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L'impasse

Obéir ou maîtriser son destin, voilà la question qui nous est rapidement posée. Elle est évidemment cruciale puisqu’elle déterminera un par un la suite de tous les évènements qui jalonneront notre vie. Ce qui vient à l’esprit tout de suite c’est que le bonheur ne peut se loger ni dans l’obéissance aveugle ni dans la maîtrise d’un destin forgé par soi-même comme un navire que l’on construirait pour affronter la mer le jour de son achèvement mais qu’il faut utiliser en cours de construction pour naviguer sur elle quand la solitude, les vagues, les tempêtes chavirent le frêle esquif à tout instant.

Chacun sait ce que  “sortir des clous ” veut dire ! Comme notre existence commence par notre garde-manger, que sans lui il n’est de possible littérature, et qu’il faut l’approvisionner sans cesse, partir seul et avec peu de moyens à la conquête de sa subsistance première relève d’une folie sans nulle pareille. Combien sont-ils aujourd’hui, ceux qui privés de cette obéissance miraculeuse jadis enfouie principalement dans les usines ou les mines là où la mort semblait si douce à l’idée qu’elle avait été gagnée à la sueur de son front, à devoir lui tourner le dos tant elle ne représentait plus l’Eldorado des souffrances acceptées ? Voilà qu’il faut aujourd’hui prendre son baluchon non plus pour ” pointer sa journée ” et accomplir des gestes toujours les mêmes avec en prime l’esprit libre de vagabonder mais seul sur la route se demander chaque instant quelle profonde qualité l’on va pouvoir vendre à l’autre et quelle qualité meilleure que toutes les autres aura la chance de vaincre dans la compétition que l’on nous impose maintenant.

Il faut du courage, certes, mais outre le talent profond en lequel il nous faut désormais croire il faut aussi en avoir d’autres. Pas des moindres je vous prie car celui qui ne sait pas compter, anticiper, discerner, gérer sa santé physique, mentale et morale, cultiver sa sociabilité et sa socialisation, bricoler dans sa maison, aider aux devoirs des enfants, quitter sa maison, son clocher ou sa patrie a bien du souci à se faire !
L’obéissance est un désarroi, la liberté en est un autre de par sa complexité. Le choix entre l’un et l’autre nous conduit nécessairement à une impasse. Je vous laisse l’embarras du choix.

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Histoire d'une émigrée

 

 

 

 

 

A proximité de la gare, les cafés ouvrent largement leurs rideaux. Les passants peuvent contempler la silhouette de celles qui viendront s'asseoir à leur table s'ils désirent leur tâter les cuisses. Ou s'ils désirent leur caresser les seins. Mais seulement s'ils le désirent. Et s'ils leur offrent à boire.

Les serveuses ne sont pas des putains. Ce sont des étrangères qui viennent à peine d'immigrer, qui ne parlent pas le français ou très mal et qui, autant que leur mari qui travaille au noir dans la construction, doivent contribuer à gagner l'argent nécessaire pour vivre. Il en faut un peu, même pour vivre un peu.

Il y avait là une fille qu'on appelait Nina, qui venait de débarquer, et dont un intermédiaire, peut-être son protecteur, prétendait qu'elle était slovaque. De ces filles dont la réputation était grande. Les slovaques, disaient les connaisseurs, étaient douées en matière sexuelle.

Il avait ajouté, à l’intention de Jean Clerbaut, le patron du café :

- Et figures toi qu'elle aime ça. Elle n'en a jamais assez.

- Jamais assez ?

- Tu verras par toi-même si tu veux.

Il avait essayé. Il ne pouvait pas affirmer qu'elle aimait ça mais elle était docile. C'était essentiel pour le travail.

Nina était une jolie fille un peu charnue, les hanches assez larges. Avec l'âge, c'est  sûr, elle prendra du poids. Les clients aimaient ça. On en a plein les mains, disaient-ils en riant. Dommage qu'elle affichât toujours l'air triste d'une vierge effarouchée comme si on s'attaquait à sa vertu à chaque fois qu'un client lui mettait la main sur la cuisse.

Le patron du café lui répétait souvent:

- Souris donc. Après tout, ta poitrine c'est ton gagne-pain.

Elle ne comprenait pas ou elle faisait semblant de ne pas comprendre. Elle avait constamment le visage triste.

- Tu comprends, on dirait qu'elle vient de perdre sa mère.

Jean l’avait dit à sa femme qu'il tenait au courant de la marche des affaires. Elle était de bon conseil.

- Et si on la prenait pour le ménage? Maria, je dois toujours passer derrière elle. Je ne dis pas qu'elle n'essuie pas, mais elle ne le fait pas à fond.

- Pourquoi pas.

Il ne le dit pas à sa femme, Louise n'aurait pas apprécié, mais Maria avec qui il couchait de temps en temps, ne l'excitait plus beaucoup.

Le lendemain, Nina entra par la porte particulière, celle qui menait aux escaliers, et monta à l'étage où les Clerbaut avaient leur appartement. Trois pièces en enfilade, et au deuxième étage la chambre à coucher, la salle de bain, et une seconde chambre un peu plus petite qui aurait pu servir de chambre d'enfant si le bon dieu l'avait voulu.

Elle gagnait moins d'argent  mais elle n'appréciait ni la bière ni la main des clients. Faire le ménage ne la rebutait pas d'autant plus qu'au bout de quelques jours Louise qui la trouvait sympathique faisait le ménage avec elle. Le temps gagné sur les tâches ménagères, Louise et Nina le consacrait à bavarder entre femmes.

Parce que son français était encore fort hésitant, quand Nina s'adressait à Louise, plutôt que de la vouvoyer, elle lui disait:

- Madame faire les choses très bien.

Et Louise, un instant, avait le sentiment d'être une personne de la haute société à une époque où, elle l'avait lu dans un magazine, on s'adressait aux maîtres à la troisième personne. C'était idiot mais cela avait son charme.

Jean n'était pas mécontent de cet arrangement. Désormais il avait deux femmes à domicile, et il profitait de Nina lorsque Louise faisait des courses en ville. Quelques caresses lorsqu’elle passait à sa portée.

Au bout d'un mois, Louise s'était attachée à Nina comme à un membre de sa famille.

- C'est qui ce gentil grand petit garçon?

- Vaclav, Madame.

- Vaclav. Et il parle bien le français.

Nina avait emmené son fils. Le mercredi après-midi, il n'y avait pas école mais la voisine qui le gardait le mercredi jusqu'au retour de Nina avait dû s'absenter.

- Tu as bien fait.

Vaclav était un garçonnet de trois ans, aux cheveux noirs et aux yeux bleus qui la fixait avec ce qu'elle devinait être un peu d'inquiétude. Elle était profondément émue de penser que le fils d'un de ces terribles slovaques, des hommes frustes à en croire certains magazines, qui ouvraient leur couteau à la moindre remarque déplaisante, pouvait avoir de l'inquiétude devant elle. Ces hommes, de véritables brutes pour qui les femmes n'étaient que des…, elle n'osa pas poursuivre sa pensée. Elle se pencha.

- Je peux t'embrasser.

Elle se tourna vers Nina.

- Amène-le avec toi le mercredi. Ce n'est pas la peine de payer quelqu'un pour le garder.

Jean avait dit à sa femme qu'elle avait eu tort, Nina n'était que la femme de ménage mais Louise avait répondu:

- Rien qu'une femme de ménage?

Jean n'avait pas insisté. Louise le regarda se lever en s'appuyant sur les coudes et sortir le dos courbé. Son pas sur l'escalier était celui d'un homme qui descend les marches avec prudence. Il n'avait que cinquante-huit ans cependant.

C'est étrange. Cet homme qu'elle avait épousé il y a vingt ans ne lui était plus rien. Un étranger qui ce soir se glisserait dans son lit en lui tournant le dos. Elle se demandait pourquoi elle l'avait épousé.

Elle se souvenait de leurs caresses, de leurs enlacements, mais les images qu'elle évoquait lui étaient devenues plus éloignées que celles qu'elle lisait dans ses magazines durant une heure tous les après-midi, avant d'ouvrir la télévision.

Tout l'amour qu'elle ressentait, elle était sentimentale comme une jeune fille, elle pleurait lorsque les scènes d'un film étaient tristes, elle s'aperçut qu'elle le portait sur le fils de Nina qui aurait pu être son petit-fils si Nina avait été sa fille. En revanche, elle ne voyait pas le rôle de son mari dans ce tableau.

Elle fît venir Nina tous les jours de la semaine. Elle était fatiguée; disait-elle.

- Je ne sais pas si c'est ce que j'ai mangé mais j'ai l'estomac tout barbouillé.

Qu'elle vienne tous les jours, et plus encore, pensait Jean. Ce doit être la ménopause. Il n'avait pas envie de se disputer avec Louise. D'ailleurs, lui aussi, avait l'estomac barbouillé.

- Tu n'irais pas voir le médecin?

