Première scène, Elle : Tu me prends pour une bille? Quelques scènes plus tard, Lui : Tu me prends pour une bille?
Pierre Arditi a triomphé dans « La Vérité » en 2011, le voici écumant dans les eaux marécageuses du nouveau spectacle de Florian Zeller : « Le Mensonge ». Paul, le mari d’Alice ment par habitude, par bonté d’âme, par bienveillance, comme preuve d’amitié et même d’amour. Peut-on l’accuser d’être hâbleur, roublard, hypocrite et dissimulateur ? Démonstration.
In vino veritas. La vérité est dans le vin n’est-ce pas ? Pas étonnant que sa jeune femme ait toutes les peines du monde à avaler le Château Mabille millésimé tant l’humeur est tendue ce soir-là. Le Mensonge plane. L’heure est à la Vérité. La scène de ménage est prête à éclater. Nous en sommes à quelques instants de recevoir à dîner leurs meilleurs amis, Laurence et Michel. Trinqueront-ils dans la complicité à la fin de l’exercice ? On le leur souhaite! Qui, de fait, souhaite pour soi ou les autres, déchirures, humiliations, et perte de confiance mutuelle à cause des mensonges?
Cette comédie sur les 50 nuances de la vérité se reflète dans les magnifiques jeux de lumière sur un décor fait de panneaux translucides blancs qui composent l’intérieur très design de l’appartement. On est au salon, plus que dépouillé, quelques fauteuils identiques, deux dressoirs vides surplombés de peintures baroques luminescentes. A droite une femme observe derrière son masque, à gauche une escalade de chairs nous renvoie le reflet d’une société aux mœurs légères et décadentes. Au fond, dans le dégagement qui mène à la cuisine est-ce un hologramme ou une toile à la Zubaran qui représente des coquillages symboliques. C’est tout. Plus aucun changement de décor tout au long de la pièce mais une multitude de virages lumineux entre les vérités de chacun. Du Pirandello de boulevard 2000. On n’est pas sorti de la caverne !
La mise en scène de Bernard Murat à la façon d’un étourdissant slalom, exploite les mouvements de scène et les mimiques corporelles changeantes ad libitum. Body language never lies ? Le public ne s’y fie pas ! Au contraire, c’est une occasion pour lui d’observer à la loupe toutes les postures des menteurs et des menteuses ! Pleines lumières sur les ficelles utilisées et l’empreinte du faux. Mais les manipulateurs se trahissent par des lapsus, des actes manqués, des contradictions, des poses théâtrales, des intonations de bonne foi effarouchée. Et le dossier à charge se constitue… laissant la porte ouverte, pour celui qui l’écoute, à la permission de mentir à son tour! Le jeu s’emballe et se multiplie par 4 personnages, avec la répétition systématique des questions du partenaire, les généralisations de cas particuliers, la temporisation, la reprise des arguments de l’autre retournés contre lui, les doubles discours. Mais les bribes de vérité s’échappent comme d’un panier trop rempli et se fraient un passage dans les fractures - c’est le propre de la lumière - malgré tous les efforts de dissimulation. Et c’est fort plaisant, car chacun peut s’entr’apercevoir dans ce miroir éclaté. Paul n’a pas l'intention de tromper, il veut protéger ses relations avec ses amis, avec sa femme. Il appelle cela la délicatesse ! C’est vrai. Le mensonge est inexcusable, c’est vrai aussi. Les vérités factuelles peuvent avoir des causes différentes, et le réel apparaît alors différent pour tout le monde : quoi de plus vrai ?
Avec les 30 ans d’amour de Pierre Arditi et Evelyne Bouix, Josiane Stoléru, Jean-Michel Dupuis, applaudis avec fracas par le public du Centre Culturel d’Auderghem, où l’on ne trouvait, le jour de la première, plus le moindre strapontin de libre. Pendez-moi, si mon billet ment!