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La mort d'un élu.

 

Ce matin nous avons assisté à ses funérailles au crématorium de la rue du Silence.  Je me souviens qu’il m’avait dit qu’il avait un compte à régler avec le très haut et que c’est avec impatience qu’il attendait le moment de le faire.

J’y étais allé à de trop nombreuses reprises puis, les années passant, j’y allais de moins en moins. Ce n’était pas par indifférence ou par la crainte de prendre froid mais il y avait de moins en moins de gens à honorer autour  de moi. La plupart de mes amis étaient morts. Parfois je me sentais assez seul.

Lorsque le cercueil s’est mis à glisser vers la bouche de feu, nous avons baissé les yeux Cécile et moi.

C’est lui qui m’avait dit, un soir que nous parlions du futur devant une bouteille de vodka :

- C’est quoi, une existence normale ?

Jonathan était né à Gdynia en Pologne. Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il était âgé de quatorze ans. Il fréquentait le collège depuis trois ans et envisageait d’entrer plus tard à l’Université de Cracovie pour y apprendre la philosophie. C’était un adolescent intelligent et fort séduisant qui retenait le regard des jeunes filles autant que celui de leur mère.

Le soir, Jonathan se rendait à la Yeshiva, une école dirigée par des rabbins, où il apprenait l’hébreu et la Thora. Dans chacun de ces établissements, il apprit le plaisir de la discussion et l’importance qu’il y avait à chercher et à trouver les bons arguments. Il faisait la joie de ses parents. Orthodoxes, ils respectaient les rituels prescrits, et toutes fêtes étaient motifs à se ranger aux côtés des élus. Aux yeux de leur dieu, ils étaient des modèles vraisemblablement.

Son grand père Salomon était un rabbin respecté par la communauté. Souvent, Jonathan lui rendait visite pour lui parler de ses études ou lui demander conseil. Avec son grand père, il ne craignait pas d’aborder les sujets de conversation qu’il ne pouvait pas avoir avec son père.

Au sujet des filles par exemple. Il faut bien le reconnaitre, juives ou non, aux yeux d’un jeune garçon, elles avaient toutes des attraits qui donnaient à rêver, la nuit généralement, et même alors qu’on ne dormait pas encore.

Jonathan avait un frère, Samuel, de deux ans son cadet, beaucoup moins préoccupé de religion. Lorsqu’il jouait avec ses amis, juifs ou non, les coups pleuvaient fort de part et d’autre. Samuel avait appris très tôt que les coups étaient beaucoup plus convaincants que les arguments les mieux élaborés lorsqu’on avait affaire à des interlocuteurs que la philosophie n’intéressait pas.

Qui peut dire lequel des deux frères avait raison ?

Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il y eut d’abord les lois anti-juives et les pogroms encouragés par les autorités allemandes. Tuer ses semblables défoule, a dit je ne sais plus quel sociologue. Un soir que Jonathan était auprès de son grand père, un groupe dont personne n’eut été capable de dire quel en était le plus soûl des participants, deux d’entre eux  fracassèrent la tête du rabbin. Les autres le tirèrent hors de chez lui et l’abandonnèrent en criant mort aux juifs.

Cette frénésie à tuer les avait empêchés de voir Jonathan pétrifié derrière l’armoire où le grand père rangeait la Thora.

C’est ce jour-là vraisemblablement qu’il apprit à se taire, et que ses yeux prirent cette couleur de noir qui fit dire, longtemps après encore, qu’il avait de beaux yeux dans lesquels on se serait noyé.

Jonathan avait près de septante ans. Nous en avions autant. L’âge a une grande importance dans la vie des hommes. Il situe les évènements. Sans lui ils se mêleraient dans notre mémoire, nous pourrions penser que nous les avons imaginés.

- Peut être que nous sommes le fruit de l’imagination d’un être supérieur ?

Lorsque nous nous sommes connus, nous étions voisins.  Chacun de nous occupait un appartement du même type dans un immeuble nouvellement construit.

