Quand on aime vraiment, faut-il souhaiter la mort de l’amant plutôt que d’accepter qu’il vous abandonne, qu’il soit vivant ? Heureux peut être ? Avec une autre ? Des réflexions de toute nature me traversaient l’esprit. En revanche la nuit, c’est à lui que je songeais.
Un jour, à Paris où je me rendais de temps à autre, je suis passée devant une boutique de lingerie fine. A l’intérieur, c’était des objets érotiques qui étaient exposés. Un instant, j’avais été tentée de sortir. Puis, sans dire un mot, j’ai désigné à la vendeuse un vibro-masseur.
- Vous avez une préférence pour la tête ?
Liliane avait vraisemblablement raison. On aime avec son cerveau, et on aime avec son corps. Les deux, pas nécessairement en même temps. Alors, l’amour ?
- Je sais ce que c’est que d’être jetée.
Elle disait : jetée. C’était plus parlant qu’abandonnée. A son tour, elle les jetait lorsqu’elle avait épuisé leurs ressources. Ou pour le plaisir. Et s’il fallait les payer d’une manière ou d’une autre, comme on dédommage une prostituée, elle le faisait sans hypocrisie. On paye bien un repas.
C’était devenu une habitude. A deux, le soir, nous vidions une bouteille de vin rouge dont nous jugions de la qualité comme de véritables amateurs.
A plusieurs reprises, Liliane passa me prendre à l’heure du déjeuner. Il parait, disait-elle, qu’un bon repas contribue à atténuer les peines de cœur. Ne dit-on pas que l’offre d’un dernier verre constitue une invitation à se mettre au lit ? Il existe une intense relation entre le cœur et l’estomac, c’est Liliane qui l’affirmait.
L’endroit qu’elle préférait était le restaurant situé près de l’abattoir communal. Les viandes y étaient succulentes. La clientèle était constituée de bouchers, ceux de l’abattoir au calot blanc sur la tête, ceux qui tenaient boutique et venaient de passer leur commande, de quelques hommes seuls et parfois d’un ou deux couples dont l’ambiance et l’odeur de l’endroit excitaient l’imagination. On y parlait assez fort mais on y entendait rarement des grossièretés.
Très vite, j’y devins aussi familière que Liliane. Le gérant du restaurant et les bouchers nous faisaient un salut de la main, et disaient : bonjour madame Julie ou madame Liliane. Personne ne fit jamais une remarque déplaisante à l’endroit de deux jeunes femmes qui appréciaient cette atmosphère d’hommes robustes aux rires faciles, et aux mains qui avaient trempé dans du sang un peu plus tôt.
Liliane avait eu des aventures qu’on dit sans lendemain. Sans en refuser beaucoup.
- La vie est courte, Julie. Le jour où je n’en aurai plus, c’est que mon corps sera devenu tellement moche que ça ne vaudra plus la peine de vivre. C’est le regard des hommes qui te rend belle.
Avant de rentrer, le corps abandonné elle ajoutait :
- Fais-toi belle, toujours. Moi, je me parfume partout, ça les rend fous.
A l’approche des vacances du mois de Juillet, Liliane proposa de passer huit jours au Club Méditerranée au Maroc, un endroit à la mode.
- Tu verras, ça change les idées.
Ce fut Liliane qui s’occupât des réservations.
Leur chambre, au rez-de-chaussée s’ouvrait sur la piscine et la terrasse. Tout près d’une piste de danse. Liliane, le soir, était sur la piste, le paréo autour des reins. Elle avait beaucoup de succès.
- Tu devrais danser. C’est agréable et ça ne t’engage à rien de plus.
Un des animateurs, un soir, m’invita à danser. C’était un bel homme qui aimait à montrer ses muscles, toujours souriant et constamment agité par le rythme de la musique.
- Tu aimes le club ?
Il était torse nu, vêtu de son seul paréo. Il me serrait contre sa poitrine et il avait porté son ventre contre le mien. Je n’avais pas tenté de l’écarter, et lorsqu’il me dit en souriant :
- Tu viens dans ma chambre ?
Je n’avais rien répondu mais je l’avais suivi.
A quelques kilomètres de la ville sur la grand’ route, il y avait une discothèque fréquentée par des dragueurs et des femmes qui souhaitaient se faire draguer. Les jeunes gens qui ne songeaient qu’à boire et à danser se rendaient plutôt au disco-bar, un peu plus loin. Des frontières impalpables, comme dans la vie réelle, se constituaient dans le monde de la nuit selon les affinités et les âges. Chez les plus âgés, souvent, les sentiments s’exprimaient dans l’urgence. La distinction paraissait évidente à des yeux avertis.
Liliane y rencontrait parfois le videur de la discothèque, un robuste personnage, fruste d’aspect, d’une animalité impressionnante, surnommé el Toro. Un homme que personne ne connaissait très bien. Il l’emmenait dans sa chambre, et sans échanger beaucoup de mots, c’est elle qui en disait le plus, ils faisaient l’amour.
Parce qu’elle le lui avait demandé, c’est moi qu’il avait emmenée dans sa chambre, un grenier aménagé d’une table, d’une chaise, d’un poêle et d’un lit métallique. Elle m’avait dit, un soir :
Lorsque tu avales un médicament, tu te poses des questions particulières ? Tu verras comme on raisonne mieux lorsque le corps est calmé. Même l’amour qu’on porte à un autre homme devient plus vrai. La première fois, il suffit de fermer les yeux.
Le jour n’était pas encore levé quand Je réveillai Liliane qui sommeillait dans la voiture, sur le parking, une couverture tirée jusqu’au cou. Je pleurais. Je voulais rentrer au plus vite. Je me dégoûtais. Je voulais me laver.
- Classique.
Au bout de quelques jours, je me regardais sans honte dans le miroir. C’est vrai que les caresses amoureuses de quelque nature que se soit ne laissent pas de trace. Le viol le plus insupportable est celui du cerveau.
Nous avons recommencé l’expérience plusieurs fois. Avec des hommes de hasard jamais rencontrés ailleurs qu’à la discothèque. Ce ne furent pas des réussites dont on reste marquées. Même lorsque ce fut avec El Toro. Avec El Toro, j’ai eu la preuve que Liliane avait raison. C’était comme une amère médication.
C’est le jour où il m’avait retournée sur le ventre, et qu’il m’avait frappée que je m’étais promise de le tuer. Parce que je ne m’y étais pas opposé. Il y a des hommes qui ne méritent pas de vivre. Ceux pour qui les femmes ne sont que l’instrument de leurs fantasmes honteux. L’objet soumis et humilié de leurs obsessions. Ceux qui…C’était Liliane qui avait trouvé la définition la plus juste.
- Des hommes en trop.
Nous étions dans l’arrière-boutique de l’officine. Là où Liliane serrait dans une armoire les substances dangereuses, drogues et sans doute quelques poisons. Des boites de poudre, de petites fioles au liquide incolore que distinguait seulement l’inscription qui figurait sur l’étiquette.
Nous étions retournées deux fois encore à la discothèque. La seconde fois, nous avions appris qu’El Toro avait été retrouvé mort dans son lit. Un arrêt cardiaque, semblait-il. On ne lui connaissait personne de proche. On ne connaissait pas son nom véritable. Il travaillait illégalement.
Quelques jours plus tard, il avait été enterré dans la partie du cimetière réservée aux indigents. Le patron de la discothèque avait engagé un autre videur. Un robuste gaillard que les clients baptisèrent : el Toro.