Il disait non en secouant la tête. Un peu de malox ferait l'affaire. Et puis il eut des crampes d'estomac.

- Monsieur pas bien.

- C'est la méchanceté qui remonte.

Un jour, après le repas, il était assis dans son fauteuil, il lisait son journal. Il eut un haut-le-cœur, le journal glissa sur ses genoux, il avait la bouche ouverte, il était mort. Un arrêt cardiaque.

Louise n'aurait pas imaginé que cela irait si vite. Elle en parla à Nina.

- Tu vas vivre ici. Je ne peux pas vivre seule. Il y a la petite chambre. Ce sera votre chambre au petit et à toi.

Au bout de quelques jours tout fût arrangé. Nina avait déménagé les quelques meubles qu'elle possédait, et Louise avait acheté ce qui d'après elle manquait à Nina et à son petit garçon. Le petit Vaclav appelait Louise: bouba.

- On dirait bonne maman.

Quant au café, ce fut Nina qui descendit pour servir les boissons. Elle apprit à sourire et, parfois, à rire lorsque le client faisait une plaisanterie. Pour des plaisirs plus masculins comme le disait Louise, elle engagea une jeune polonaise qui venait d'immigrer, et qui ne se fâchait pas quand un client qui lui offrait à boire lui tâtait la cuisse un peu au dessus du genoux.

 

 

Une histoire d'émigrée

 

 

 

 

A proximité de la gare, les cafés ouvrent largement leurs rideaux. Les passants peuvent contempler la silhouette de celles qui viendront s'asseoir à leur table s'ils désirent leur tâter les cuisses. Ou s'ils désirent leur caresser les seins. Mais seulement s'ils le désirent. Et s'ils leur offrent à boire.

Les serveuses ne sont pas des putains. Ce sont des étrangères qui viennent à peine d'immigrer, qui ne parlent pas le français ou très mal et qui, autant que leur mari qui travaille au noir dans la construction, doivent contribuer à gagner l'argent nécessaire pour vivre. Il en faut un peu, même pour vivre un peu.

Il y avait là une fille qu'on appelait Nina, qui venait de débarquer, et dont un intermédiaire, peut-être son protecteur, prétendait qu'elle était slovaque. De ces filles dont la réputation était grande. Les slovaques, disaient les connaisseurs, étaient douées en matière sexuelle.

Il avait ajouté, à l’intention de Jean Clerbaut, le patron du café :

- Et figures toi qu'elle aime ça. Elle n'en a jamais assez.

- Jamais assez ?

- Tu verras par toi-même si tu veux.

Il avait essayé. Il ne pouvait pas affirmer qu'elle aimait ça mais elle était docile. C'était essentiel pour le travail.

Nina était une jolie fille un peu charnue, les hanches assez larges. Avec l'âge, c'est  sûr, elle prendra du poids. Les clients aimaient ça. On en a plein les mains, disaient-ils en riant. Dommage qu'elle affichât toujours l'air triste d'une vierge effarouchée comme si on s'attaquait à sa vertu à chaque fois qu'un client lui mettait la main sur la cuisse.

Le patron du café lui répétait souvent:

- Souris donc. Après tout, ta poitrine c'est ton gagne-pain.

Elle ne comprenait pas ou elle faisait semblant de ne pas comprendre. Elle avait constamment le visage triste.

- Tu comprends, on dirait qu'elle vient de perdre sa mère.

Jean l’avait dit à sa femme qu'il tenait au courant de la marche des affaires. Elle était de bon conseil.

- Et si on la prenait pour le ménage? Maria, je dois toujours passer derrière elle. Je ne dis pas qu'elle n'essuie pas, mais elle ne le fait pas à fond.

- Pourquoi pas.

Il ne le dit pas à sa femme, Louise n'aurait pas apprécié, mais Maria avec qui il couchait de temps en temps, ne l'excitait plus beaucoup.

Le lendemain, Nina entra par la porte particulière, celle qui menait aux escaliers, et monta à l'étage où les Clerbaut avaient leur appartement. Trois pièces en enfilade, et au deuxième étage la chambre à coucher, la salle de bain, et une seconde chambre un peu plus petite qui aurait pu servir de chambre d'enfant si le bon dieu l'avait voulu.

Elle gagnait moins d'argent  mais elle n'appréciait ni la bière ni la main des clients. Faire le ménage ne la rebutait pas d'autant plus qu'au bout de quelques jours Louise qui la trouvait sympathique faisait le ménage avec elle. Le temps gagné sur les tâches ménagères, Louise et Nina le consacrait à bavarder entre femmes.

Parce que son français était encore fort hésitant, quand Nina s'adressait à Louise, plutôt que de la vouvoyer, elle lui disait:

- Madame faire les choses très bien.

Et Louise, un instant, avait le sentiment d'être une personne de la haute société à une époque où, elle l'avait lu dans un magazine, on s'adressait aux maîtres à la troisième personne. C'était idiot mais cela avait son charme.

Jean n'était pas mécontent de cet arrangement. Désormais il avait deux femmes à domicile, et il profitait de Nina lorsque Louise faisait des courses en ville. Quelques caresses lorsqu’elle passait à sa portée.

Au bout d'un mois, Louise s'était attachée à Nina comme à un membre de sa famille.

- C'est qui ce gentil grand petit garçon?

- Vaclav, Madame.

- Vaclav. Et il parle bien le français.

Nina avait emmené son fils. Le mercredi après-midi, il n'y avait pas école mais la voisine qui le gardait le mercredi jusqu'au retour de Nina avait dû s'absenter.

- Tu as bien fait.

Vaclav était un garçonnet de trois ans, aux cheveux noirs et aux yeux bleus qui la fixait avec ce qu'elle devinait être un peu d'inquiétude. Elle était profondément émue de penser que le fils d'un de ces terribles slovaques, des hommes frustes à en croire certains magazines, qui ouvraient leur couteau à la moindre remarque déplaisante, pouvait avoir de l'inquiétude devant elle. Ces hommes, de véritables brutes pour qui les femmes n'étaient que des…, elle n'osa pas poursuivre sa pensée. Elle se pencha.

- Je peux t'embrasser.

Elle se tourna vers Nina.

- Amène-le avec toi le mercredi. Ce n'est pas la peine de payer quelqu'un pour le garder.

Jean avait dit à sa femme qu'elle avait eu tort, Nina n'était que la femme de ménage mais Louise avait répondu:

- Rien qu'une femme de ménage?

Jean n'avait pas insisté. Louise le regarda se lever en s'appuyant sur les coudes et sortir le dos courbé. Son pas sur l'escalier était celui d'un homme qui descend les marches avec prudence. Il n'avait que cinquante-huit ans cependant.

C'est étrange. Cet homme qu'elle avait épousé il y a vingt ans ne lui était plus rien. Un étranger qui ce soir se glisserait dans son lit en lui tournant le dos. Elle se demandait pourquoi elle l'avait épousé.

Elle se souvenait de leurs caresses, de leurs enlacements, mais les images qu'elle évoquait lui étaient devenues plus éloignées que celles qu'elle lisait dans ses magazines durant une heure tous les après-midi, avant d'ouvrir la télévision.

Tout l'amour qu'elle ressentait, elle était sentimentale comme une jeune fille, elle pleurait lorsque les scènes d'un film étaient tristes, elle s'aperçut qu'elle le portait sur le fils de Nina qui aurait pu être son petit-fils si Nina avait été sa fille. En revanche, elle ne voyait pas le rôle de son mari dans ce tableau.

Elle fît venir Nina tous les jours de la semaine. Elle était fatiguée; disait-elle.

- Je ne sais pas si c'est ce que j'ai mangé mais j'ai l'estomac tout barbouillé.

Qu'elle vienne tous les jours, et plus encore, pensait Jean. Ce doit être la ménopause. Il n'avait pas envie de se disputer avec Louise. D'ailleurs, lui aussi, avait l'estomac barbouillé.

- Tu n'irais pas voir le médecin?

Il disait non en secouant la tête. Un peu de malox ferait l'affaire. Et puis il eut des crampes d'estomac.

- Monsieur pas bien.

- C'est la méchanceté qui remonte.

Un jour, après le repas, il était assis dans son fauteuil, il lisait son journal. Il eut un haut-le-cœur, le journal glissa sur ses genoux, il avait la bouche ouverte, il était mort. Un arrêt cardiaque.

Louise n'aurait pas imaginé que cela irait si vite. Elle en parla à Nina.

- Tu vas vivre ici. Je ne peux pas vivre seule. Il y a la petite chambre. Ce sera votre chambre au petit et à toi.

Au bout de quelques jours tout fût arrangé. Nina avait déménagé les quelques meubles qu'elle possédait, et Louise avait acheté ce qui d'après elle manquait à Nina et à son petit garçon. Le petit Vaclav appelait Louise: bouba.

- On dirait bonne maman.