Pour lui, comme pour nous, c’était la première fois que nous faisions l’acquisition d’un endroit dont nous serions propriétaires. A crédit sans doute mais si nos existences se déroulaient normalement, nous le deviendrions dans sa totalité.

Gloria, sa femme, était jolie. Lorsqu’elle était en maillot sur la plage, je la regardais avec plaisir. Parfois avec plus d’intérêt que celui que je portais à ma propre femme dont je caressais le corps par habitude maritale. Tous les maris se ressemblent je suppose. Jonathan, c’est ma femme qu’il regardait avec beaucoup d’insistance lorsqu’il pensait que je ne le voyais pas.   Un jour, parce qu’elle avait voulu prendre une radiographie qu’elle avait jetée au dessus de sa garde-robe, Gloria était montée sur une courte échelle et elle s’était dressée sur la pointe des pieds.

Elle avait failli glisser, je l’avais empêchée de tomber en portant les mains à ses fesses. Revenue à même le sol, la jupe tirée vers le haut, elle exposait sa culotte tendue sur sa croupe. J’aurais du retirer les mains. Je les ai laissées. Elle a tourné le visage, je l’ai embrassée, elle a ouvert la bouche.

Je me suis parfois demandé s’il y avait eu quelque chose entre Cécile et Robert. Ils s’embrassaient comme frère et sœur, peut être un peu plus.

Les parents de Jonathan, son frère et lui furent arrêtés peu après le début de l’occupation de la Pologne. Ils furent mis dans des camps de concentration, séparés et, probablement, brûlés dès que les premiers fours furent construits.

A l’exception de Jonathan parce qu’un des commandants du camp avait été séduit par sa beauté. Et par son intelligence, affirmait-il. Les commandants de camps étaient des gens qui sortaient des bonnes écoles. Ils étaient sensibles à l’intelligence et à la beauté. Il fît de Jonathan son domestique personnel et son amant. Jonathan voulait vivre. A tout prix.

Après la victoire contre l’Allemagne nazie, ce sont les troupes soviétiques qui l’avaient libéré. Il s’était défait de son commandant. Il lui avait enfoncé une baïonnette dans le ventre. Le capitaine soviétique l’avait trouvé quasiment prostré sur le cadavre du commandant allemand.

- Bravo camarade. Aucun de ces chiens ne mérite de vivre.

 Il devint interprète entre russes et alliés. La guerre finie, il apprit à jouir de la vie. Ses journées ne s’achevaient qu’au petit matin.

Il était âgé de vingt huit ans lorsque des membres du Parti, à Lodsz, le nommèrent directeur d’une usine de vêtements féminins. C’est durant ce temps-là qu’il fit la connaissance de Gloria.

Elle travaillait dans une usine qui imprimait des tissus imprimés. Elle venait lui en proposer et ils dinaient ensemble après que les commandes fussent passées. Il apprit qu’elle était juive elle aussi, de nationalité russe. Si la guerre n’avait pas éclaté, son père eut été arrêté. Il était communiste et médecin. Il n’était pas bon d’être juif et médecin, communiste ou non, en ce temps là en Union Soviétique. Il fut envoyé au goulag.

Jonathan et elle se sentaient bien ensemble. Ils se marièrent sans y mettre de la passion mais ils avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.

Un oncle les aida à émigrer en Belgique. Jonathan ne faisait jamais beaucoup d’allusion à sa famille dont les cendres s’étaient dispersées au dessus du camp d’Auschwitz.

Il s’exprimait désormais parfaitement en français. Seul un léger accent révélait ses origines. Et la langueur de son regard, typiquement slave, disait ses interlocutrices.

Cécile était sensible à ce côté ténébreux de sa personnalité. Jonathan était sensible à la lumière qui émanait de Cécile dès qu’elle souriait. Mais il était uni à Gloria.

