Un élixir d’émotions et une plongée dans la folie
Sous la direction de STEFANO MAZZONIS DI PRALAFERA † , on sait que l’opéra de Liège chérissait les compositeurs italiens et en particulier les œuvres de Gaetano Donizetti (1797-1848). Après l’Elixir d’amour, La Favorite, Anna Bolena, et la récente captation vidéo de La fille du Régiment, voici un dernier chef-d’œuvre romantique – Lucia di Lammermoor (1835) – où la passion romantique vire cette fois à la folie. La mise-en scène est reprise par Gianni Santucci. C’est aussi un dernier clin d’œil du regretté directeur de l’opéra, à la folie de notre monde en plein bouleversement. C’est comme si cette ultime mise en scène de notre artiste regretté était un dernier cadeau, un regard plein de tendresse posthume lancé à un public qu’il adorait. Un adieu magistral à une époque révolue. La direction musicale a été confiée à la très belle sensibilité artistique de Renato Balsadonna.
A la base, il y a le roman historique de Walter Scott, « La fiancée de Lammermoor ». Comme Wordsworth, Byron, Shelley et Keats, Walter Scott est l’une des figures les plus illustres du romantisme d’outre-Manche. Défenseur convaincu du retour aux sources populaires, il fabrique une image romantique de l’Écosse et de son histoire. Ainsi le décor de lugubre château hanté signé Jean-Guy Lecat et les chatoyants costumes de Fernand Ruiz, deux fidèles compagnons de Stefano Mazzonis di Pralafera. C’est à Walter Scott, d’ailleurs, que l’on doit le retour de l’usage du tartan et du kilt, dont le port avait été interdit par une loi du Parlement en 1746. Aux lumières: Franco Marri.
Ce roman fantastique raconte l’amour tragique de Lucy Ashton et d’Edgar, laird de Ravenswood. Le père d’Edgar a été déchu de son titre pour avoir soutenu Jacques Stuart II, roi d’Ecosse sous le nom de James VII, permettant ainsi au père ambitieux de Lucy, Sir William Ashton, de racheter le domaine de Ravenswood. Edgardo déteste cette famille pour l’usurpation de des terres ancestrales de Lammermoor, mais en rencontrant Lucia, dont il tombe amoureux, il renonce à ses sombres projets de vengeance. Leurs fiançailles secrètes deviendront maudites. Le librettiste Salvatore Cammarano développe alors dans l’histoire une puissante figure mâle dominante, avide de pouvoir et de richesse, en la personne du frère de Lucia, Enrico, un rôle embrassé avec présence et intensité par le belge Lionel Lhote.
Il est résolu à forcer Lucia, à contracter un mariage arrangé, politiquement très avantageux pour lui, avec Arturo le Laird de Bucklaw. Enrico ne se gêne pas pour utiliser de fausses lettres et faire croire à Lucia qu’Edgardo l’a abandonnée. La mort dans l’âme, Lucia se voit incapable de résister aux pressions de son frère. Contre toute attente, la veille du mariage, Edgardo revient d’une mission en France. Constatant avec horreur que Lucia, a signé le contrat de fiançailles avec Arturo Bucklaw, il répudie Lucia, anéantie et qui peut à peine parler. Le mariage a lieu le lendemain, suivi d’une fête à Ravenswood. Alors que les invités dansent, Lucia, poignarde Bucklaw dans la chambre nuptiale. Elle sombre rapidement dans la folie, divague, imaginant son mariage avec Edgardo et meurt. Edgardo (le ténor Lyonnais Julien Behr au mieux de sa forme) met fin à ses jours.Comme dans Roméo et Juliette, l‘intrigue est condensée sur un infernal triangle amoureux. Le chœur témoigne, comme dans les tragédies grecques. Il est préparé par Denis Second, formé au Conservatoire de Nice.
L ‘admirable sextuor d’émotions de l’acte II est un élixir exaltant qui se décline avec un irréprochable casting : Luca Dall’Amico, natif de Venise, donne sa somptueuse voix de basse profonde au chapelin Raimondo Bibedent, seul personnage peut-être doué de raison dans l’histoire, et la mezzo-soprano Julie Bailly donne la sienne à la très plaisante Alisa, fidèle suivante de Lucia. Oreste Cosimo en Arturo et Filippo Adami en Normanno remplacent Maxime Melnik et le roumain Zeno Popescu, entendu sur cette même scène dans Norma, Rigoletto et I Puritani.
Au troisième acte, pendant près de 20 minutes de chant ininterrompu Lucia revisite la vision fantasmée de leur histoire d’amour, imaginant dans une forme d’extase onirique ce mariage auquel elle aspirait tant. Mais cette fresque de passion absolue est traversée par d’épouvantables moments de cruelle lucidité où elle prend conscience l’horreur du meurtre commis et de l’abominable destin qui accable les amants. Zuzana Marková, rompue au bel canto italien, interprète avec la plus grande vérité ce personnage féminin broyé par une société éminemment oppressante. Elle dispense avec fulgurance ses immenses phrasés palpitants sur un solo de violoncelle et projette de manière étincellante un feu nourri de traits de virtuosité exceptionnelle. En plein cœur de la performance de l’artiste, il y cette inoubliable cadence où Lucia dialogue avec son rêve fracassé. Sa voix s’enroule sur les sonorités cristallines étonnantes d’un armonica de verre – instrument défiant le monde réel, inventé par Benjamin Franklin en 1761. Tenu par Sascha Reckert, il est situé dans la fosse, à deux coudées des flûtes insistantes et de la sublime harpe. Les couleurs glaçantes de la dilution de la raison de Lucia et le spectre de la mort avec ses sonorités chromatiques s’accrochent jusqu’aux confins de la coupole de l’opéra. Les luxuriantes vocalises, trilles, arpèges brisés et notes suraiguës finales de la chanteuse évoquent autant la réalité insupportable de la situation, que la folie d’un monde en perdition, et un appel au secours désespéré, rejeté par le ciel. Ou la libération finale attendue après un véritable calvaire de souffrances…
ET la folie? Donnizetti connaît ! On n’ignore pas qu’après avoir vécu à Naples comme directeur musical des théâtres royaux de 1828 à 1838, Donizetti s‘était fixé à Paris. Atteint d’une paralysie générale et de troubles mentaux, il fut interné à l’hôpital psychiatrique d’Ivry, puis ramené à l’automne de l’année suivante dans sa ville natale, où il mourut, le 8 avril 1848…
Du vendredi 19 au mardi 30 novembre 2021
20H00 OPÉRA ROYAL DE WALLONIE-LIÈGE | THÉÂTRE ROYAL
Dominique-Hélène Lemaire Pour Arts et Lettres
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