Des conditions dans lesquelles furent publiées ces sept sections de l'oeuvre définitive, retenons essentiellement le souci manifesté très tôt par Proust que le roman formât une unité bien structurée et close, ainsi que les difficultés qu'il éprouva à concevoir les ruptures que supposait cette partition en sept volumes. Difficultés dues au fait que Proust souhaitait que chacun d'eux présentât une certaine autonomie. Ce qui frappe d'autre part c'est le considérable élargissement de la perspective entre la conception initiale du roman (soumise essentiellement à l'opposition temps perdu / temps retrouvé) et le résultat final. Dans l'intervalle se seront produits de multiples remaniements et de considérables ajouts qui auront eu pour conséquence d'enrichir toujours davantage cette immense fresque, sans que Proust abandonne jamais l'idée d'un achèvement de l'oeuvre, que la mort seule ne lui a pas permis de mener à terme.
Ce roman se présente sous la forme d'une autobiographie fictive où le narrateur évoque les différentes étapes, parfois analysées dans le plus grand détail, de ce que fut sa formation, envisagée essentiellement comme le chemin, entrecoupé de multiples voies de traverse, d'une vie qui l'a finalement mené à l'écriture sans qu'il prît vraiment conscience, dans les moments où il la vivait, de cet inéluctable destin. Celle-ci prend pourtant racine dans la plus tendre enfance, laquelle constitue le cadre du premier volume.
Du côté de chez Swann. Pour le narrateur, l'apprentissage commence par la découverte d'un monde clos et recelant déjà tous les germes de ses observations à venir: Combray. Une légère fêlure dans les rapports du jeune enfant avec sa mère (le traditionnel baiser du soir une fois refusé) devient la source d'une angoisse en quelque sorte matricielle. Tout est initiation dans cette première section: l'univers est divisé en deux côtés séparés présentant chacun une combinaison thématique propre. Du "côté de chez Swann" se situe le désir (pour Gilberte) et la prise de conscience de l'existence du mal, le "côté de Guermantes" révélant quant à lui toute la force de l'envie de prestige. L'enfant découvre la lecture (George Sand et Bergotte) et rêve sur les noms propres. Les impressions résurgentes de ce premier volume (c'est grâce à la saveur d'une madeleine trempée dans le thé que l'adulte les retrouve) sont déjà largement nourries des réflexions postérieures du narrateur et de l'écrivain lui-même. Ce premier tome comporte, seule partie du roman écrite à la troisième personne, la longue narration d'une passion vécue, bien avant la naissance du narrateur, par un voisin de Combray, Charles Swann. La rencontre d'Odette donnera à cette figure en vue du Faubourg Saint-Germain l'occasion d'expérimenter douloureusement les débordements d'une jalousie en laquelle se concentrera bientôt tout son amour. Il découvrira du même coup le milieu bourgeois du "clan" Verdurin et trouvera une consolation à entendre une "petite phrase" de la sonate de Vinteuil.
Dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, nous retrouvons le narrateur adolescent fréquentant chez les Swann. Odette, que Swann a fini par épouser et dont l'élégance raffinée fascine le jeune homme, offre la possibilité à celui-ci, en l'invitant dans son salon, de rencontrer l'écrivain Bergotte. Il découvre également, au théâtre, la Berma, comédienne de grand talent. Dans ces deux cas sa déception initiale fait place, après mutation, à une profonde admiration. Il éprouve pour Gilberte, la fille de Swann, son premier grand amour bientôt suivi du chagrin d'une rupture dont il prend l'initiative. Les "jeunes filles" du titre, c'est à Balbec (lieu de villégiature sur la côte normande) que le narrateur les remarque. Au Grand Hôtel il fait la connaissance de Mme de Villeparisis et de son neveu Robert de Saint-Loup. Le baron de Charlus, oncle du précédent, croise également dans les parages. Deux rencontres se révéleront particulièrement marquantes pour la suite du roman: celle du peintre Elstir, auquel le narrateur doit une certaine initiation esthétique, et celle d'Albertine qu'il différencie progressivement de l'essaim où elle se fondait tout d'abord.
La carrière mondaine du jeune homme prend son essor dans le Côté de Guermantes. Avant d'être admis dans ce saint des saints qu'est le salon de la duchesse de Guermantes, à laquelle Saint-Loup refuse de le présenter, il devra apprendre les règles du "monde" chez Mme de Villeparisis. Mais ce milieu, surtout caractérisé par son insignifiance, ne lui apporte qu'une déception chronique. Tout à ses préoccupations arrivistes, il est soudain confronté à la mort d'un être cher: sa grand-mère. La douleur qu'il éprouve, quoique réelle, n'est pas aussi intense qu'il l'aurait cru. Il revoit Albertine, qui lui accorde le baiser qu'elle lui refusait à Balbec.