Quant au café, ce fut Nina qui descendit pour servir les boissons. Elle apprit à sourire et, parfois, à rire lorsque le client faisait une plaisanterie. Pour des plaisirs plus masculins comme le disait Louise, elle engagea une jeune polonaise qui venait d'immigrer, et qui ne se fâchait pas quand un client qui lui offrait à boire lui tâtait la cuisse un peu au dessus du genoux.

 

 

Une histoire d'émigrée

 

 

 

 

A proximité de la gare, les cafés ouvrent largement leurs rideaux. Les passants peuvent contempler la silhouette de celles qui viendront s'asseoir à leur table s'ils désirent leur tâter les cuisses. Ou s'ils désirent leur caresser les seins. Mais seulement s'ils le désirent. Et s'ils leur offrent à boire.

Les serveuses ne sont pas des putains. Ce sont des étrangères qui viennent à peine d'immigrer, qui ne parlent pas le français ou très mal et qui, autant que leur mari qui travaille au noir dans la construction, doivent contribuer à gagner l'argent nécessaire pour vivre. Il en faut un peu, même pour vivre un peu.

Il y avait là une fille qu'on appelait Nina, qui venait de débarquer, et dont un intermédiaire, peut-être son protecteur, prétendait qu'elle était slovaque. De ces filles dont la réputation était grande. Les slovaques, disaient les connaisseurs, étaient douées en matière sexuelle.

Il avait ajouté, à l’intention de Jean Clerbaut, le patron du café :

- Et figures toi qu'elle aime ça. Elle n'en a jamais assez.

- Jamais assez ?

- Tu verras par toi-même si tu veux.

Il avait essayé. Il ne pouvait pas affirmer qu'elle aimait ça mais elle était docile. C'était essentiel pour le travail.

Nina était une jolie fille un peu charnue, les hanches assez larges. Avec l'âge, c'est  sûr, elle prendra du poids. Les clients aimaient ça. On en a plein les mains, disaient-ils en riant. Dommage qu'elle affichât toujours l'air triste d'une vierge effarouchée comme si on s'attaquait à sa vertu à chaque fois qu'un client lui mettait la main sur la cuisse.

Le patron du café lui répétait souvent:

- Souris donc. Après tout, ta poitrine c'est ton gagne-pain.

Elle ne comprenait pas ou elle faisait semblant de ne pas comprendre. Elle avait constamment le visage triste.

- Tu comprends, on dirait qu'elle vient de perdre sa mère.

Jean l’avait dit à sa femme qu'il tenait au courant de la marche des affaires. Elle était de bon conseil.

- Et si on la prenait pour le ménage? Maria, je dois toujours passer derrière elle. Je ne dis pas qu'elle n'essuie pas, mais elle ne le fait pas à fond.

- Pourquoi pas.

Il ne le dit pas à sa femme, Louise n'aurait pas apprécié, mais Maria avec qui il couchait de temps en temps, ne l'excitait plus beaucoup.

Le lendemain, Nina entra par la porte particulière, celle qui menait aux escaliers, et monta à l'étage où les Clerbaut avaient leur appartement. Trois pièces en enfilade, et au deuxième étage la chambre à coucher, la salle de bain, et une seconde chambre un peu plus petite qui aurait pu servir de chambre d'enfant si le bon dieu l'avait voulu.

Elle gagnait moins d'argent  mais elle n'appréciait ni la bière ni la main des clients. Faire le ménage ne la rebutait pas d'autant plus qu'au bout de quelques jours Louise qui la trouvait sympathique faisait le ménage avec elle. Le temps gagné sur les tâches ménagères, Louise et Nina le consacrait à bavarder entre femmes.

Parce que son français était encore fort hésitant, quand Nina s'adressait à Louise, plutôt que de la vouvoyer, elle lui disait:

- Madame faire les choses très bien.

Et Louise, un instant, avait le sentiment d'être une personne de la haute société à une époque où, elle l'avait lu dans un magazine, on s'adressait aux maîtres à la troisième personne. C'était idiot mais cela avait son charme.

Jean n'était pas mécontent de cet arrangement. Désormais il avait deux femmes à domicile, et il profitait de Nina lorsque Louise faisait des courses en ville. Quelques caresses lorsqu’elle passait à sa portée.

Au bout d'un mois, Louise s'était attachée à Nina comme à un membre de sa famille.

- C'est qui ce gentil grand petit garçon?

- Vaclav, Madame.

- Vaclav. Et il parle bien le français.

Nina avait emmené son fils. Le mercredi après-midi, il n'y avait pas école mais la voisine qui le gardait le mercredi jusqu'au retour de Nina avait dû s'absenter.

- Tu as bien fait.

Vaclav était un garçonnet de trois ans, aux cheveux noirs et aux yeux bleus qui la fixait avec ce qu'elle devinait être un peu d'inquiétude. Elle était profondément émue de penser que le fils d'un de ces terribles slovaques, des hommes frustes à en croire certains magazines, qui ouvraient leur couteau à la moindre remarque déplaisante, pouvait avoir de l'inquiétude devant elle. Ces hommes, de véritables brutes pour qui les femmes n'étaient que des…, elle n'osa pas poursuivre sa pensée. Elle se pencha.

- Je peux t'embrasser.

Elle se tourna vers Nina.

- Amène-le avec toi le mercredi. Ce n'est pas la peine de payer quelqu'un pour le garder.

Jean avait dit à sa femme qu'elle avait eu tort, Nina n'était que la femme de ménage mais Louise avait répondu:

- Rien qu'une femme de ménage?

Jean n'avait pas insisté. Louise le regarda se lever en s'appuyant sur les coudes et sortir le dos courbé. Son pas sur l'escalier était celui d'un homme qui descend les marches avec prudence. Il n'avait que cinquante-huit ans cependant.

C'est étrange. Cet homme qu'elle avait épousé il y a vingt ans ne lui était plus rien. Un étranger qui ce soir se glisserait dans son lit en lui tournant le dos. Elle se demandait pourquoi elle l'avait épousé.

Elle se souvenait de leurs caresses, de leurs enlacements, mais les images qu'elle évoquait lui étaient devenues plus éloignées que celles qu'elle lisait dans ses magazines durant une heure tous les après-midi, avant d'ouvrir la télévision.

Tout l'amour qu'elle ressentait, elle était sentimentale comme une jeune fille, elle pleurait lorsque les scènes d'un film étaient tristes, elle s'aperçut qu'elle le portait sur le fils de Nina qui aurait pu être son petit-fils si Nina avait été sa fille. En revanche, elle ne voyait pas le rôle de son mari dans ce tableau.

Elle fît venir Nina tous les jours de la semaine. Elle était fatiguée; disait-elle.

- Je ne sais pas si c'est ce que j'ai mangé mais j'ai l'estomac tout barbouillé.

Qu'elle vienne tous les jours, et plus encore, pensait Jean. Ce doit être la ménopause. Il n'avait pas envie de se disputer avec Louise. D'ailleurs, lui aussi, avait l'estomac barbouillé.

- Tu n'irais pas voir le médecin?

Il disait non en secouant la tête. Un peu de malox ferait l'affaire. Et puis il eut des crampes d'estomac.

- Monsieur pas bien.

- C'est la méchanceté qui remonte.

Un jour, après le repas, il était assis dans son fauteuil, il lisait son journal. Il eut un haut-le-cœur, le journal glissa sur ses genoux, il avait la bouche ouverte, il était mort. Un arrêt cardiaque.

Louise n'aurait pas imaginé que cela irait si vite. Elle en parla à Nina.

- Tu vas vivre ici. Je ne peux pas vivre seule. Il y a la petite chambre. Ce sera votre chambre au petit et à toi.

Au bout de quelques jours tout fût arrangé. Nina avait déménagé les quelques meubles qu'elle possédait, et Louise avait acheté ce qui d'après elle manquait à Nina et à son petit garçon. Le petit Vaclav appelait Louise: bouba.

- On dirait bonne maman.

Quant au café, ce fut Nina qui descendit pour servir les boissons. Elle apprit à sourire et, parfois, à rire lorsque le client faisait une plaisanterie. Pour des plaisirs plus masculins comme le disait Louise, elle engagea une jeune polonaise qui venait d'immigrer, et qui ne se fâchait pas quand un client qui lui offrait à boire lui tâtait la cuisse un peu au dessus du genou.

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Un jeu

 

 À Serge Lesens, amicalement

 

Vivant en solitaire, on a l'envie, parfois,

De se parler tout haut pour entendre sa voix.

Quand je viens d'achever une naïf poème,

Je le dis pour savoir si oui ou non je l'aime.

Écrire me rassure en me faisant plaisir.

Je n'ai plus de projets ni de fervents désirs,

Mais besoin de rester quelque peu créative.

Je veux croire au hasard, lors d'une tentative.

Mon moi, chaque matin, occupe mon esprit.

À mon âge l'éveil a toujours un grand prix

J'écoute mes pensées et quand je les exprime,

Le je, dans maintes phrases, évidemment s'imprime.

