Jeanne est d’abord un être humain que je veux libérer du poids des clichés.
Romeo Castellucci
Cet automne, La Monnaie programme du 5 au 12 novembre, l'opéra "Jeanne d'Arc au bûcher", oratorio dramatique d'Arthur Honegger sur un livret de Paul Claudel. La mise en scène est signée Romeo Castellucci dont on se souvient lorsque l’an dernier il produisait une mise-en-scène très controversée de « la Flûte Enchantée » de Mozart, dans la même maison. Est-ce sur cette base, que les esprits se sont tout de suite échauffés, pour brûler une nouvelle proie, criant à l’obscénité majeure, pour quelques photos considérées comme choquantes, et sans avoir même réellement assisté au spectacle? Sic la Fédération Pro Europa Christiana, qui promeut les "valeurs chrétiennes à travers l'Europe" et sa pétition qui a recueilli avant la première du 5 novembre plus de 10.300 signatures. Bon, la tolérance ne fait-elle pas partie de nos valeurs chrétiennes, et «Tu ne jugeras point » pareillement ?
Consentir au souffle clair et aux gestes de sable
S’ils avaient été voir ce spectacle, leur âme aurait été emplie de bonheur, naturel et surnaturel tellement la musique d’Honneger fleurait le bienfait rafraîchissant et l'épopée humaine. Un élixir de joie et d’amour. Les chœurs omniprésents étaient installés dans le colombier diffusant leur musique enivrante comme les parfums d’un encensoir diffusant paix, beauté et grâce. Des voix tantôt profondes comme racines de la terre, et tantôt angéliques et inouïes comme in Paradisum. Un enchantement et un mystère qui vous tombe sur les épaules comme un manteau bienfaisant de la Saint-Martin !
Les derniers moments de la pucelle d'Orléans
Et sur scène on assiste à un seul en scène, une traversée du désert en 11 flashbacks, à la recherche de l’amour, terrifiée à l’idée de son supplice. C'est Jeanne (Audrey Bonnet), sorie du monde de silence, qui occupe tout l’espace, seule, avec ses voix. On sympathise au sens propre du terme, avec une lente épure mystique qui délivre Jeanne de son histoire d’héroïne de la France, qui lui ôte sa cuirasse de guerrière, la décape de tous les poncifs historiques qui entourent le personnage. Elle est peu à peu mise à nu, elle se dépouille de tout ce qui lui a été toxique. C’est toujours mieux que d’être mise à mort… Elle perd d’un coup de balai,la détestable image d’idole récupérée par des partis politiques très peu recommandables. Elle retrouve toute sa chevelure de femme, sa force, sa lumière, son corps virginal tout de blanc poudrée. Elle est sortie d’un accès de folie du cerveau d’un concierge d’école. La voilà, naissant du ventre de l’ombre, ressuscitée d’entre les chaises d’une classe de village. Elle creuse le sol, déterre son passé, fouille les souvenirs, retrouve le glaive de saint-Michel et le cheval de bataille, le roi de France, l’amour de la patrie. Elle est cet amour qui réunit les communautés, remembre l’unité, réconcilie les extrêmes, fabrique un corps social unifié! Et ainsi elle atteint l’humus sous le plancher qu’ lance autour d’elle comme pour exalter son humanité et retrouver le sein de la terre féconde. Elle renoue ainsi avec son humilité, sa condition de femme éperdue d’amour, sa nature profonde. C’est une folie sauvage, libre et authentique qui s’attendrit devant les fleurs de pommiers roses de Normandie, qui est bouleversée par un chant de rouge-gorge, - de quoi fondre en larmes - qui tente d’expliquer ce qu’est l’amour à un frère Dominique enfermé dans une cuirasse de bure inexpugnable, incapable de sentir. Cet oratorio est un choc spirituel que d’aucuns voulaient livrer aux flammes… « Comburatur igne ! » ( Le Chœur). Les persécuteurs ont souvent eu bonne presse auprès des foules avides d' événementiel, or il faut toujours revenir à l’essentiel qui fait notre lumière. Ce qu’a voulu chanter, danser et jouer Romeo Castellucci. A tout hasard, La Monnaie a assuré qu'elle prendrait des "mesures de sécurité appropriées afin que les spectateurs puissent profiter des représentations sans dérangement".
