L’émotion est déjà sur le qui-vive quand l’orchestre dirigé par Cyril Englebert, salue respectueusement le public avant de se mettre à jouer. Délicate attention ou respect ressenti pour l’auteur du personnage de Manon, la délicieuse grisette condamnée par la société, qui eut le malheur de savoir se donner?
Entre opéra-comique et drame sentimental, la « Manon Lescaut » (1856) de Daniel-François-Esprit Auber, celui qui écrivit aussi La Muette de Portici, est une œuvre rarement jouée de nos jours. C’est la dernière production et la seule œuvre du compositeur se terminant de façon tragique. Le livret se base sur la très profane œuvre de l’abbé Prévost, jugée scandaleuse à l’époque : l'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut qui fait partie Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde (7 volumes, rédigés de 1728 à 1731). Ce joyau romantique aux immenses qualités humaines emporte l’imaginaire et a créé une légende intemporelle de la condition humaine qui inspirera encore Jules Massenet (1884) et Puccini (1893).
En 1830 apparaît un ballet-pantomime en trois actes de Jean-Pierre Aumer, sur une musique composée par Jacques-Fromental Halévy. Cette œuvre insiste fortement sur la légèreté et la frivolité de la dame. Le livret d’Eugène Scribe utilisé par Daniel Auber gommera ces aspects et ajoutera un couple modèle de la bonne société bourgeoise de l’époque : Marguerite et Gervais qui représentent des valeurs morales édifiantes. Ils gagnent leur vie honnêtement et souscrivent aux valeurs familiales du 19e siècle. «Il faut, prudente et sage, devenir une femme de ménage » ! « Le ciel récompense la sagesse, le travail et l’amour ! » Un rôle en or pour le beau timbre de l’excellente Sabine Conzen, toute en finesse, en fraîcheur et en spontanéité. Le ténor Enrico Casari interprète un Des Grieux très juvénile.
A la fois grave et légère, l’écriture orchestrale est très équilibrée et dirigée de façon très souple et pétillante par le jeune chef Cyril Englebert. Il est même des moments où les yeux, quittant les protagonistes, se portent vers la fosse de l’orchestre et la baguette du maître tant la musique souligne avec charme les sentiments qui se jouent sur scène. Le jeu des différents pupitres est précis et élégant …. Complètement dix-huitième! Le travail des bois est admirable, la harpe émerge avec grâce pour célébrer l’union mystique dans le désert, la contrebasse inquiète cerne les dernières pulsations avant la mort de la belle.
Dans le rôle-titre, comme il se doit, une voix de soprano colorature, mais moins épanouie, moins charnue que ce que l’on pourrait rêver, sans doute à cause de la difficulté de la diction française pour une jeune asiatique. Si la sentimentalité est quelque peu retenue par le masque poli du sourire, la technique des vocalises volatiles est superlative dans les cinq solos qui se fondent en chants d’oiseaux en délire: de la grive à la fauvette des jardins, en passant par les timbres ludiques du rossignol. La Manon interprétée par la coréenne Sumi Jo est peu passionnée ou voluptueuse, mais accroche par une technique d’acier trempé! Très malicieuse dans l’air des éclats de rires. La dernière scène où Manon, changeant d’hémisphère, est sauvée d’un tigre sauvage par Des Grieux, est splendidement interprétée. Elle est anéantie par le ciel en feu et meurt de soif dans un désert en Louisiane. Elle implore Dieu pour qu’il jette sur le couple un regard favorable « Tu fis du repentir la vertu favorable, pardonne-nous! » Vêtue de la robe de mariée de Marguerite, elle attendra son compagnon d’éternité au ciel, « Comme un doux rêve, ce jour s’achève… » murmure-t-elle sans pathos, toute à la volupté de l’amour et à l’art de la chanson. Elle a cessé de vivre ici-bas, c’est ce que semble nous dire l’image de son corps épanché comme une larme sur la gravure d’une carte de la Louisiane en page de garde d’un immense livre ouvert vers le ciel. Un tableau inoubliable.
Quelques frustrations cependant pour les textes parlés : la distribution pèche un peu par la disparité des accents sauf bien sûr celui de Roger Joachim qui installe un fieffé Lescaut, cousin de Manon, joueur et profiteur, très fier en jambes et en voix. Le deuxième solo, lourd d’émotion, du Marquis D’Harpigny (Wiard Witholt) est bien sombre et menaçant, enfermant la pauvrette dans un chantage crapuleux et machiste. La gargotière, haute en coiffure, Madame Bancelin, est interprétée avec superbe par Laura Balidemaj et pose le décor social. Très beau réalisme des costumes signés Giovanna Fiorentini. Les Chœurs de l’Opéra royal de Wallonie sont dirigés par Pierre Iodice. Ils mettent bien en valeur la hargne des foules avides de boucs émissaire, alors que le marquis, succombant aux blessures infligées par Des Grieux, a pardonné aux amants.
La mise en scène très habile de Paul-Emile Fourny et les décors de Benoit Dugardyn réussissent à capter l’éternité de la légende de Manon, car le point de départ est une superbe bibliothèque 19 ème sous des arcades de style Eiffel, fréquentée par des collégiens 20 ème en uniformes que l’on dirait anglais, penchés sur quelques portables 21 ème dans la salle de lecture antique, tandis que d’autres fouillent les rayons à la recherche d’un livre 18ème . Quelques meubles vont et viennent, l’action se trame, la Louisiane apparaît et l’histoire se clôt sur la vision de cette jeune étudiante éternelle qui remet délicatement dans les rayons le livre de l’abbé Prévost.
Au retour, résisterez-vous à l’envie de fouiller votre propre bibliothèque et d’exhumer l’édition de vos années d’adolescence en format poche N°460 présenté par Pierre Mac Orlan?
DIRECTION MUSICALE : Cyril EnglebertMISE EN SCÈNE : Paul-Emile FournyCHEF DES CHŒURS : Pierre IodiceARTISTES : Sumi Jo, Wiard Witholt, Enrico Casari, Roger Joakim,Sabine Conzen, Laura Balidemaj, Denzil Delaere, Patrick Delcour
NOMBRE DE REPRÉSENTATIONS : 5 DATES : Du mardi, 12/04/2016 au mardi, 19/04/2016
http://www.operaliege.be/fr/activites/operas/manon-lescaut
Et le live, dès le 15 avril sur Culturebox : http://culturebox.francetvinfo.fr/festivals/opera-royal-de-wallonie-liege/manon-lescaut-d-auber-opera-royal-de-wallonie-237369