La langue poétique se prête bien au jeu

Mettant en harmonie l'eau douce avec le feu.

On craint pour son destin, la sentant vulnérable.

La magie qu'elle crée est grâce incomparable.

19 avril 2014

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Un homme de théâtre à Varsovie

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
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Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Un homme de théâtre à Varsovie.

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un homme de théâtre à Varsovie.



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.
Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.
- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau.
Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.
Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.
Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir.

Cet homme que je découvrais, cet homme était mon oncle et comme moi, c’était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.
Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !
Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.
Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.
Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique, une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.
Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?
J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.
Les spectateurs, depuis longtemps désormais, venaient pour moi. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.
J’ai fini par trouver la pièce que je voulais écrire.  Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.
Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.
Je monterai la pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.
Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :
- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.
Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.
Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :
- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.
Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.
J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire.  
Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.
Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une des torches et la jetait devant lui en criant :

Vous ne m’aurez pas vivant.

C’est Jean qui avait éteint le feu tandis que les comédiens qui se trouvaient en scène avec moi me tordaient le bras derrière le dos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Joyeuses Pâques !

Ignoré de tous

Le lapin en chocolat

Semble s'endormir.

Sous le soleil tiède

Je redeviens tout petit

Face aux chocolats !

Se lécher les doigts

Après une chasse aux œufs.

Des plus animées.

Dimanche de Pâques

Fleurs roses du magnolia

Recouvrant les œufs.

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Hommes, mes frères !

 

 

Pour les pâques des uns et des autres.

 

 

C’est dans la maison de retraite où ses enfants l’avait placé à la mort de sa femme qu’il me l’a raconté.

Jerry qui fût son ami d’enfance avait été parmi les premiers à étrangler un soldat allemand pour lui prendre son arme. D’autres juifs l’ont fait après lui. Et la révolte du ghetto de Varsovie a éclaté.

Ce sont des juifs qui craignaient pour leur vie qui l’ont dénoncé. Il leur en restait si peu en réalité. Ils le savaient mais l’espoir fait vivre. Peut être lui ont-ils rendu service.

Les Allemands l’ont collé  contre un mur. Un officier a crié : feu ! L’un des soldats s’est retourné, la main au ventre, et a vomi. Il a dit : j’ai du manger quelque chose que mon estomac n’a pas supporté, saleté de nourriture polonaise. 

Ils l’ont abandonné. Il est resté replié contre le mur jusqu’à ce que la nuit tombe. Les rares passants s’écartaient. L’un d’eux s’est approché et a craché sur son visage.

- Un juif aurait été dénoncé par un autre juif ? Il le condamnait à mort ?

- Oui.

- Un juif ? Un autre juif ? Son frère ?

Il secoua la tête.

- J’y ai beaucoup réfléchi. C’est quoi un juif ?

Il y eut un moment de silence.

- Niemeyer, un pasteur je crois, en a accompagnés au camp, une femme, elle aussi en a accompagnés au camp.

Il se tut à nouveau.

- Cela ne compte pas qu’ils fussent juifs ou non. Ce qui compte, c’est qu’ils soient des hommes, des frères. Oui, je sais. Ceux qui l’ont dénoncé, celui qui a craché, jusqu’à ceux qui ont tiré et jusqu'à l’officier qui a crié feu avant de lamper une rasade de schnaps, tous étaient des hommes. Ses frères !

- Tous les hommes se ressemblent depuis toujours.

 

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Dieu n’y est pour rien et pourtant, la pomme fut croquée. Nul besoin de serpent, diabolique, elle le changea en Méphisto et il accapara Diabliczka pour en plus, faire d’elle une égérie !

 

Méphisto était un surnom donné, toi, Diabliczka, un surnom choisi. Ils nous vont à merveille, n’en changeons pas, mais, n’en déplaise à certains, ce ne sont que des surnoms !

Diabliczka et Méphisto ne sont ainsi que dans nos rêves créateurs.

Lorsqu’elle est prête à être posée sur la toile, le papier suivant nos rêves, mille et une images, idées sortent de nos esprits, des pages entières peuvent recevoir mes textes évocateurs, des feuilles de dessins sont alors transformées, des toiles deviennent œuvres d’art…

L’art est allégorie ! 

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Fontaine de jouvence

 

M'apparaît attristant, ce jour, mon jardinet.

Je regarde la haie, branchages calcinés.

Usé jusqu'à la corde, un tapis couvre tout,

Largement déchiré, il est percé de trous.

Le moment est venu de faire le ménage,

De déloger les détritus, gros ramassage,

Afin que puisse enfin agir le renouveau.

La pluie, auparavant, déversera son eau.

Ce qui avait péri, sans faute va renaître.

Me tenant en éveil, face à une fenêtre,

Je m'émerveillerai, emplie d'un tendre émoi,

Certainement surprise une nouvelle fois.

Si pour mon corps aussi, fontaine de jouvence,

La pluie de ce printemps, d'une autre provenance,

Agissant par magie, lui donnait la beauté?

Rêverie d'un instant, douce félicité.

18 avril 2014

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CARREFOUR...

Les extrêmes qui débordent des lèvres

Le retour brutal d'un goût de fièvre...

Le haut-le-cœur où se meurt la moelle

De l'impuissance sentir les dédales...

Avec le rêve et l'espoir flirter!

Avec patience vouloir décompter...

Dans le petit matin, juste pleurer...

Pour s'empêcher de désespérer!

La course des années?...L'ignorer

Prendre son souffle, souvent en apnée!

Sentir qu'en vie, n'est rien d'anodin...

Et envie de brûler le destin...

J.G.

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Des souvenirs pour vivre

 

J’éprouve soudain le besoin de me souvenir.  C’est dû à l’âge, j’imagine. A quoi me raccrocher sinon aux visages et à l’histoire de ceux qui m’ont connu. Ou de ceux que j’ai connus.

Ils ne sont plus. Ils vivent, dit-on dans la mémoire des autres. Encore faut-il qu’ils vivent encore, eux, les autres.

Minia est le premier nom dont je me souvienne. C’était celui d’une fillette de cinq ans que j’ai rencontrée en Pologne lorsque mes parents m’y ont envoyé pour saluer mes grands-parents.

Je tirais sa natte en riant bêtement. C’était ma cousine. Je l’aurais épousé si elle avait vécu. A l’occasion de son sixième anniversaire sa mère m’avait envoyé sa photo en couleurs,  son nom était imprimé en bleu, un petit rectangle de dix centimètres sur cinq. Je l’ai conservée longtemps dans  mon portefeuille.

Le second, c’est celui de Jeff. Il me servait d’ange gardien à l’école primaire lorsqu’un condisciple me poussait de la main en criant « Fier cul ». Il prétendait que j’étais arrogant alors que je n’étais que  timide.

J’ignore ce qu’il est devenu.

J’ai longtemps conservé une toile de 30 x 30 que m’avait offerte Esteban. Elle représentait un intérieur dont je ne sais plus s’il était flamand ou espagnol.

Esteban était un réfugié qu’une famille amie de la nôtre avait recueilli durant la guerre civile espagnole. Ses parents, ais-je appris par la suite, étaient communistes. La famille qui l’avait recueilli était catholique affichée.

De lui aussi, j’ignore pratiquement tout. Est-il vivant ou est-il mort, je ne l’ai jamais revu.

Un jour, j’ai voulu écrire un livre qui devait répondre à des questions qu’on appelle métaphysiques. Le titre en était  « le chemin de la vie ». Je le reconnais aujourd’hui,  il m’avait été inspiré par « la porte étroite »  d’André Gide. Un éditeur l’avait publié parce que ces livres étaient à la mode à cette époque. Il n’en avait vendu que très peu.

Peu de temps plus tard, il a voulu éditer de petits livres, à l’américaine, dont chacun racontait une histoire haute en couleur à la manière dont les dessinateurs racontent une bande dessinée.

Je lui avais proposé  « le commandant Zorovski »  qui lui avait plu et qui avait eu un succès extraordinaire en l’espace de quelques semaines. J’avoue qu’un ami journaliste à la radio l’avait cité comme étant le prototype de la littérature  des adolescents  de l’époque.

- Il faut creuser cette veine, Pierre.

Il me secouait les épaules en riant.

- Les aventures de commandant Zorovski est un chef d’œuvre. Tu as du génie, il me faut une suite pour la fin du mois.

Je pensais que c’était idiot mais je lui ai écrit en huit jours une nouvelle aventure du commandant  Zorovski.

A la Foire du Livre de Berlin, il en a vendu les droits pour l’Allemagne et l’Italie. Ma carrière était lancée.

C’est Isabelle qui me l’avait conseillé.

- Il faut tenir un journal où tout sera noté.  Des évènements de ta vie qui seront ta matière première, et les livres écrits. Une vraie comptabilité dont je me chargerai.

Elle sourit en me tendant la bouche.

- Enfin, pas tout.

