Et voici la lauréate du prix première 2012:
Elle vient d'obtenir pour son premier roman "Léna" le prix Première de la RTBF décerné ce premier mars à la foire du livre de Bruxelles.
Virginie Deloffre est médecin à Paris... à mi temps, car elle écrit depuis un long moment et voici son premier roman. Fascinée depuis l’enfance par la Russie, elle signe un livre magnifique à l'écriture sensitive. La toile de fond est toute l’épopée soviétique depuis les années 20 jusqu’à l’effondrement de l’URSS à la fin des années 80. Une débâcle spectaculaire qui ressemble à celle du fleuve Léna lorsqu’il sort de sa rêverie hivernale et cause des conséquences catastrophiques quand craquent tous les barrages de glace.
La Léna dont la romancière retrace le parcours est une enfant rêveuse, traumatisée par la mort de ses parents disparus dans un trou de glace en Sibérie, recueillie par un vieux couple sans enfant, Dimitri, un scientifique exilé en Sibérie et Varvara une bonne vieille paysanne pragmatique au franc parler, fière de son communisme. Hélas sa chaleur humaine peine fort à dégeler l'enfant mystérieuse et secrète.
Léna les quitte pour épouser Vassili, un ardent pilote de chasse de l’Armée rouge, et se retrouve seule dans un nouvel environnement urbain. A quel malheur doit-elle se préparer ? Sa vie intérieure est marquée par la rêverie et l’attente perpétuelle des retours de mission de Vassia. Son immobilité lui suffit pour capter la permanence. Elle se complait dans l’inaction comme si bouger dans sa chrysalide allait tout faire basculer. A chaque départ et chaque retour de son mari elle écrit de longues missives nostalgiques à son oncle et sa tante restés dans le Grand Nord et se souvient : "La terre et la mer se confondent, uniformément blanches et plates l'une et l'autre, sans ligne de fracture visible. L’œil porte si loin dans cette blancheur, qu'on croit percevoir la courbure de la terre à l'horizon. A ce point d'immensité l'espace devenait une stature, imprégnant chacun des êtres qui l'habitent, une irréductible liberté intérieure qui fait les hommes bien nés, les Hommes Véritables, ainsi que ces peuples, les Nénètses, se désignent eux-mêmes." Elle se sent comme les paysages de sa tribu d’origine: sans limites, à la fois changeants et immuables, aussi désertiques.
La langue poétique dévoile peu à peu tous les replis de son âme vagabonde. Elle a aussi la distance pour décrire avec humour son nouvel environnement : "C'est la fameuse Laideur Soviétique, inimitable, minutieusement programmée par le plan, torchonnée cahin-caha dans l'ivrognerie générale, d'une tristesse inusable. Un mélange d'indifférence obstinée, de carrelages mal lavés, de façades monotones aux couleurs uniques -gris-bleu, gris-vert, gris-jaune-, témoins d'un probable oukase secret ordonnant le grisaillement égalitaire de toutes les résines destinées à la construction du socialisme avancé. Un genre de laideur qu'on ne trouve que chez nous, que l'Ouest n'égalera jamais, malgré les efforts qu'il déploie à la périphérie de ses villes. "
Soudain, rien ne sera plus jamais le même. « Elle est tombée sur moi, la menace que je sentais rôder. » Lorsque Vassia est sélectionné pour faire partie de mission de la station Mir, Lena, fille de l’immuable perd ses repères: la routine de son attente des retours-surprise du mari qui faisait tout son bonheur tranquille et solitaire explose et fait place aux incertitudes et au questionnement. Son monde solitaire est fracassé.
Elle est forcée au commerce avec autrui, confrontée par la réalité. Et de se demander ce que vont donc chercher les hommes dans l'espace. Quelle est cette force qui les lance vers l'inaccessible? Qu’ont-ils contemplé ces cosmonautes, face à face avec l'univers? Pourquoi ceux qui en reviennent ont-ils tous le même vide au fond des yeux ? « Je ne sais pas pourquoi les hommes veulent aller plus loin. Mais ils l'ont toujours fait, ils ont toujours marché droit devant eux. Ils se sont heurtés à des déserts, puis à des montagnes, et ils les ont franchis. Ils sont arrivés à la mer et cet obstacle leur a pris des siècles. Mais ils ont appris à construire des bateaux et ils sont partis sur la mer au milieu des tempêtes, droit devant vers l'inconnu. Vers l'inconnu terrifiant toujours. Chaque étape de leur progression était jonchée de cadavres et pourtant ils ont continué jusqu'à couvrir la surface de la terre, et maintenant la terre ne leur suffit plus. Ils sont ensorcelés par les lointains. C'est une force en eux, sans doute semblable à celle qui habite les oies sauvages au printemps. L'étendue les attire, elle les appelle. Et ils se mettent en marche. »
Le roman est construit avec le soin d’une lente distillation de l’art de dire, sans en dire trop, par petites touches successives, pour fabriquer des images inoubliables. Le plaisir de la lecture est total tant la langue soutient l’imaginaire, fait éclore l’émotion, et ouvre nos yeux sur la sensibilité de l’âme russe. Elle insiste sur le désir permanent de conquête de l’homme. Elle capte les différences ahurissantes entre l’homme et la femme dans les deux couples… qui malgré tout s’entendent. Le personnage de Léna est tout émotion: fine, pudique et délectable. Tous les personnages sont riches, la narration de l’histoire soviétique prend des allures de conte. Le lecteur de l’OUEST se sent transporté dans un monde inconnu et surprenant. L’écriture fluide et rythmée colle au roman, comme un vêtement mouillé car Léna au fur et à mesure fait fondre la glace qui l’étreint. Tout au long de l’histoire on assiste à une accélération dynamique de l’énergie et à une authentique mise à flots du vaisseau de la vie. Celle de Léna.
Le ravissement de l'éclosion.