Il avait fallu qu’elle meure pour qu’il se rende compte qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Mais il se l’était juré, cette vie qui était la sienne, et qu’il avait sauvegardée, il n’y porterait pas atteinte de lui-même. Elle était une preuve sans qu’il sache ce qu’elle s’efforçait de prouver. C’est une question qu’il règlerait avec le dieu des juifs, disait-il sans rire. Il avait beaucoup de reproches à lui faire.

Jonathan avait maigri en l’espace de quelques jours. Grand de taille, il s’était voûté. Ses yeux noirs paraissaient plus noirs encore et accentuaient le magnétisme de son regard. Il mangeait à peine.

- On ne peut pas le laisser comme ça.

C’est ce que j’avais dit à Cécile.

- En attendant, il pourrait rester chez nous. Dans la chambre d’amis.

- En attendant.

En attendant quoi ? Je suppose que Cécile pensait au suicide. Comme moi. Mais il y a des phrases impossibles à prononcer dès qu’on est sorti des idées générales. C’est Cécile qui parvint à le convaincre. A moi, il avait répondu non de la tête en souriant

Un jour, il ne s’est pas réveillé. Je suppose qu’il a rejoint les siens.

Est-ce qu’il a réglé ses comptes avec le Très-haut ? Je me le suis demandé en sortant du funérarium.

 

 

Un jour, il ne s’est pas réveillé.

 

La mort d’un élu.

 

Ce matin nous avons assisté à ses funérailles au crématorium de la rue du Silence.  Je me souviens qu’il m’avait dit qu’il avait un compte à régler avec le très haut et que c’est avec impatience qu’il attendait le moment de le faire.

J’y étais allé à de trop nombreuses reprises puis, les années passant, j’y allais de moins en moins. Ce n’était pas par indifférence ou par la crainte de prendre froid mais il y avait de moins en moins de gens à honorer autour  de moi. La plupart de mes amis étaient morts. Parfois je me sentais assez seul.

Lorsque le cercueil s’est mis à glisser vers la bouche de feu, nous avons baissé les yeux Cécile et moi.

C’est lui qui m’avait dit, un soir que nous parlions du futur devant une bouteille de vodka :

- C’est quoi, une existence normale ?

Jonathan était né à Gdynia en Pologne. Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il était âgé de quatorze ans. Il fréquentait le collège depuis trois ans et envisageait d’entrer plus tard à l’Université de Cracovie pour y apprendre la philosophie. C’était un adolescent intelligent et fort séduisant qui retenait le regard des jeunes filles autant que celui de leur mère.

Le soir, Jonathan se rendait à la Yeshiva, une école dirigée par des rabbins, où il apprenait l’hébreu et la Thora. Dans chacun de ces établissements, il apprit le plaisir de la discussion et l’importance qu’il y avait à chercher et à trouver les bons arguments. Il faisait la joie de ses parents. Orthodoxes, ils respectaient les rituels prescrits, et toutes fêtes étaient motifs à se ranger aux côtés des élus. Aux yeux de leur dieu, ils étaient des modèles vraisemblablement.

Son grand père Salomon était un rabbin respecté par la communauté. Souvent, Jonathan lui rendait visite pour lui parler de ses études ou lui demander conseil. Avec son grand père, il ne craignait pas d’aborder les sujets de conversation qu’il ne pouvait pas avoir avec son père.

Au sujet des filles par exemple. Il faut bien le reconnaitre, juives ou non, aux yeux d’un jeune garçon, elles avaient toutes des attraits qui donnaient à rêver, la nuit généralement, et même alors qu’on ne dormait pas encore.

Jonathan avait un frère, Samuel, de deux ans son cadet, beaucoup moins préoccupé de religion. Lorsqu’il jouait avec ses amis, juifs ou non, les coups pleuvaient fort de part et d’autre. Samuel avait appris très tôt que les coups étaient beaucoup plus convaincants que les arguments les mieux élaborés lorsqu’on avait affaire à des interlocuteurs que la philosophie n’intéressait pas.