Isabelle était ma maitresse depuis que j’avais rompu avec Louise.  Louise était la femme avec laquelle je vivais à mes débuts. C’est grâce à elle que nous avons mangé en ces temps de vache maigre. Elle disparaissait un jour par semaine, et le lendemain elle ramenait des billets de banque qu’elle étalait sur la table. Elle disait :

- Je vais prendre un bain.

Nous nous sommes séparés après que deux de mes livres dont le héros était Zorovski aient paru.

Isabelle qui était agent littéraire m’avait emmené à une foire, et le soir même, elle s’était introduite dans ma chambre vêtue seulement d’un string de dentelles. Elle faisait l’amour comme Louise ne l’avait jamais fait.

Depuis, tous mes livres eurent du succès et Isabelle notait les tirages dans ce fameux petit livre où on pouvait lire Zorovski – France : I52.000 ex. Italie : 66.000 ex. puis à la ligne suivante Isabelle -Pierre : 2 fois.

Cela nous faisait rire, et parfois…

Isabelle s’occupait de ce qu’on nomme l’ordinaire. Moi, j’écrivais tout les matins de 9 heures à midi.

 

La plupart du temps, nous  voyagions soit pour visiter des éditeurs étrangers soit pour parcourir le monde. Ces parties de la planète situaient souvent le lieu qui devenait le théâtre des aventures du commandant Zorovski.

Au début de ma carrière, nous nous déplacions avec seulement un sac au dos. Plus tard, je réservais un guide et une voiture mais nous descendions toujours dans les hôtels que fréquentaient les gens du cru.

Isabelle en parfaite psychologue fermait les yeux lorsque je faisais la cour à la secrétaire d’un hôte qui m’éditait. La renommée est un aphrodisiaque puissant.

Quarante ans plus tard, Isabelle est morte depuis longtemps,  j’en jouissais encore. Un écrivain renommé âgé de septante ans dispose toujours d’un attrait physique considérable.

Mais aujourd’hui à quatre-vingt, je suis seul et je m’ennuie. J’ai cessé d’écrire. Je ne lis plus rien. Même les journaux et leurs nouvelles ne m’excitent plus.

Je reste accoudé à ma table de travail devant mon ordinateur fermé, et je m’efforce de me souvenir.

Le livre de ma vie, comme Isabelle avait baptisé quelques carnets à spirales remplis de son écriture, je l’avais rangé depuis longtemps.

Aucun des personnages qui y figuraient, aucun des évènements qui avaient marqué mon existence, ne m’apparaissait plus comme certain. Peut être que je les avais tous imaginés.

Un seul souvenir m’apparait clairement. Celui d’une fillette de cinq ans à qui je tirais la natte en riant bêtement. Son portrait figurait sur petit carton que sa mère m’avait envoyé à l’occasion de son anniversaire. Petit carton que je n’ai jamais plus retrouvé.  

Elle se nommait Minia.

    

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Pâques

 

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Pâques

Pâques arrive avec le printemps,

Quand tout est clair et tout est beau.

C’est le moment du renouveau.

A la campagne, la vie éclate

et à la ville, les gens sont gais.

Chacun s’en va en liberté

Parmi les fleurs et les oiseaux.

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Une régression surprenante

 

En hommage à Ségolène Royal

Les moeurs ont tellement changé

Que l'on juge étant étranger

Un comportement ordinaire.

Il suscite des commentaires.

La politesse était en France

D'une rigoureuse exigence.

Entre eux les gens entretenaient

Des rapports bien déterminés.

Certains gestes paraissaient moches.

Les parents en faisaient reproche

À leurs enfants s'il le fallait.

Ils ne laissaient pas tout aller.

S'éduquant les colonisés

Se voulaient plus civilisés.

Ils renonçaient à des usages

Pour en adopter de plus sages.

Ils cessèrent de tutoyer

Les étrangers qu'ils côtoyaient,

Apprirent des façons de faire,

Tendaient la main si nécessaire.

Qu'est devenue la politesse?

Elle se transforme, régresse.

Lors madame Royal surprend

Quand elle entend garder son rang.

Il semble bien que les bisous

Ne soient pas du tout à son goût.

Je trouve enfantins ces échanges

Et je comprends qu'ils la dérangent.

17 avril 2014

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L'énergie naturelle qui se crée, se répand.

Chaque instant ressenti comme un souffle ou un vent,

Me fit rester sensible et m'activer sans cesse,

Éprouvant tour à tour la joie et la tristesse.

J'ai parcouru, au jour le jour, à petits pas

Le chemin qui s'offrait, en me prévoyant pas

De méchantes embûches à diverses reprises

Ni les plaisirs offerts, délicieuses surprises.

Dans mon âme attendrie, l'espérance veillait.

La beauté enivrante souvent m'ensoleillait.

Une muse arrivée je crois dès mon enfance

Posait autour de moi des rayons de brillance.

Devenue plus posée, celle qui m'a choisie

Me berce en composant de douces poésies.

L'eau vive les reçoit, en coulant les murmure.

Des éclats de ma vie sur son courant perdurent.

Mon journal devenu un énorme volume

Continue à grossir or ma vie se consume.

Je ne suis pas tentée d'entendre ce qu'il dit.

J'y ajoute des vers, jamais ne le relis.

17 avril 2014

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Il s'agit d'un roman de Jean Giraudoux (1882-1944), publié en 1918. En réalité, plutôt qu'un roman, -car il n'a presque pas d'intrigue, -c'est une éblouissante suite de variations sur les thèmes de la jeunesse et de l' amour. Simon raconte son enfance studieuse, le lycée, ses maîtres et ses condisciples, "Gontran, inégal, paresseux l' été...; Georges, qui ne savait que dépeindre les forêts et dans toute narration parvenait à glisser la description d'un taillis, ou d'un étang entouré de futaies, à la rigueur d'une oasis". Simon retrace ses premiers voyages, tout imbus encore des souvenirs d'école, ses premiers pas dans la vie, secrétaire du Sénateur Bolny qui n'avait qu'une passion, "passer pour avoir l' âme noble". Simon revient à ses camarades, il découvre les jeunes filles: quelles charmantes esquisses de jeunes filles, telles que les aime Giraudoux! Louise et Thérèse. Et Gabrielle, qui conduit Simon à Hélène. Hélène qui lui promet Anne, l' amour. Simon va aimer. "Si l' amour consiste à aimer tout, j'aimais déjà"... "Encore inconnus l'un à l'autre, nous nous amusions à déterrer de notre enfance chaque minute qui pouvait avoir été la même pour nous deux. Nous cherchions des amis communs, à leur défaut des amis mythiques". "La vision de la jeune fille que j'eusse épousée en province, du demi-bonheur dédaigné, -du jardin le soir avec ses tomates, de la pêche aux écrevisses, -rendait pénible l'idée du bonheur moins borné, l'idée d'Anne". C'est le premier baiser, la promenade à la campagne, dans l'enivrement du solstice d' été. Et puis la brouille, l'aveu d'un amour passé: la souffrance, traînée le long des vacances, que ne peut calmer Lyzica, la petite voisine de wagon-lit; que ne peut calmer Geneviève, la tendre amie d' enfance. Et enfin, Anne retrouvée, Anne fiancée à un autre, Anne reconquise. Anne qu'il va revoir demain. "Vais-je l'aimer? Demain tout recommence..." De l' amour à l'état naissant, de l' amour qui s'ignore, de l' amour qui se cherche, à celui qui se fuit et qui joue à cache-cache avec lui-même, qui jongle avec sa joie et avec sa peine, toutes les nuances sont distillées, dans cette transfiguration, brillante et poétique de la réalité quotidienne, dans ce jaillissement continuel de trouvailles un peu précieuses, -que seule empêche d'être mièvres la perfection de la phrase: mais cet embrasement de feu d'artifice verbal est sans doute la qualité la plus redoutable, le défaut le plus attachant de l'écrivain.

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Toujours, quelque chose échappe.

Toujours, quelque chose échappe. Il y a une fenêtre, un mur, des gens qui passent, un air de guitare, un toit, peut-être un rayon de soleil. Que se passe-t-il ? Rien, et tout. Le poète découpe les mots, les désassemble. Il les dispose, en vrac ou en supplément de sens, sur la page, pleine de prose ou presque vide. On lit ceci sans comprendre, effleuré par des bribes de réalité, quelques mots qui s'envolent, des formule magiques, toujours un entre-deux, le seuil d'une porte fermée, un chemin à côté d'une maison sans habitant, un rêve qui tente de se lever. À la fin, c'est comme si on n'avait pas lu. La vraie poésie ne dit rien, elle murmure. 

Pierre Reverdy

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La mort d'un élu.

 

Ce matin nous avons assisté à ses funérailles au crématorium de la rue du Silence.  Je me souviens qu’il m’avait dit qu’il avait un compte à régler avec le très haut et que c’est avec impatience qu’il attendait le moment de le faire.