Sodome et Gomorrhe s'ouvre sur une longue scène amoureuse entre Charlus et le giletier Jupien, suivie d'une dissertation sur l'homosexualité. Les anomalies de comportement du baron s'expliquent désormais. Lors d'une soirée chez la princesse de Guermantes, les conversations se concentrent sur l'affaire Dreyfus: il y est surtout question des remous et regroupements stratégiques que cet événement provoque dans les milieux mondains. Les rapports du narrateur avec Albertine deviennent de plus en plus étroits et, pendant un second séjour à Balbec en sa compagnie, il commence à la soupçonner d'être lesbienne. Il découvre le "clan" Verdurin que fréquentent également Charlus et son nouveau "protégé", le jeune musicien Morel.
La Prisonnière. Il s'apprête à rompre avec Albertine mais, subitement sûr de ses attirances gomorrhéennes, il décide de rentrer avec elle à Paris et parvient à la résoudre à la vie commune chez lui. Cette claustration à deux tourne cependant très vite au cauchemar: les pressions inquisitoriales du jeune homme, en proie à une succession de plus en plus effrénée de périodes d'apaisement et de torture ("les feux tournants de la jalousie"), se heurtent à la duplicité experte d'Albertine. Pendant une soirée chez les Verdurin il entend, profondément bouleversé, le septuor de Vinteuil. Il décide de rompre avec son amie, désespérant de pouvoir jamais la "posséder" vraiment.
Albertine disparue. Mais un matin au réveil, il apprend, "le souffle coupé", que celle-ci l'a quitté. Il reçoit peu à peu la nouvelle de sa mort. Commence pour lui un long travail de deuil où sa blessure, maintes fois ravivée par la confirmation qu'il acquiert des moeurs de la jeune femme, se cicatrise progressivement. Il voyage, se rend à Venise, et finit par considérer son histoire avec Albertine comme celle d'un autre.
Le Temps retrouvé. Bien des années plus tard, à Tansonville, lieu de son enfance, le narrateur découvre que les deux "côtés" de Guermantes et de chez Swann se rejoignent en fait, comme ont fini par se rejoindre dans le mariage Gilberte et Saint-Loup. La lecture du Journal des Goncourt et deux séjours qu'il fait à Paris pendant la guerre de 1914-1918 lui fournissent de quoi alimenter de longues et fécondes réflexions. Dans cette atmosphère de fin du monde chacun tient à se prononcer sur les hostilités. Les Verdurin répètent les communiqués de l'état-major, Charlus ne craint pas d'affirmer sa germanophilie et Saint-Loup s'engage héroïquement au combat, où il sera tué. Il sera donné au narrateur d'observer encore, dans cette sorte de Pompéi en sursis qu'est devenu Paris, le baron qui se fait fouetter, enchaîné, dans une chambre de l'hôtel de passe tenu par Jupien. Alors qu'il est invité à une matinée donnée par la princesse de Guermantes, trois événements anodins (il trébuche contre des pavés inégaux, entend un bruit de cuiller et se frotte à une serviette empesée) provoquent en lui, comme jadis la saveur de la madeleine, la même involontaire résurgence de souvenirs. Il découvre la supériorité de l'art sur la vie et considère qu'en celui-ci réside la seule possibilité de récupérer le temps perdu. Le "bal de têtes" auquel il assiste ensuite, galerie hallucinante des figures, maintenant décrépites, qu'il a connues jadis, lui apprend qu'il n'est plus temps désormais de différer davantage le passage à l'écriture: son livre sera comme une "cathédrale", comme les Mémoires de Saint-Simon ou les Mille et Une Nuits de son époque.
