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Monnaie d'échange

Assis par terre, j'attends dans ce trou de misère que l'on vienne me chercher.

Il n'y a pas si longtemps, j'étais à l'aéroport et je prenais un billet pour rejoindre mes amis. Ceux-ci sont membres d'une ONG et travaillent en Afrique. J'ai toujours voulu aller en Afrique et l'occasion s'est présentée.

Je suis parti. Je n'ai pas pris de valises, juste un sac à dos.
Mon ami Pol m'attend dans le hall d’arrivée et m’accueille avec un sourire de satisfaction. Direction l'ONG, une voiture nous attend et nous partons. Les routes se suivent et changent au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans cette région désertique. Les pistes sont longues et le paysage est à perte de vue. J'aperçois au loin des arbres malingres et des végétations sauvages  qui font le décor grandiose de cette savane. Arrivés au camp de base, des tentes nous attendent et le cuisinier nous offre un repas sommaire et néanmoins bon. Ma tente se trouve un peu à l'écart et après toutes ces heures de route, je m'étends et dors.

Pol est médecin, il s’occupe de la population qui accepte de se faire aider. Tout se soigne avec peu de moyen et c’est souvent contrarié que je le retrouve le soir au repas. Le cuisinier est un ancien détenu qui a coupé les ponts avec ce que l’on appelle la civilisation pour vivre ici avec ceux qui n’ont rien ou si peu. Chacun peut compter sur lui. Grand, fort, c’est un rempart contre la déprime.

Je m’occupe et j’ai amené mon appareil photos. J’arrive à m’isoler qq fois dans des endroits magnifiques, où la solennité des lieux me donne à réfléchir. J’attends le lever du soleil ou son coucher et j’écoute le bruit du silence.  Parfois une chèvre squelettique, échappée de son enclos, s’approche, curieuse, et me regarde étonnée.

Un jour, fatigué,  allongé à même le sol, je m’endors. Un bruit sec me réveille et me ramène en qq secondes à la réalité. Me voici prit comme un rat, chahuté et bousculé par des hommes d’arme peu reluisant et déterminés à me faire voir la vie d’une autre façon. Je serai une monnaie d’échange pour la croisade qu’ils mènent. J’ai juste le temps de ramasser mon sac et me voici parti, enchaîné à travers ces contrées devenues subitement inhospitalières.

Après des heures de marche, un camp, dissimulé entre des vieux troncs d’arbres séculaires et des rochers, donne enfin un peu d’ombre. Un trou à même la pierre sera mon cachot fermé par un assemblage de grillage. Posté devant ce trou, un homme monte la garde.

Je ne réalise par encore ce qu’il se passe réellement et reste prostré, assis par terre. Mes pieds meurtris, mon dos baigné de sueur et une soif qui ne me quitte plus. En qq secondes, défile ma vie et les souvenirs se bousculent dans ma tête. Me voici réellement prisonnier. Moi qui ai toujours vécu de songes et d’illusions, la réalité vient de me faire un coup bas et me met ainsi face à ma vie, ma réalité.

Allongé sur cette terre lointaine où les bruits résonnent comme des coups, face à moi-même, je ne sais plus quoi penser si ce n’est « sauver ma peau»

Prisonnier d’une bande de guerriers d’un autre temps, me voilà démuni et seul dans cette fournaise. Tout afflue dans ma tête, ma vie, mes amis de l’ONG.  Je revois mon père, ma mère, mon besoin de liberté, mes rêves de voyages, mes envies, mon amour déçu, ma décision de partir, ma belle assurance d’avoir fait le bon choix. Et maintenant, derrière ces grilles, ma peur, mon effroi, mes désillusions, mes déceptions, mes frayeurs d’être perdu à jamais, mort et abandonné.

Muré, prisonnier dans ce coin de misère, l’esprit rétablit vite les vérités. A cette heure, couché et affaibli par ma détention, il ne me reste plus qu’à mourir dignement. Le geôlier n’est pas bavard et ne me laisse pas beaucoup d’espoir.