J’y étais allé à de trop nombreuses reprises puis, les années passant, j’y allais de moins en moins. Ce n’était pas par indifférence ou par la crainte de prendre froid mais il y avait de moins en moins de gens à honorer autour  de moi. La plupart de mes amis étaient morts. Parfois je me sentais assez seul.

Lorsque le cercueil s’est mis à glisser vers la bouche de feu, nous avons baissé les yeux Cécile et moi.

C’est lui qui m’avait dit, un soir que nous parlions du futur devant une bouteille de vodka :

- C’est quoi, une existence normale ?

Jonathan était né à Gdynia en Pologne. Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il était âgé de quatorze ans. Il fréquentait le collège depuis trois ans et envisageait d’entrer plus tard à l’Université de Cracovie pour y apprendre la philosophie. C’était un adolescent intelligent et fort séduisant qui retenait le regard des jeunes filles autant que celui de leur mère.

Le soir, Jonathan se rendait à la Yeshiva, une école dirigée par des rabbins, où il apprenait l’hébreu et la Thora. Dans chacun de ces établissements, il apprit le plaisir de la discussion et l’importance qu’il y avait à chercher et à trouver les bons arguments. Il faisait la joie de ses parents. Orthodoxes, ils respectaient les rituels prescrits, et toutes fêtes étaient motifs à se ranger aux côtés des élus. Aux yeux de leur dieu, ils étaient des modèles vraisemblablement.

Son grand père Salomon était un rabbin respecté par la communauté. Souvent, Jonathan lui rendait visite pour lui parler de ses études ou lui demander conseil. Avec son grand père, il ne craignait pas d’aborder les sujets de conversation qu’il ne pouvait pas avoir avec son père.

Au sujet des filles par exemple. Il faut bien le reconnaitre, juives ou non, aux yeux d’un jeune garçon, elles avaient toutes des attraits qui donnaient à rêver, la nuit généralement, et même alors qu’on ne dormait pas encore.

Jonathan avait un frère, Samuel, de deux ans son cadet, beaucoup moins préoccupé de religion. Lorsqu’il jouait avec ses amis, juifs ou non, les coups pleuvaient fort de part et d’autre. Samuel avait appris très tôt que les coups étaient beaucoup plus convaincants que les arguments les mieux élaborés lorsqu’on avait affaire à des interlocuteurs que la philosophie n’intéressait pas.

Qui peut dire lequel des deux frères avait raison ?

Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il y eut d’abord les lois anti-juives et les pogroms encouragés par les autorités allemandes. Tuer ses semblables défoule, a dit je ne sais plus quel sociologue. Un soir que Jonathan était auprès de son grand père, un groupe dont personne n’eut été capable de dire quel en était le plus soûl des participants, deux d’entre eux  fracassèrent la tête du rabbin. Les autres le tirèrent hors de chez lui et l’abandonnèrent en criant mort aux juifs.

Cette frénésie à tuer les avait empêchés de voir Jonathan pétrifié derrière l’armoire où le grand père rangeait la Thora.

C’est ce jour-là vraisemblablement qu’il apprit à se taire, et que ses yeux prirent cette couleur de noir qui fit dire, longtemps après encore, qu’il avait de beaux yeux dans lesquels on se serait noyé.

Jonathan avait près de septante ans. Nous en avions autant. L’âge a une grande importance dans la vie des hommes. Il situe les évènements. Sans lui ils se mêleraient dans notre mémoire, nous pourrions penser que nous les avons imaginés.

- Peut être que nous sommes le fruit de l’imagination d’un être supérieur ?

Lorsque nous nous sommes connus, nous étions voisins.  Chacun de nous occupait un appartement du même type dans un immeuble nouvellement construit.

Pour lui, comme pour nous, c’était la première fois que nous faisions l’acquisition d’un endroit dont nous serions propriétaires. A crédit sans doute mais si nos existences se déroulaient normalement, nous le deviendrions dans sa totalité.

Gloria, sa femme, était jolie. Lorsqu’elle était en maillot sur la plage, je la regardais avec plaisir. Parfois avec plus d’intérêt que celui que je portais à ma propre femme dont je caressais le corps par habitude maritale. Tous les maris se ressemblent je suppose. Jonathan, c’est ma femme qu’il regardait avec beaucoup d’insistance lorsqu’il pensait que je ne le voyais pas.   Un jour, parce qu’elle avait voulu prendre une radiographie qu’elle avait jetée au dessus de sa garde-robe, Gloria était montée sur une courte échelle et elle s’était dressée sur la pointe des pieds.

Elle avait failli glisser, je l’avais empêchée de tomber en portant les mains à ses fesses. Revenue à même le sol, la jupe tirée vers le haut, elle exposait sa culotte tendue sur sa croupe. J’aurais du retirer les mains. Je les ai laissées. Elle a tourné le visage, je l’ai embrassée, elle a ouvert la bouche.

Je me suis parfois demandé s’il y avait eu quelque chose entre Cécile et Robert. Ils s’embrassaient comme frère et sœur, peut être un peu plus.

Les parents de Jonathan, son frère et lui furent arrêtés peu après le début de l’occupation de la Pologne. Ils furent mis dans des camps de concentration, séparés et, probablement, brûlés dès que les premiers fours furent construits.

A l’exception de Jonathan parce qu’un des commandants du camp avait été séduit par sa beauté. Et par son intelligence, affirmait-il. Les commandants de camps étaient des gens qui sortaient des bonnes écoles. Ils étaient sensibles à l’intelligence et à la beauté. Il fît de Jonathan son domestique personnel et son amant. Jonathan voulait vivre. A tout prix.

Après la victoire contre l’Allemagne nazie, ce sont les troupes soviétiques qui l’avaient libéré. Il s’était défait de son commandant. Il lui avait enfoncé une baïonnette dans le ventre. Le capitaine soviétique l’avait trouvé quasiment prostré sur le cadavre du commandant allemand.

- Bravo camarade. Aucun de ces chiens ne mérite de vivre.

 Il devint interprète entre russes et alliés. La guerre finie, il apprit à jouir de la vie. Ses journées ne s’achevaient qu’au petit matin.

Il était âgé de vingt huit ans lorsque des membres du Parti, à Lodsz, le nommèrent directeur d’une usine de vêtements féminins. C’est durant ce temps-là qu’il fit la connaissance de Gloria.

Elle travaillait dans une usine qui imprimait des tissus imprimés. Elle venait lui en proposer et ils dinaient ensemble après que les commandes fussent passées. Il apprit qu’elle était juive elle aussi, de nationalité russe. Si la guerre n’avait pas éclaté, son père eut été arrêté. Il était communiste et médecin. Il n’était pas bon d’être juif et médecin, communiste ou non, en ce temps là en Union Soviétique. Il fut envoyé au goulag.

Jonathan et elle se sentaient bien ensemble. Ils se marièrent sans y mettre de la passion mais ils avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.

Un oncle les aida à émigrer en Belgique. Jonathan ne faisait jamais beaucoup d’allusion à sa famille dont les cendres s’étaient dispersées au dessus du camp d’Auschwitz.

Il s’exprimait désormais parfaitement en français. Seul un léger accent révélait ses origines. Et la langueur de son regard, typiquement slave, disait ses interlocutrices.

Cécile était sensible à ce côté ténébreux de sa personnalité. Jonathan était sensible à la lumière qui émanait de Cécile dès qu’elle souriait. Mais il était uni à Gloria.

Il avait fallu qu’elle meure pour qu’il se rende compte qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Mais il se l’était juré, cette vie qui était la sienne, et qu’il avait sauvegardée, il n’y porterait pas atteinte de lui-même. Elle était une preuve sans qu’il sache ce qu’elle s’efforçait de prouver. C’est une question qu’il règlerait avec le dieu des juifs, disait-il sans rire. Il avait beaucoup de reproches à lui faire.

Jonathan avait maigri en l’espace de quelques jours. Grand de taille, il s’était voûté. Ses yeux noirs paraissaient plus noirs encore et accentuaient le magnétisme de son regard. Il mangeait à peine.

- On ne peut pas le laisser comme ça.

C’est ce que j’avais dit à Cécile.

- En attendant, il pourrait rester chez nous. Dans la chambre d’amis.

- En attendant.

En attendant quoi ? Je suppose que Cécile pensait au suicide. Comme moi. Mais il y a des phrases impossibles à prononcer dès qu’on est sorti des idées générales. C’est Cécile qui parvint à le convaincre. A moi, il avait répondu non de la tête en souriant

Un jour, il ne s’est pas réveillé. Je suppose qu’il a rejoint les siens.

Est-ce qu’il a réglé ses comptes avec le Très-haut ? Je me le suis demandé en sortant du funérarium.

 

 

Un jour, il ne s’est pas réveillé.

 

La mort d’un élu.

 

Ce matin nous avons assisté à ses funérailles au crématorium de la rue du Silence.  Je me souviens qu’il m’avait dit qu’il avait un compte à régler avec le très haut et que c’est avec impatience qu’il attendait le moment de le faire.

J’y étais allé à de trop nombreuses reprises puis, les années passant, j’y allais de moins en moins. Ce n’était pas par indifférence ou par la crainte de prendre froid mais il y avait de moins en moins de gens à honorer autour  de moi. La plupart de mes amis étaient morts. Parfois je me sentais assez seul.

Lorsque le cercueil s’est mis à glisser vers la bouche de feu, nous avons baissé les yeux Cécile et moi.

C’est lui qui m’avait dit, un soir que nous parlions du futur devant une bouteille de vodka :

- C’est quoi, une existence normale ?

Jonathan était né à Gdynia en Pologne. Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il était âgé de quatorze ans. Il fréquentait le collège depuis trois ans et envisageait d’entrer plus tard à l’Université de Cracovie pour y apprendre la philosophie. C’était un adolescent intelligent et fort séduisant qui retenait le regard des jeunes filles autant que celui de leur mère.

Le soir, Jonathan se rendait à la Yeshiva, une école dirigée par des rabbins, où il apprenait l’hébreu et la Thora. Dans chacun de ces établissements, il apprit le plaisir de la discussion et l’importance qu’il y avait à chercher et à trouver les bons arguments. Il faisait la joie de ses parents. Orthodoxes, ils respectaient les rituels prescrits, et toutes fêtes étaient motifs à se ranger aux côtés des élus. Aux yeux de leur dieu, ils étaient des modèles vraisemblablement.

Son grand père Salomon était un rabbin respecté par la communauté. Souvent, Jonathan lui rendait visite pour lui parler de ses études ou lui demander conseil. Avec son grand père, il ne craignait pas d’aborder les sujets de conversation qu’il ne pouvait pas avoir avec son père.

Au sujet des filles par exemple. Il faut bien le reconnaitre, juives ou non, aux yeux d’un jeune garçon, elles avaient toutes des attraits qui donnaient à rêver, la nuit généralement, et même alors qu’on ne dormait pas encore.

Jonathan avait un frère, Samuel, de deux ans son cadet, beaucoup moins préoccupé de religion. Lorsqu’il jouait avec ses amis, juifs ou non, les coups pleuvaient fort de part et d’autre. Samuel avait appris très tôt que les coups étaient beaucoup plus convaincants que les arguments les mieux élaborés lorsqu’on avait affaire à des interlocuteurs que la philosophie n’intéressait pas.

Qui peut dire lequel des deux frères avait raison ?

Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il y eut d’abord les lois anti-juives et les pogroms encouragés par les autorités allemandes. Tuer ses semblables défoule, a dit je ne sais plus quel sociologue. Un soir que Jonathan était auprès de son grand père, un groupe dont personne n’eut été capable de dire quel en était le plus soûl des participants, deux d’entre eux  fracassèrent la tête du rabbin. Les autres le tirèrent hors de chez lui et l’abandonnèrent en criant mort aux juifs.

Cette frénésie à tuer les avait empêchés de voir Jonathan pétrifié derrière l’armoire où le grand père rangeait la Thora.

C’est ce jour-là vraisemblablement qu’il apprit à se taire, et que ses yeux prirent cette couleur de noir qui fit dire, longtemps après encore, qu’il avait de beaux yeux dans lesquels on se serait noyé.

Jonathan avait près de septante ans. Nous en avions autant. L’âge a une grande importance dans la vie des hommes. Il situe les évènements. Sans lui ils se mêleraient dans notre mémoire, nous pourrions penser que nous les avons imaginés.

- Peut être que nous sommes le fruit de l’imagination d’un être supérieur ?

Lorsque nous nous sommes connus, nous étions voisins.  Chacun de nous occupait un appartement du même type dans un immeuble nouvellement construit.

Pour lui, comme pour nous, c’était la première fois que nous faisions l’acquisition d’un endroit dont nous serions propriétaires. A crédit sans doute mais si nos existences se déroulaient normalement, nous le deviendrions dans sa totalité.

Gloria, sa femme, était jolie. Lorsqu’elle était en maillot sur la plage, je la regardais avec plaisir. Parfois avec plus d’intérêt que celui que je portais à ma propre femme dont je caressais le corps par habitude maritale. Tous les maris se ressemblent je suppose. Jonathan, c’est ma femme qu’il regardait avec beaucoup d’insistance lorsqu’il pensait que je ne le voyais pas.   Un jour, parce qu’elle avait voulu prendre une radiographie qu’elle avait jetée au dessus de sa garde-robe, Gloria était montée sur une courte échelle et elle s’était dressée sur la pointe des pieds.

Elle avait failli glisser, je l’avais empêchée de tomber en portant les mains à ses fesses. Revenue à même le sol, la jupe tirée vers le haut, elle exposait sa culotte tendue sur sa croupe. J’aurais du retirer les mains. Je les ai laissées. Elle a tourné le visage, je l’ai embrassée, elle a ouvert la bouche.

Je me suis parfois demandé s’il y avait eu quelque chose entre Cécile et Robert. Ils s’embrassaient comme frère et sœur, peut être un peu plus.

Les parents de Jonathan, son frère et lui furent arrêtés peu après le début de l’occupation de la Pologne. Ils furent mis dans des camps de concentration, séparés et, probablement, brûlés dès que les premiers fours furent construits.

A l’exception de Jonathan parce qu’un des commandants du camp avait été séduit par sa beauté. Et par son intelligence, affirmait-il. Les commandants de camps étaient des gens qui sortaient des bonnes écoles. Ils étaient sensibles à l’intelligence et à la beauté. Il fît de Jonathan son domestique personnel et son amant. Jonathan voulait vivre. A tout prix.

Après la victoire contre l’Allemagne nazie, ce sont les troupes soviétiques qui l’avaient libéré. Il s’était défait de son commandant. Il lui avait enfoncé une baïonnette dans le ventre. Le capitaine soviétique l’avait trouvé quasiment prostré sur le cadavre du commandant allemand.

- Bravo camarade. Aucun de ces chiens ne mérite de vivre.

 Il devint interprète entre russes et alliés. La guerre finie, il apprit à jouir de la vie. Ses journées ne s’achevaient qu’au petit matin.

Il était âgé de vingt huit ans lorsque des membres du Parti, à Lodsz, le nommèrent directeur d’une usine de vêtements féminins. C’est durant ce temps-là qu’il fit la connaissance de Gloria.

Elle travaillait dans une usine qui imprimait des tissus imprimés. Elle venait lui en proposer et ils dinaient ensemble après que les commandes fussent passées. Il apprit qu’elle était juive elle aussi, de nationalité russe. Si la guerre n’avait pas éclaté, son père eut été arrêté. Il était communiste et médecin. Il n’était pas bon d’être juif et médecin, communiste ou non, en ce temps là en Union Soviétique. Il fut envoyé au goulag.

Jonathan et elle se sentaient bien ensemble. Ils se marièrent sans y mettre de la passion mais ils avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.

Un oncle les aida à émigrer en Belgique. Jonathan ne faisait jamais beaucoup d’allusion à sa famille dont les cendres s’étaient dispersées au dessus du camp d’Auschwitz.

Il s’exprimait désormais parfaitement en français. Seul un léger accent révélait ses origines. Et la langueur de son regard, typiquement slave, disait ses interlocutrices.

Cécile était sensible à ce côté ténébreux de sa personnalité. Jonathan était sensible à la lumière qui émanait de Cécile dès qu’elle souriait. Mais il était uni à Gloria.

Il avait fallu qu’elle meure pour qu’il se rende compte qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Mais il se l’était juré, cette vie qui était la sienne, et qu’il avait sauvegardée, il n’y porterait pas atteinte de lui-même. Elle était une preuve sans qu’il sache ce qu’elle s’efforçait de prouver. C’est une question qu’il règlerait avec le dieu des juifs, disait-il sans rire. Il avait beaucoup de reproches à lui faire.

Jonathan avait maigri en l’espace de quelques jours. Grand de taille, il s’était voûté. Ses yeux noirs paraissaient plus noirs encore et accentuaient le magnétisme de son regard. Il mangeait à peine.

- On ne peut pas le laisser comme ça.

C’est ce que j’avais dit à Cécile.

- En attendant, il pourrait rester chez nous. Dans la chambre d’amis.

- En attendant.

En attendant quoi ? Je suppose que Cécile pensait au suicide. Comme moi. Mais il y a des phrases impossibles à prononcer dès qu’on est sorti des idées générales. C’est Cécile qui parvint à le convaincre. A moi, il avait répondu non de la tête en souriant

Un jour, il ne s’est pas réveillé. Je suppose qu’il a rejoint les siens.

Est-ce qu’il a réglé ses comptes avec le Très-haut ? Je me le suis demandé en sortant du funérarium.

 

 

Un jour, il ne s’est pas réveillé.

 

La mort d’un élu.