Aux yeux de qui a trop attendu de l'extérieur, la vie ne peut apparaître que décevante et arrive un moment où semblable désappointement fait éprouver à certains le besoin de la réviser, de la prendre en écharpe dans un geste qui sera à la fois d'exhibition, de protection, d'aide et de réparation. Ils peuvent trouver dans cette motivation inaugurale la voie qui mène à l'écriture. Et c'est un tel projet que forme Proust, une telle envie de démonstration qu'il a en tête lorsqu'il s'embarque vers 1908-1909 dans une aventure dont il ne sait pas trop, ou sait trop bien, où elle va le conduire. Désir de prouver que l'écriture recèle la puissance de collecter l'essentiel de ce qu'un être aura vécu pour l'assembler harmonieusement en un seul texte en mettant au point un dispositif qui comprendra deux temps essentiels: celui du déploiement et celui de la récapitulation. Déploiement de l'infinie variété des circonstances où la "jouissance directe" fut sans lendemain et récapitulation de cette expérience en gerbes dont chacune contiendra des occurrences de même famille, afin d'arriver à la racine des impressions pour les rendre définitivement tangibles et source d'une satisfaction plus profonde et plus durable.
On comprend dans ces conditions que la visée ne soit plus d'action, mais d'approfondissement, et que l'objectif ne soit plus situé à l'extérieur mais dans le monde interne des sensations restées obscures parce que trop rarement explorées, monde pour lequel la réalité visible forme cependant un détour nécessaire. La fonction de la littérature selon l'être proustien réside dans cette densification de la vie, rendue d'autant plus "digne d'être vécue", affirme le narrateur, "qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre". Ce livre, pour le futur entrepreneur d'une telle reconstruction, est évoqué à l'aide de diverses images: d'abord, logiquement architecturale, celle de la cathédrale, puis plus modestement artisanale, celle de la robe, et enfin, plus prosaïquement culinaire, celle du boeuf mode. Cela pour dire que cette oeuvre évoque le souci d'une certaine spiritualité (l'écriture comme une prière quotidienne), celui aussi de la parade, nécessaire transmutation esthétique, à vocation défensive, de la réalité humaine et celui enfin de la façon dont elle sera ingérée par le lecteur, qui doit être "nourri" tout en éprouvant du plaisir et qui constituera ici une préoccupation primordiale.
Car un tel roman ne pourra trouver son véritable accomplissement que s'il a su répondre pleinement à son objectif affiché d'être un legs. Ce désir de transmettre constitue la dimension essentielle dans laquelle doivent être lues ses innombrables références, littéraires, picturales et surtout musicales: fréquentation d'oeuvres dont le narrateur dit qu'elles lui ont donné "une valeur d'éternité, hélas! momentanément", et qu'il aurait voulu léguer celle-ci à ceux [qu'il aurait] pu enrichir de [son] trésor". Du sommeil (comme symbole paradoxal de l'engagement obtus dans le réel mais aussi de capacités qu'il est toujours possible de réactiver) à la somme (combinaison, suffisamment ordonnée pour être partagée, de ce qu'un être aura pu engranger de joie prise aux réalisations esthétiques d'autrui), voilà qui pourrait peut-être caractériser le long cheminement de ce roman. Pour cela, un véritable travail d'extraction se révèle nécessaire: "Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux."
Parmi les minerais ramenés à la surface, la musique occupe une place prépondérante, parce que les traces essentielles de l'existence y sont en quelque sorte inscrites comme des fossiles, et qu'elle possède, véritable mémoire, la vertu d'en retracer l'histoire. Elle est le véhicule grâce auquel la profondeur peut être atteinte et donner ainsi tout leur sens aux événements d'une vie. C'est dans l'interrogation qu'elle fait entendre que le narrateur puise la ressource de comprendre, par exemple, que toutes ses amours précédentes n'auront été que de "minces et timides essais" avant sa grande passion pour Albertine, en laquelle se concentre ("comme une incision en pleine chair") tout ce qu'il est capable d'accomplir sur ce terrain. C'est par l'intermédiaire de la musique, véritable "retour à l'inanalysé", que peut nous être révélé "tout ce résidu que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes", et qui ne peut être communiqué à autrui que par un travail de transmutation artistique. Elle détient la ressource de donner toute sa puissance à l'"appel" que le narrateur aura entendu sous diverses formes dans son existence, chaque fois comme le signe qu'existe une possibilité de compensation à toutes ses souffrances. Grâce à elle, il découvre aussi que de semblables créations, qui recèlent comme "un corps à corps d'énergies", ne sont possibles que parce qu'elles font contraste avec le monde environnant, avec toute la fadeur et l'insignifiance des êtres dont la "vulgaire allégorie" constitue cependant un élément révélateur indispensable. Ce n'est que contenus dans une "gaine de vices" que la vertu, le talent, voire le génie peuvent se manifester. De ce point de vue tous les éléments, même les plus "impurs", d'un parcours, trouvent leur utilité, en ce qu'ils ont représenté d'indispensables étapes pour aboutir à l'oeuvre en laquelle il devient ainsi légitime qu'ils soient relatés, dès lors que cette oeuvre est un roman. Le travail de la signification se forge à partir du prosaïque, c'est en lui qu'elle puise la solidité de son enracinement. Et ce n'est pas un hasard si le narrateur a connu sa plus grande émotion esthétique au beau milieu du salon Verdurin, malgré sa médiocrité, les diverses manifestations de futilité de ceux qui le fréquentent, l'hystérie de la "Patronne", etc. Ce furent là les ingrédients nécessaires, les circonstances indispensables à cette joie sans nom qu'il éprouva, puisque c'est précisément grâce aux subtiles "conjugaisons" qu'elles permirent qu'il a pu entendre le septuor de Vinteuil.
