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héroïsme (4)
Philippe Sireuil mettait en scène la première partie du roman-fleuve de Louis-Ferdinand Céline « Voyage au bout de la nuit » (1932) en février dernier. La reprise du spectacle à Bruxelles au théâtre des Martyrs, est aujourd'hui la bienvenue dans le contexte de violences mondiales effrénées qui nous entourent. Une question se pose : il y aurait-il du courage dans la lâcheté ?
« ...Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat…
- Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »
L'interprétation du personnage de Bardamu par la comédienne Hélène Firla est hypnotique. Elle prête son souffle et son jeu magistral à l'un des textes les plus puissants de la littérature française du XXe. Dans un même creuset de mots en ébullition, l’homme et la femme se retrouvent soudés dans le même rejet de l’innommable, à contre-courant de tout ce qui, à l’époque et à la nôtre, entraîne vers la débâcle absolue.
Bardamu est assis sur un banc de pierre, lisse comme un autel, le visage et le corps sculptés par des jeux de lumière, fumant, crachant, narrant, soliloquant à perte de verbe sur l’horreur et l’absurdité de la Grande guerre, la souffrance de l’humanité. La voix vient d’outre-tombe, d’un mort vivant qui s’extirpe d’un trou d’obus, qui rassemble des bribes de mémoire. A lui tout seul, le personnage assis dos au mur, homme vieilli, à lunettes, vêtu d’un complet trois pièces et chapeau melon représente des millions de voix éteintes par le sang meurtrier des champs de bataille.
A elle toute seule, la comédienne Hélène Firla, incarne les émotions du chœur des tragédies grecques. Et le sang coule. Dès les premières phrases, on oublie que l’homme est interprété par une femme. Ce qui se déroule devant nos yeux nous plonge au cœur de l’humanité et dans sa fragilité.
Comme c'est absurde! Bardamu s’est engagé sur un coup de tête dans l’armée, séduit par la musique et la belle allure d’une parade militaire ! Une fois au front, il est en proie à l’horreur et à l’absurdité de la guerre.
« Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. »
Comme c’est absurde et révoltant ! Faut-il que ce soit la guerre qui révèle les tréfonds de la nature humaine ? Faut-il que la bête resurgisse indéfiniment ? La terrifiante volupté du sang dans chaque massacre, dans chaque hécatombe ne supprime-t-elle pas les moindres formes d’amour ou d’intelligence? Les héros ivres d'orgueil ne croient même pas à leur propre mort ! Et, devant les récits d’héroïsme, les spectateurs trépignent de joie…quelle folie!
Louis-Ferdinand n’a que 20 ans quand il est entraîné dans le sillage du grand Carnage. Avec ce texte, nous sommes face à un véritable Guernica littéraire, une explosion de parler vrai, une dénonciation de la mort par bêtise humaine. Le délire verbal rejoint le délire sur le front. Le langage châtié croise avec l’insolence et la liberté de l'expression populaire, mais tous les humains sont otages de l’hydre de la guerre.
Dès les premières lignes, Bardamu avoue sa peur:
« On était faits comme des rats ! » « Moi, je leur avais rien fait aux allemands ! Une formidable erreur! »
Dès le début, il sait qu’il est lâche, qu’il n’a pas l’étoffe du héros. C’est quoi, ce patriotisme, cette gloire, sous le couvert d’un soit-disant altruisme ? Il est embarqué dans une croisade apocalyptique sans fuite possible, convaincu qu’il aura de moins en moins d’espérance d’en revenir.
« Quand on n’a pas d'imagination, mourir c'est peu de chose, quand on en a, mourir c'est trop ! »
lâche l’anti-héros dans un souffle, épuisé de sa lutte frénétique contre l’obscurité bouleversante des « homicides énormes et sans nombre ». L'anti-héros est endossé avec grandeur par une femme, Hélène Firla qui expose devant un public cloué de stupeur, avec immense talent et dans une multitude de registres, cette humanité bafouée au sein de la vaste farce globale qui ne rêve que de l’anéantissement de l’autre.