Qui peut dire lequel des deux frères avait raison ?

Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il y eut d’abord les lois anti-juives et les pogroms encouragés par les autorités allemandes. Tuer ses semblables défoule, a dit je ne sais plus quel sociologue. Un soir que Jonathan était auprès de son grand père, un groupe dont personne n’eut été capable de dire quel en était le plus soûl des participants, deux d’entre eux  fracassèrent la tête du rabbin. Les autres le tirèrent hors de chez lui et l’abandonnèrent en criant mort aux juifs.

Cette frénésie à tuer les avait empêchés de voir Jonathan pétrifié derrière l’armoire où le grand père rangeait la Thora.

C’est ce jour-là vraisemblablement qu’il apprit à se taire, et que ses yeux prirent cette couleur de noir qui fit dire, longtemps après encore, qu’il avait de beaux yeux dans lesquels on se serait noyé.

Jonathan avait près de septante ans. Nous en avions autant. L’âge a une grande importance dans la vie des hommes. Il situe les évènements. Sans lui ils se mêleraient dans notre mémoire, nous pourrions penser que nous les avons imaginés.

- Peut être que nous sommes le fruit de l’imagination d’un être supérieur ?

Lorsque nous nous sommes connus, nous étions voisins.  Chacun de nous occupait un appartement du même type dans un immeuble nouvellement construit.

Pour lui, comme pour nous, c’était la première fois que nous faisions l’acquisition d’un endroit dont nous serions propriétaires. A crédit sans doute mais si nos existences se déroulaient normalement, nous le deviendrions dans sa totalité.

Gloria, sa femme, était jolie. Lorsqu’elle était en maillot sur la plage, je la regardais avec plaisir. Parfois avec plus d’intérêt que celui que je portais à ma propre femme dont je caressais le corps par habitude maritale. Tous les maris se ressemblent je suppose. Jonathan, c’est ma femme qu’il regardait avec beaucoup d’insistance lorsqu’il pensait que je ne le voyais pas.   Un jour, parce qu’elle avait voulu prendre une radiographie qu’elle avait jetée au dessus de sa garde-robe, Gloria était montée sur une courte échelle et elle s’était dressée sur la pointe des pieds.

Elle avait failli glisser, je l’avais empêchée de tomber en portant les mains à ses fesses. Revenue à même le sol, la jupe tirée vers le haut, elle exposait sa culotte tendue sur sa croupe. J’aurais du retirer les mains. Je les ai laissées. Elle a tourné le visage, je l’ai embrassée, elle a ouvert la bouche.

Je me suis parfois demandé s’il y avait eu quelque chose entre Cécile et Robert. Ils s’embrassaient comme frère et sœur, peut être un peu plus.

Les parents de Jonathan, son frère et lui furent arrêtés peu après le début de l’occupation de la Pologne. Ils furent mis dans des camps de concentration, séparés et, probablement, brûlés dès que les premiers fours furent construits.

A l’exception de Jonathan parce qu’un des commandants du camp avait été séduit par sa beauté. Et par son intelligence, affirmait-il. Les commandants de camps étaient des gens qui sortaient des bonnes écoles. Ils étaient sensibles à l’intelligence et à la beauté. Il fît de Jonathan son domestique personnel et son amant. Jonathan voulait vivre. A tout prix.

Après la victoire contre l’Allemagne nazie, ce sont les troupes soviétiques qui l’avaient libéré. Il s’était défait de son commandant. Il lui avait enfoncé une baïonnette dans le ventre. Le capitaine soviétique l’avait trouvé quasiment prostré sur le cadavre du commandant allemand.

- Bravo camarade. Aucun de ces chiens ne mérite de vivre.

 Il devint interprète entre russes et alliés. La guerre finie, il apprit à jouir de la vie. Ses journées ne s’achevaient qu’au petit matin.