D'une certaine façon, quel est le lecteur un peu conséquent de Proust qui ne finit pas par reconnaître le salon Verdurin ou autres lieux proustiens qu'il héberge peu ou prou en lui-même? "Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument d'optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même." D'où l'insatisfaction de l'écrivain lorsque certains l'appellent "fouilleur de détails" après avoir lu ses premiers textes. Alors qu'il cherchait avant tout à élaborer les "grandes lois" (de la mondanité, de l'amour, de l'art) qui président à sa présence au monde en tant qu'être singulier, Proust n'en inaugure pas moins cette "esthétique du détail" qui s'épanouira au XXe siècle, c'est-à-dire cette technique d'écriture qui consiste à décrire les réalités les plus quotidiennes dans une langue d'une grande perfection formelle et qui tire toute sa valeur de décliner avec le plus de précisions possible les caractéristiques d'une perception unique. Celle-ci peut se donner à lire en particulier dans le vaste tissu de métaphores qui sera progressivement élaboré par l'écrivain pour approcher au plus près de ce qu'il observe, comme une sorte de nasse dans laquelle il enserre les éléments de l'expérience accumulée, en résistant à la facilité de l'image toute faite: "La vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport [...], et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style." La survenue et la sélection des images sont comme la signature de l'être. C'est la "différence qualitative" obtenue par la tension toujours maintenue au plus vif entre les pôles opposés d'une très longue série où s'attirent et se repoussent à la fois, pour se rejoindre parfois, l'objectif et le subjectif, le masculin et le féminin, le noble et l'ignoble, le rêve et le réel, les ténèbres et la lumière, l'angoisse et "l'espérance mystique", la mort spirituelle et la possibilité d'une renaissance.
L'écriture proustienne tire son énergie de ces oppositions énoncées sans manichéisme comme les données d'une expérience, comme un viatique offert à qui veut en "prendre de la graine": "Cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l'ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine..."Pour devenir écrivain, le narrateur aura dû surmonter la longue "procrastination" dans laquelle son engagement trop brûlant dans le monde, sa recherche avide de possessions, son refus crispé de préserver la part du mystère l'auront tenu enfermé. Il lui aura fallu accepter la résistance des êtres et des choses à toute tentative d'annexion, laquelle ne pourrait d'ailleurs qu'aboutir à une aliénation réciproque, comme le lui aura démontré sa vie commune avec Albertine qu'il aura lui-même contribué, par les exigences vampiriques dont il aura fait preuve avec elle, à transformer en "être de fuite". Son écriture, loin de s'en trouver stérilisée comme le furent ses tentatives d'intervention et d'intrusion dans la vie d'autrui, va pouvoir désormais s'alimenter de l'ouverture à toutes les formes enfin admises de l'altérité. Le texte proustien regorge de toutes les manifestations de ces débordements, de ces échappées, eu égard aux limites étroites du moi. L'oeuvre doit viser à en exprimer la richesse, la vertu fécondante. Les signes majeurs que constituèrent pour l'écrivain tous ces noms propres qui lui offrirent un accès à l'inouï, une rupture dans les habitudes (Guermantes, Gilberte, Albertine, Saint-Loup, Charlus, Balbec, Verdurin, etc.), lui auront permis d'élaborer sa palette, grâce aux changements de régime qu'ils auront instaurés dans sa vie. Son oeuvre ne sera donc que l'une des partitions possibles par lesquelles on peut interpréter le monde, et trouvera sa place parmi toutes celles qui furent ou seront extraites du "clavier incommensurable". Le lecteur sera ainsi à même de vérifier que "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature".