicale redoublée. Quatre notes de harpe disent la nuit qui descend, l’accompagnement du rire de Iago est fracassant et quand le doute pénètre Otello, les cordes en tremblent ! Le venin de la trahison imaginaire s’infuse dans les bois, la colère d’Otello bouillonne avec un orchestre en folie alors que genou à terre celui-ci fait un pacte avec le Diable! Les cuivres sont sanguinaires : « Comment vais-je la tuer » se demande Otello ! Et la munificence de la cour vénitienne déferle avec les chœurs qui saluent le vainqueur de Chypre. A la fin du 3e acte le chef a donné toute sa force et est épuisé par le paroxysme musical. A la fin du 4e acte, le dernier souffle de vie est expulsé par l’orchestre.
Le jeu de la suivante, Emilia n’est pas moins convainquant « Je suis ta femme, pas ton esclave ! » assène-t-elle à Iago. Alexise Yerna a été entendue sur la même scène dans Manon, Luisa Miller, Rigoletto, Ernani, Il Barbiere di Siviglia, Lucia di Lammermoor, La Traviata et Orphée aux enfers. Les deux femmes sont à la pointe de l’intimité, elles s’entraident avec la ferveur du désespoir. Leur duo tendre souligné par les hautbois est un moment d’émotion intense et lumineuse. C’est elle qui expliquera avec détermination la félonie de son mari à l’ambassadeur de Venise (notre cher Roger Joachim). Et Cassio, le jouet du destin, c’est Gulio Pelligra (dans Nabucco en octobre dernier) qui l’habille d’une très belle humanité.
SAISON : 2016-2017
DIRECTION MUSICALE : Paolo Arrivabeni MISE EN SCÈNE : Stefano Mazzonis di Pralafera CHEF DES CHŒURS : Pierre Iodice ARTISTES : José Cura, Cinzia Forte, Pierre-Yves Pruvot, Giulio Pelligra, Alexise Yerna, Roger Joakim, Papuna Tchuradze, Patrick Delcour, Marc Tissons
NOMBRE DE REPRÉSENTATIONS : 6DATES : Du vendredi, 16/06/2017 au jeudi, 29/06/2017
http://www.operaliege.be/fr/activites/otello
Crédit photos: Lorraine Wauters