 

Ce matin nous avons assisté à ses funérailles au crématorium de la rue du Silence.  Je me souviens qu’il m’avait dit qu’il avait un compte à régler avec le très haut et que c’est avec impatience qu’il attendait le moment de le faire.

J’y étais allé à de trop nombreuses reprises puis, les années passant, j’y allais de moins en moins. Ce n’était pas par indifférence ou par la crainte de prendre froid mais il y avait de moins en moins de gens à honorer autour  de moi. La plupart de mes amis étaient morts. Parfois je me sentais assez seul.

Lorsque le cercueil s’est mis à glisser vers la bouche de feu, nous avons baissé les yeux Cécile et moi.

C’est lui qui m’avait dit, un soir que nous parlions du futur devant une bouteille de vodka :

- C’est quoi, une existence normale ?

Jonathan était né à Gdynia en Pologne. Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il était âgé de quatorze ans. Il fréquentait le collège depuis trois ans et envisageait d’entrer plus tard à l’Université de Cracovie pour y apprendre la philosophie. C’était un adolescent intelligent et fort séduisant qui retenait le regard des jeunes filles autant que celui de leur mère.

Le soir, Jonathan se rendait à la Yeshiva, une école dirigée par des rabbins, où il apprenait l’hébreu et la Thora. Dans chacun de ces établissements, il apprit le plaisir de la discussion et l’importance qu’il y avait à chercher et à trouver les bons arguments. Il faisait la joie de ses parents. Orthodoxes, ils respectaient les rituels prescrits, et toutes fêtes étaient motifs à se ranger aux côtés des élus. Aux yeux de leur dieu, ils étaient des modèles vraisemblablement.

Son grand père Salomon était un rabbin respecté par la communauté. Souvent, Jonathan lui rendait visite pour lui parler de ses études ou lui demander conseil. Avec son grand père, il ne craignait pas d’aborder les sujets de conversation qu’il ne pouvait pas avoir avec son père.

Au sujet des filles par exemple. Il faut bien le reconnaitre, juives ou non, aux yeux d’un jeune garçon, elles avaient toutes des attraits qui donnaient à rêver, la nuit généralement, et même alors qu’on ne dormait pas encore.

Jonathan avait un frère, Samuel, de deux ans son cadet, beaucoup moins préoccupé de religion. Lorsqu’il jouait avec ses amis, juifs ou non, les coups pleuvaient fort de part et d’autre. Samuel avait appris très tôt que les coups étaient beaucoup plus convaincants que les arguments les mieux élaborés lorsqu’on avait affaire à des interlocuteurs que la philosophie n’intéressait pas.

Qui peut dire lequel des deux frères avait raison ?

Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il y eut d’abord les lois anti-juives et les pogroms encouragés par les autorités allemandes. Tuer ses semblables défoule, a dit je ne sais plus quel sociologue. Un soir que Jonathan était auprès de son grand père, un groupe dont personne n’eut été capable de dire quel en était le plus soûl des participants, deux d’entre eux  fracassèrent la tête du rabbin. Les autres le tirèrent hors de chez lui et l’abandonnèrent en criant mort aux juifs.

Cette frénésie à tuer les avait empêchés de voir Jonathan pétrifié derrière l’armoire où le grand père rangeait la Thora.

C’est ce jour-là vraisemblablement qu’il apprit à se taire, et que ses yeux prirent cette couleur de noir qui fit dire, longtemps après encore, qu’il avait de beaux yeux dans lesquels on se serait noyé.

Jonathan avait près de septante ans. Nous en avions autant. L’âge a une grande importance dans la vie des hommes. Il situe les évènements. Sans lui ils se mêleraient dans notre mémoire, nous pourrions penser que nous les avons imaginés.

- Peut être que nous sommes le fruit de l’imagination d’un être supérieur ?

Lorsque nous nous sommes connus, nous étions voisins.  Chacun de nous occupait un appartement du même type dans un immeuble nouvellement construit.

Pour lui, comme pour nous, c’était la première fois que nous faisions l’acquisition d’un endroit dont nous serions propriétaires. A crédit sans doute mais si nos existences se déroulaient normalement, nous le deviendrions dans sa totalité.

Gloria, sa femme, était jolie. Lorsqu’elle était en maillot sur la plage, je la regardais avec plaisir. Parfois avec plus d’intérêt que celui que je portais à ma propre femme dont je caressais le corps par habitude maritale. Tous les maris se ressemblent je suppose. Jonathan, c’est ma femme qu’il regardait avec beaucoup d’insistance lorsqu’il pensait que je ne le voyais pas.   Un jour, parce qu’elle avait voulu prendre une radiographie qu’elle avait jetée au dessus de sa garde-robe, Gloria était montée sur une courte échelle et elle s’était dressée sur la pointe des pieds.

Elle avait failli glisser, je l’avais empêchée de tomber en portant les mains à ses fesses. Revenue à même le sol, la jupe tirée vers le haut, elle exposait sa culotte tendue sur sa croupe. J’aurais du retirer les mains. Je les ai laissées. Elle a tourné le visage, je l’ai embrassée, elle a ouvert la bouche.

Je me suis parfois demandé s’il y avait eu quelque chose entre Cécile et Robert. Ils s’embrassaient comme frère et sœur, peut être un peu plus.

Les parents de Jonathan, son frère et lui furent arrêtés peu après le début de l’occupation de la Pologne. Ils furent mis dans des camps de concentration, séparés et, probablement, brûlés dès que les premiers fours furent construits.

A l’exception de Jonathan parce qu’un des commandants du camp avait été séduit par sa beauté. Et par son intelligence, affirmait-il. Les commandants de camps étaient des gens qui sortaient des bonnes écoles. Ils étaient sensibles à l’intelligence et à la beauté. Il fît de Jonathan son domestique personnel et son amant. Jonathan voulait vivre. A tout prix.

Après la victoire contre l’Allemagne nazie, ce sont les troupes soviétiques qui l’avaient libéré. Il s’était défait de son commandant. Il lui avait enfoncé une baïonnette dans le ventre. Le capitaine soviétique l’avait trouvé quasiment prostré sur le cadavre du commandant allemand.

- Bravo camarade. Aucun de ces chiens ne mérite de vivre.

 Il devint interprète entre russes et alliés. La guerre finie, il apprit à jouir de la vie. Ses journées ne s’achevaient qu’au petit matin.

Il était âgé de vingt huit ans lorsque des membres du Parti, à Lodsz, le nommèrent directeur d’une usine de vêtements féminins. C’est durant ce temps-là qu’il fit la connaissance de Gloria.

Elle travaillait dans une usine qui imprimait des tissus imprimés. Elle venait lui en proposer et ils dinaient ensemble après que les commandes fussent passées. Il apprit qu’elle était juive elle aussi, de nationalité russe. Si la guerre n’avait pas éclaté, son père eut été arrêté. Il était communiste et médecin. Il n’était pas bon d’être juif et médecin, communiste ou non, en ce temps là en Union Soviétique. Il fut envoyé au goulag.

Jonathan et elle se sentaient bien ensemble. Ils se marièrent sans y mettre de la passion mais ils avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.

Un oncle les aida à émigrer en Belgique. Jonathan ne faisait jamais beaucoup d’allusion à sa famille dont les cendres s’étaient dispersées au dessus du camp d’Auschwitz.

Il s’exprimait désormais parfaitement en français. Seul un léger accent révélait ses origines. Et la langueur de son regard, typiquement slave, disait ses interlocutrices.

Cécile était sensible à ce côté ténébreux de sa personnalité. Jonathan était sensible à la lumière qui émanait de Cécile dès qu’elle souriait. Mais il était uni à Gloria.

Il avait fallu qu’elle meure pour qu’il se rende compte qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Mais il se l’était juré, cette vie qui était la sienne, et qu’il avait sauvegardée, il n’y porterait pas atteinte de lui-même. Elle était une preuve sans qu’il sache ce qu’elle s’efforçait de prouver. C’est une question qu’il règlerait avec le dieu des juifs, disait-il sans rire. Il avait beaucoup de reproches à lui faire.

Jonathan avait maigri en l’espace de quelques jours. Grand de taille, il s’était voûté. Ses yeux noirs paraissaient plus noirs encore et accentuaient le magnétisme de son regard. Il mangeait à peine.

- On ne peut pas le laisser comme ça.

C’est ce que j’avais dit à Cécile.

- En attendant, il pourrait rester chez nous. Dans la chambre d’amis.

- En attendant.

En attendant quoi ? Je suppose que Cécile pensait au suicide. Comme moi. Mais il y a des phrases impossibles à prononcer dès qu’on est sorti des idées générales. C’est Cécile qui parvint à le convaincre. A moi, il avait répondu non de la tête en souriant

Un jour, il ne s’est pas réveillé. Je suppose qu’il a rejoint les siens.

Est-ce qu’il a réglé ses comptes avec le Très-haut ? Je me le suis demandé en sortant du funérarium.

 

 

 

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