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Voici du panache et de la flamboyance pour ouvrir la saison à ORW à Liège. Jean-Louis Grinda*est de retour avec une somptueuse mise en scène de l'Ernani de Verdi en collaboration avec l’Opéra de Monte-Carlo.
Pour souligner l’opulence musicale de l’œuvre, Jean-Louis Grinda choisit d’utiliser une toile de plastique tendue, faisant miroir, inclinée en fond de scène qui dédouble les clairs-obscurs et les saisissants jeux de lumière de Laurent Castaingt de manière très onirique. Ceux-ci jouent avec la transparence des écrans et font surgir la vision extraordinaire d’une reine de lumière en robe blanche autour de laquelle surgissent des personnages vêtus de brocart, figés et muets, comme dans un cauchemar. Nous sommes dans les toutes premières mesures de l’ouverture.
Plus de 300 costumes resplendissants, d’inspiration Renaissance, signés Teresa Acone et une réplique stylisée de combats équestres de Paulo Ucello contribuent à créer l’atmosphère grisante de légende épique. L’importante distribution glisse sur l’échiquier du drame romantique, fait de porphyre er de marbre noir. Les décors sont signés Isabelle Partiot-Pieri. Le mouvement entre ceux-ci simule la main du destin, le moteur invisible de l’ouvrage. La très belle direction des choristes evient à Pierre Iodice. Le décor au troisième acte suggère le tombeau de Charlemagne surmonté de l’aigle impérial, auprès duquel se fera le couronnement. Le dernier acte s’ouvre sur une couche nuptiale surmontée d’un immense dais de soie blanche parsemée d'écussons dorés, auquel seront assorties les tenues de bal de la cour pour les épousailles princières.
Les personnages. Une femme Elvira (Elaine Alvarez), flanquée de sa nourrice Giovanna (Alexise Yerna), face au monde guerrier des hommes : un oncle, un grand d’Espagne, De Silva (la basse Orlin Anastassov), vieillard qu’elle déteste et qu’elle doit épouser. Don Carlo (Lionel Lhote), le roi d’Espagne qui lui a aussi demandé sa main et lui a même offert la couronne. Son cœur appartient à Ernani (le ténor argentin Gustavo Porta), prince proscrit, cuirassé dans une voix forte, stable et assurée, poursuivi par une fatalité meurtrière, devenu bandit avide de vengeance : son père a été tué par le père de Don Carlo. Traqué par les émissaires du roi, iI s’est réfugié dans les montagnes d’Aragon.
Tout pour l’amour. Il rêve d’enlever Elvira. Le malheureux couple se voue en effet un amour sincère et juste, seule harmonie dans cette fresque guerrière mue par la poudre et le glaive. Encore deux hommes de plus au tableau : Riccardo, l’écuyer du Roi et Jago, celui de De Silva. L’amour est la valeur absolue d’Elvira et sa seule arme. Elle est prête à perdre la vie et irait jusqu’à tuer si elle ne peut pas vivre aux côtés de son amant. « Ernani involami » est d’une poignante beauté, brodé de belles demi-teintes fort délicates.
Tout pour l’honneur. La machine à broyer les hommes dans le sang - Jalousie et Vengeance - se réveille. De Silva a offert à son insu l’hospitalité à Ernani en fuite. Ernani, croyant Elvira mariée, lui offre sa tête en cadeau de noces, quand, enflammés par l’idée de vengeances communes, Ernani et De Silva décident de se liguer contre le roi. Il revient à Ernani de l’abattre, pour venger la mort de son père. Inconscient ou la proie d’une malédiction, Ernani conclut avec De Silva un pacte fou où il offre à son ennemi de se supprimer par le glaive lorsque De Silva fera retentir trois fois un cor fatidique! L’honneur est la valeur absolue d’Ernani, et rien ne tiendra devant ce pacte insensé ! Aucun usage de la raison ou les supplications d’Elvira n’arrêteront son passage à l’acte. Pauvre folie des hommes. Etranglé par l’orgueil de ses principes et la spirale des vengeances en série, il s’immole aux pieds de celle qu’il peut enfin épouser sous l’œil impassible de De Silva. Quelle absurdité ! Elvira avait fini par obtenir la clémence du nouvel empereur du Saint Empire grâce à la sincérité et la pureté de ses sentiments. Victoire éphémère de l’amour. En effet, au troisième acte, le roi Don Carlo, accédant au trône impérial sous le nom de Carolus Quintus, avait su contourner la haine, trouver le chemin de la paix et de la clémence. On est frappé par la noblesse de ton de Don Carlo, qui s’oppose à la dérisoire vendetta et l’orgueilleuse dette d’honneur! Le goût du sang, la folie de vengeance et de jalousie de De Silva viennent tout ruiner. Le trio final est un hymne rutilant fait de désespoir et de malédiction.
Tout pour la musique. L’orchestre dirigé par Paolo Arrivabeni enchaîne les airs, les chœurs chatoyants et les dialogues avec une énergie dévorante. La constance des différentes haines se dégage de chaque scène avec obstination dans une atmosphère de fatalité. It’s a man’s world. Et à l’opposé, parée de tout le mystère de féminité, des couleurs tendres aux plus crépusculaires, l’interprétation vocale impérieuse d’Elaine Alvarez est royale et sereine malgré l’intensité de sa souffrance. Elle suscitera vivats et applaudissements enthousiastes très mérités lors des nombreux rappels en scène. Tout aussi royale est l’interprétation et la voix ronde et souple de Don Carlo. Lionel Lhote le sublime baryton qui nous a enchantés dans Les pêcheurs de perles tout dernièrement sur la même scène, et il se surpasse encore. « O de’verd’anni miei » médite-t-il devant la tombe de Carolus Magnus, symbole de sagesse. Avec sa très belle présence scénique, c’est probablement, notre voix préférée dans ce magnifique spectacle qui ne cesse de nous rappeler de façon étonnamment vivante, les tableaux de Velasquez.
http://www.operaliege.be/fr/activites/operas/ernani
* Jean-Louis Grinda a dirigé l'Opéra Royal de Wallonie pendant des années, avant l'actuel directeur général et directeur artistique Stefano Mazzonis Di Pralfera
Saison : 2015-2016
Durée : 2:40 /Langue : Italien /Direction musicale : Paolo Arrivabeni / Mise en scène : Jean-Louis Grinda/ Chef des Chœurs : Pierre Iodice/ Artistes : Gustavo Porta, Elaine Alvarez, Orlin Anastassov, Lionel Lhote, Alexise Yerna/ Nombre de représentations : 6 /
Dates : Du jeudi, 24/09/2015 au mardi, 06/10/2015
crédit photos: (© Opéra Royal de Wallonie - Lorraine Wauters).
Histoire vraie d’un artiste français qui adora La Vestale jusqu'à s'aller tuer pour elle, d'un balle dans la tête! Berlioz raconte: « On doit donner encore la Vestale... que je l’entende une seconde fois !.... Quelle œuvre !... comme l’amour y est peint !... et le fanatisme ! Tous ses prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels accords dans ce finale de géant !... Quelle mélodie jusque dans les récitatifs !... Quel orchestre !... Il se meut si majestueusement... les basses ondulent comme les flots de l’Océan. Les instruments sont des acteurs dont la langue est aussi expressive que celle qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif du second acte ; c’était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans l’air : Impitoyables dieux !, m’a brisé la poitrine ; j’ai failli me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie lyrique ; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui ! Je la verrai encore une fois, une fois... cette Vestale... production surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je concentrerai dans trois heures toute la vitalité de vingt ans d’existence... après quoi... j’irai... ruminer mon bonheur dans l’éternité. » C’est dire si à l’époque (1807), La Vestale de Gaspare Spontini avait ravagé les cœurs!
On la retrouve en 2015 au Cirque Royal de Bruxelles, un endroit de choix pour monter cette œuvre méconnue dont on ne se souvient que chantée en italien par La Callas. L’Orchestre de la Monnaie dirigé par Alessandro De Marchi œuvre à découvert, aux yeux du public dans une moitié de l’arène tandis que l’action se déroule en surplomb, dans l’autre moitié du cercle. Les costumes de Marguerite Bordat font plus penser à L’Antigone de Jean Anouilh qu’au théâtre antique. La mise en scène, signée Eric Lacascade et montée l'année dernière au théâtre des Champs Elysées à Paris, est très stylisée. Epurée et classique à la fois, elle donne le ton d’un drame intemporel.