Il était âgé de vingt huit ans lorsque des membres du Parti, à Lodsz, le nommèrent directeur d’une usine de vêtements féminins. C’est durant ce temps-là qu’il fit la connaissance de Gloria.

Elle travaillait dans une usine qui imprimait des tissus imprimés. Elle venait lui en proposer et ils dinaient ensemble après que les commandes fussent passées. Il apprit qu’elle était juive elle aussi, de nationalité russe. Si la guerre n’avait pas éclaté, son père eut été arrêté. Il était communiste et médecin. Il n’était pas bon d’être juif et médecin, communiste ou non, en ce temps là en Union Soviétique. Il fut envoyé au goulag.

Jonathan et elle se sentaient bien ensemble. Ils se marièrent sans y mettre de la passion mais ils avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.

Un oncle les aida à émigrer en Belgique. Jonathan ne faisait jamais beaucoup d’allusion à sa famille dont les cendres s’étaient dispersées au dessus du camp d’Auschwitz.

Il s’exprimait désormais parfaitement en français. Seul un léger accent révélait ses origines. Et la langueur de son regard, typiquement slave, disait ses interlocutrices.

Cécile était sensible à ce côté ténébreux de sa personnalité. Jonathan était sensible à la lumière qui émanait de Cécile dès qu’elle souriait. Mais il était uni à Gloria.

Il avait fallu qu’elle meure pour qu’il se rende compte qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Mais il se l’était juré, cette vie qui était la sienne, et qu’il avait sauvegardée, il n’y porterait pas atteinte de lui-même. Elle était une preuve sans qu’il sache ce qu’elle s’efforçait de prouver. C’est une question qu’il règlerait avec le dieu des juifs, disait-il sans rire. Il avait beaucoup de reproches à lui faire.

Jonathan avait maigri en l’espace de quelques jours. Grand de taille, il s’était voûté. Ses yeux noirs paraissaient plus noirs encore et accentuaient le magnétisme de son regard. Il mangeait à peine.

- On ne peut pas le laisser comme ça.

C’est ce que j’avais dit à Cécile.

- En attendant, il pourrait rester chez nous. Dans la chambre d’amis.

- En attendant.

En attendant quoi ? Je suppose que Cécile pensait au suicide. Comme moi. Mais il y a des phrases impossibles à prononcer dès qu’on est sorti des idées générales. C’est Cécile qui parvint à le convaincre. A moi, il avait répondu non de la tête en souriant

Un jour, il ne s’est pas réveillé. Je suppose qu’il a rejoint les siens.

Est-ce qu’il a réglé ses comptes avec le Très-haut ? Je me le suis demandé en sortant du funérarium.

 

 

Un jour, il ne s’est pas réveillé.

 

La mort d’un élu.

 

Ce matin nous avons assisté à ses funérailles au crématorium de la rue du Silence.  Je me souviens qu’il m’avait dit qu’il avait un compte à régler avec le très haut et que c’est avec impatience qu’il attendait le moment de le faire.

J’y étais allé à de trop nombreuses reprises puis, les années passant, j’y allais de moins en moins. Ce n’était pas par indifférence ou par la crainte de prendre froid mais il y avait de moins en moins de gens à honorer autour  de moi. La plupart de mes amis étaient morts. Parfois je me sentais assez seul.

Lorsque le cercueil s’est mis à glisser vers la bouche de feu, nous avons baissé les yeux Cécile et moi.

C’est lui qui m’avait dit, un soir que nous parlions du futur devant une bouteille de vodka :

- C’est quoi, une existence normale ?

Jonathan était né à Gdynia en Pologne. Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il était âgé de quatorze ans. Il fréquentait le collège depuis trois ans et envisageait d’entrer plus tard à l’Université de Cracovie pour y apprendre la philosophie. C’était un adolescent intelligent et fort séduisant qui retenait le regard des jeunes filles autant que celui de leur mère.