Une lecture dramatiquement magistrale, radicalement dépouillée
Dans un rêve fébrile de chants, de textes dits et de musique, cette œuvre d’une extrême originalité nous entraîne à travers quelques passages-clés de la vie de Jeanne d’Arc au moment où, toute seule, à l’approche de la mort, il lui faut faire face à elle-même et à sa France. Qui d’autre que Romeo Castellucci pouvait transposer les visions mystiques et les conflits intérieurs de cette jeune femme en théâtre sublimé ? L’artiste total italien s’est associé à l’ancien directeur musical de la Monnaie, Kazushi Ono, qui s’est retrouvé à nouveau dans la fosse d’orchestre de la Monnaie, dix ans après l’avoir quittée. Le chef nippon nous a livré la fresque musicale dans un chatoiement de timbre et d’effets acoustiques stupéfiants. Ce spectacle est l’œuvre d’une coproduction de la Monnaie, du Theater Basel, du Perm State Opera and Ballet Theatre et de l’Opéra de Lyon, où a eu lieu la création en 2017. Pour nous ce fut un émerveillement philosophique. Bien sûr on pourrait reprocher qu’aucune voix entourant Jeanne ne se trouve réellement présente sur le plateau, mais n’est-ce pas le propre des voix… d’être invisibles?
Visionnaire, prégnant, ambigu : le mystère lyrique d’Honegger
Arthur Honegger (1895-1955) tomba d’emblée sous le charme du texte de Paul Claudel (1868-1955) et de sa musicalité poétique. La musique d’Honegger ne reflète pas seulement les différents registres stylistiques du livret, mais également l’esprit turbulent et survolté des années 20 et 30. Des chants spirituels austères qui rappellent Bach alternent avec de la musique contemporaine française, des comptines hors d’âge, des ritournelles de pastoureaux, des blocs de sons cubistes et même une ligne subversive de jazz et de music-hall. Sorte de théâtre musical, les personnages principaux ont des rôles parlés. L’orchestration fait penser à une tragédie antique ou à un mystère médiéval, mais avec un langage musical chromatique et polytonal extrêmement varié.
Les chœurs ont été renforcés pour l’occasion par les chœurs d’enfants et de jeunes et par l’Académie des chœurs de la Monnaie – tous deux sous la direction de Benoît Giaux. Kazushi Ono avait déjà dirigé cette production avec beaucoup de succès à Lyon aux côtés de Romeo Castellucci et ses collaboratrices attitrées, les dramaturges Piersandra Di Matteo et Silvia Costa. L’actrice française Audrey Bonnet interprétait Jeanne d’Arc et occupait la scène quasi seule pendant près d’une heure et demie. Elle était accompagnée sur scène par Sébastien Dutrieux, dans le rôle du Frère Dominique.
Dominique-Hélène Lemaire
DISTRIBUTION
Direction musicaleKAZUSHI ONO
Mise en scène, décors, costumes et éclairagesROMEO CASTELLUCCI
Dramaturgie : PIERSANDRA DI MATTEO
Collaboratrice artistique : SILVIA COSTA
Collaboration aux éclairages : MARCO GIUSTI
Chef des chœurs : CHRISTOPHE TALMONT
Jeanne d’Arc : AUDREY BONNET
Frère Dominique : SÉBASTIEN DUTRIEUX
La Vierge : ILSE EERENS
Marguerite : TINEKE VAN INGELGEM
Catherine : AUDE EXTRÉMO
Une Voix, Porcus, Héraut I, Le Clerc :JEAN-NOËL BRIEND
Une Voix, Héraut II, Paysan : JÉRÔME VARNIER
Héraut III, L'Ane, Bedford, Jean de Luxembourg, Un paysan : LOUKA PETIT-TABORELLI
L'Appariteur, Regnault de Chartres, Guillaume de Flavy, Perrot, Un prêtre GEOFFREY BOISSY
Soprano Solo : GWENDOLINE BLONDEEL
Une Voix d'Enfant : SIOBHAN MATHIAK
Orchestre symphonique et Chœurs de la Monnaie
Chœurs d’enfants et de jeunes et Académie des chœurs de la Monnaie s.l.d. de Benoît Giaux
CoproductionLA MONNAIE / DE MUNT, OPÉRA NATIONAL DE LYON, PERM STATE OPERA AND BALLET THEATRE, THEATER BASEL
Production créée à l’Opéra National de Lyon, 21.1.2017
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