Comme dans « Les pêcheurs de perles », on retrouve l’amour en butte à la bigoterie religieuse, le thème du bouc émissaire, mais aussi la brûlante liberté d’esprit de la victime expiatoire. Deux thèses en présence: « Le salut exige une victime» s’oppose à un autre camp « Le salut des états ne demande pas de crime », c'est celui des jeunes vestales (La Choraline, direction Benoît Giaux). On est glacé par la scène de lynchage qui s’apparente aux scènes insoutenables vécues au sortir de la deuxième guerre mondiale par ces femmes tondues, honnies et persécutées avec hargne. On respire d’aise et de bonheur à la fin du drame comme dans « La Clémence de Titus » que présentait La Monnaie la saison dernière. On ressortira du spectacle avec une certaine exaltation devant l’homogénéité de la représentation et la poésie du texte transmise avec une très belle diction, que ce soient les chœurs ou les solistes qui mettent en valeur la beauté lyrique lumineuse de l’œuvre.
Pureté du jeu, pureté du feu, un flambeau d’amour renaît des cendres de la haine. Le feu symbolise la régénération et la purification, par l’amour et la lumière. Alexandra Deshorties est excellente dans le rôle de Julia et brille de noblesse naturelle. Son jeu impressionne par la vérité de ses gestes. La tessiture de la voix plonge dans les registres inférieurs de la tragédie désespérée et fuse dans les registres supérieurs du bonheur et de la tendresse charmante et juvénile. La finesse de son, loin d’être un reproche, est au diapason de la pureté des sentiments et de la pureté de la voix. On se sent à la fois envahi par l’innocence, l’illumination palpitante du désir et la rage du désespoir, deux forces qui peuvent changer le monde.
Yann Beuron, dans le rôle de Licinus a des tempos justes et chaleureux, des phrasés éloquents, une puissance romaine naturelle dépouillée de toute mièvrerie, une ardeur de guerrier et d’amant passionné. Il célèbre également la vraie amitié et l’amour vrai qu’il éprouve pour sa Julia : « Je vis pour défendre ses jours ! » Il s’offre héroïquement pour la sauver tandis qu’elle a choisi de crier en vestale de l’amour, sa liberté dernière : celle de marcher avec fierté vers la mort et de taire le nom de celui qu’elle aime. De bouc émissaire elle devient martyre glorieuse. Leurs duos sonnent juste et touchent les coeurs. La voix rayonnante du pontife (Jean Teitgen) domine, impressionne, mais n’arrive jamais à réduire l’innocence de l’amour au silence. Il s’entoure d’une hypocrite escadre de soutanes noires parées de longues chevelures suant la jouissance de l’anathème et s’alliant les odieux mouvements de la foule versatile. C’est voulu et lourd de propos.
Chargée du rôle de la grande Prêtresse, la mezzo-soprano Sylvie Brunet-Grupposo est auguste et très crédible, n’hésitant pas à laisser fondre son cœur de mère dans un duo déchirant avant que Julia ne soit enterrée vivante. Sur scène, quelques bancs, ou longues tables mouvantes, et au centre le siège du feu sacré dans une cage qui sera celle de l’héroïne, entouré de jeunes vestales exquises vêtues de cheveux de feu et de robes blanches. La plus jeune a à peine 19 ans. Les mouvements fascinants et le lyrisme des chœurs très nombreux utilisent plus que leur espace scénique, ils jouent d’une certaine proximité avec le spectateur, de quoi les clouer dans l’émotion.
Une œuvre sans aucune lenteur, des rythmes enflammés, du désespoir palpable, la flamme immortelle de l’amour omniprésente, le tout serti dans un très beau travail de chœurs (Martino Faggiani), ne fait que contribuer à l’allégresse qui naît lorsqu'une performance est reçue comme un cadeau.
Crédit Photos: © Clärchen und Mattias Baus