Le soir, Jonathan se rendait à la Yeshiva, une école dirigée par des rabbins, où il apprenait l’hébreu et la Thora. Dans chacun de ces établissements, il apprit le plaisir de la discussion et l’importance qu’il y avait à chercher et à trouver les bons arguments. Il faisait la joie de ses parents. Orthodoxes, ils respectaient les rituels prescrits, et toutes fêtes étaient motifs à se ranger aux côtés des élus. Aux yeux de leur dieu, ils étaient des modèles vraisemblablement.

Son grand père Salomon était un rabbin respecté par la communauté. Souvent, Jonathan lui rendait visite pour lui parler de ses études ou lui demander conseil. Avec son grand père, il ne craignait pas d’aborder les sujets de conversation qu’il ne pouvait pas avoir avec son père.

Au sujet des filles par exemple. Il faut bien le reconnaitre, juives ou non, aux yeux d’un jeune garçon, elles avaient toutes des attraits qui donnaient à rêver, la nuit généralement, et même alors qu’on ne dormait pas encore.

Jonathan avait un frère, Samuel, de deux ans son cadet, beaucoup moins préoccupé de religion. Lorsqu’il jouait avec ses amis, juifs ou non, les coups pleuvaient fort de part et d’autre. Samuel avait appris très tôt que les coups étaient beaucoup plus convaincants que les arguments les mieux élaborés lorsqu’on avait affaire à des interlocuteurs que la philosophie n’intéressait pas.

Qui peut dire lequel des deux frères avait raison ?

Lorsque les allemands envahirent la Pologne, il y eut d’abord les lois anti-juives et les pogroms encouragés par les autorités allemandes. Tuer ses semblables défoule, a dit je ne sais plus quel sociologue. Un soir que Jonathan était auprès de son grand père, un groupe dont personne n’eut été capable de dire quel en était le plus soûl des participants, deux d’entre eux  fracassèrent la tête du rabbin. Les autres le tirèrent hors de chez lui et l’abandonnèrent en criant mort aux juifs.

Cette frénésie à tuer les avait empêchés de voir Jonathan pétrifié derrière l’armoire où le grand père rangeait la Thora.

C’est ce jour-là vraisemblablement qu’il apprit à se taire, et que ses yeux prirent cette couleur de noir qui fit dire, longtemps après encore, qu’il avait de beaux yeux dans lesquels on se serait noyé.

Jonathan avait près de septante ans. Nous en avions autant. L’âge a une grande importance dans la vie des hommes. Il situe les évènements. Sans lui ils se mêleraient dans notre mémoire, nous pourrions penser que nous les avons imaginés.

- Peut être que nous sommes le fruit de l’imagination d’un être supérieur ?

Lorsque nous nous sommes connus, nous étions voisins.  Chacun de nous occupait un appartement du même type dans un immeuble nouvellement construit.

Pour lui, comme pour nous, c’était la première fois que nous faisions l’acquisition d’un endroit dont nous serions propriétaires. A crédit sans doute mais si nos existences se déroulaient normalement, nous le deviendrions dans sa totalité.

Gloria, sa femme, était jolie. Lorsqu’elle était en maillot sur la plage, je la regardais avec plaisir. Parfois avec plus d’intérêt que celui que je portais à ma propre femme dont je caressais le corps par habitude maritale. Tous les maris se ressemblent je suppose. Jonathan, c’est ma femme qu’il regardait avec beaucoup d’insistance lorsqu’il pensait que je ne le voyais pas.   Un jour, parce qu’elle avait voulu prendre une radiographie qu’elle avait jetée au dessus de sa garde-robe, Gloria était montée sur une courte échelle et elle s’était dressée sur la pointe des pieds.

Elle avait failli glisser, je l’avais empêchée de tomber en portant les mains à ses fesses. Revenue à même le sol, la jupe tirée vers le haut, elle exposait sa culotte tendue sur sa croupe. J’aurais du retirer les mains. Je les ai laissées. Elle a tourné le visage, je l’ai embrassée, elle a ouvert la bouche.

Je me suis parfois demandé s’il y avait eu quelque chose entre Cécile et Robert. Ils s’embrassaient comme frère et sœur, peut être un peu plus.

Les parents de Jonathan, son frère et lui furent arrêtés peu après le début de l’occupation de la Pologne. Ils furent mis dans des camps de concentration, séparés et, probablement, brûlés dès que les premiers fours furent construits.

A l’exception de Jonathan parce qu’un des commandants du camp avait été séduit par sa beauté. Et par son intelligence, affirmait-il. Les commandants de camps étaient des gens qui sortaient des bonnes écoles. Ils étaient sensibles à l’intelligence et à la beauté. Il fît de Jonathan son domestique personnel et son amant. Jonathan voulait vivre. A tout prix.

Après la victoire contre l’Allemagne nazie, ce sont les troupes soviétiques qui l’avaient libéré. Il s’était défait de son commandant. Il lui avait enfoncé une baïonnette dans le ventre. Le capitaine soviétique l’avait trouvé quasiment prostré sur le cadavre du commandant allemand.

- Bravo camarade. Aucun de ces chiens ne mérite de vivre.

 Il devint interprète entre russes et alliés. La guerre finie, il apprit à jouir de la vie. Ses journées ne s’achevaient qu’au petit matin.

Il était âgé de vingt huit ans lorsque des membres du Parti, à Lodsz, le nommèrent directeur d’une usine de vêtements féminins. C’est durant ce temps-là qu’il fit la connaissance de Gloria.

Elle travaillait dans une usine qui imprimait des tissus imprimés. Elle venait lui en proposer et ils dinaient ensemble après que les commandes fussent passées. Il apprit qu’elle était juive elle aussi, de nationalité russe. Si la guerre n’avait pas éclaté, son père eut été arrêté. Il était communiste et médecin. Il n’était pas bon d’être juif et médecin, communiste ou non, en ce temps là en Union Soviétique. Il fut envoyé au goulag.

Jonathan et elle se sentaient bien ensemble. Ils se marièrent sans y mettre de la passion mais ils avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.

Un oncle les aida à émigrer en Belgique. Jonathan ne faisait jamais beaucoup d’allusion à sa famille dont les cendres s’étaient dispersées au dessus du camp d’Auschwitz.

Il s’exprimait désormais parfaitement en français. Seul un léger accent révélait ses origines. Et la langueur de son regard, typiquement slave, disait ses interlocutrices.

Cécile était sensible à ce côté ténébreux de sa personnalité. Jonathan était sensible à la lumière qui émanait de Cécile dès qu’elle souriait. Mais il était uni à Gloria.

Il avait fallu qu’elle meure pour qu’il se rende compte qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Mais il se l’était juré, cette vie qui était la sienne, et qu’il avait sauvegardée, il n’y porterait pas atteinte de lui-même. Elle était une preuve sans qu’il sache ce qu’elle s’efforçait de prouver. C’est une question qu’il règlerait avec le dieu des juifs, disait-il sans rire. Il avait beaucoup de reproches à lui faire.

Jonathan avait maigri en l’espace de quelques jours. Grand de taille, il s’était voûté. Ses yeux noirs paraissaient plus noirs encore et accentuaient le magnétisme de son regard. Il mangeait à peine.

- On ne peut pas le laisser comme ça.

C’est ce que j’avais dit à Cécile.

- En attendant, il pourrait rester chez nous. Dans la chambre d’amis.

- En attendant.

En attendant quoi ? Je suppose que Cécile pensait au suicide. Comme moi. Mais il y a des phrases impossibles à prononcer dès qu’on est sorti des idées générales. C’est Cécile qui parvint à le convaincre. A moi, il avait répondu non de la tête en souriant

Un jour, il ne s’est pas réveillé. Je suppose qu’il a rejoint les siens.

Est-ce qu’il a réglé ses comptes avec le Très-haut ? Je me le suis demandé en sortant du funérarium.

 

 

 

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