Après des jours d’enfermement, un pic up arrive et me charge pour une destination inconnue. Avalant la poussière, je n’ai plus qu’un souhait, m’échapper, me libérer de ce statut de prisonnier qui m’étouffe. Un méchant soubresaut et me voilà projeté hors du véhicule, la face contre terre, le nez en sang et libre de courir le plus loin possible de ces geôliers afin de leur échapper. Un trou providentiel où je bascule et reste caché jusqu’à la tombée de la nuit. De nouveau libre, blessé, je me lève et poursuis mon chemin espérant rencontrer quelqu’un ou un éventuel point d’eau.

Quelques jours plus tard, je me réveille, drogué, allongé sur un lit. Ramassé par des voyageurs et conduit dans un dispensaire, j’ai été soigné par un médecin local.

J’attends l’avion qui me ramène chez moi, mes rêves de voyages un peu écornés, avec le sentiment d’avoir vécu un moment fort de ma vie. Riche de ma nouvelle expérience, j’ai plein de nouveaux projets, et celui avant de partir d’aller remercier ce médecin qui m’a sauvé.

JGobert

 

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Une mère

J'ai assisté aux funérailles de Pierre. A regret. Pour sa mère qui se trouvait au bord de la tombe sans regarder personne, sans regarder la tombe.

Elle se tenait droite, les yeux fixés devant elle, les traits tendus, la bouche serrée, les bras le long du corps, un peu en arrière, on eut dit qu'elle allait prendre son élan. Elle était belle.

Lorsque Pierre était absent, elle m'invitait à prendre un verre chez elle, café ou thé, ou vin ou alcool, selon l'heure. Mais c'était pour parler de Pierre. Elle savait que j'étais son ami le plus proche. Celui à qui il ferait des confidences, de celles qu'on s'interdit de faire à sa mère. A celle, cependant, qui donnerait tout pour être la confidente de son fils.

Elle était veuve depuis plus de dix ans. Elle ne s'était jamais remariée. C'est seul qu'elle avait élevé Pierre, ce fils unique qu'elle idolâtrait.

Avait-elle eu des amants? Elle était jeune, désirable, les

prétendants ne devaient pas lui manquer. Mais on ne lui connaissait personne. Et quand une amie trop curieuse lui posait la question, elle répondait:

- N'ais-je pas l'homme le plus beau et le plus attachant qu'une femme puisse rêver?

C'était une réponse banale mais je n'étais pas certain qu'elle ne représentait pas la vérité pour elle.

Pierre n'avait que dix-huit ans lorsque je l'ai connu. J'en avais vingt-trois. Il s'était inscrit à un cours d'histoire dans un institut privé qui préparait à l'entrée dans les grandes écoles. J'y faisais office de surveillant, de répétiteur, de n'importe quoi pourvu qu'il y ait quelqu'un qui parcourait la salle de classe pendant que les élèves travaillent.

Entre Pierre et moi, s'était installé un climat de sympathie réciproque puis d'amitié réelle après que nous nous soyons promenés ensemble à la sortie des cours. Je l'accompagnais chez lui puis, plutôt que de nous quitter, c'est lui qui me raccompagnait jusqu'à mon domicile. Le plus souvent ce manège qui avait fini par nous amuser tous les deux se déroulait plusieurs fois avant que nous nous séparions. Jusqu'au lendemain.

Lorsque son père mourut, Pierre qui n'avait que huit ans fit des cauchemars toutes les nuits. Il se dressait en hurlant. Sa mère le prenait dans son lit et lui parlait à voix basse pendant qu'il se calmait et, apaisé, finissait par s'endormir, le corps contre celui de sa mère et le visage contre sa poitrine.

- Dors, mon petit chéri. Dors.

Elle fermait les yeux mais ne dormait pas. Elle continuait de murmurer:

- Dors, mon petit chéri. Dors, mon petit homme.

Il avait pris l'habitude de dormir auprès de sa mère. Le soir, lorsqu'il était l'heure de se coucher, c'est dans le lit matrimonial qu'il se glissait. A l'heure où elle-même allait se coucher, elle le trouvait recroquevillé au milieu du lit. Dès qu'elle était au lit, il se poussait contre elle. Il s'agitait jusqu'au moment où elle le prenait dans ses bras. Et sa respiration devenait régulière.

Le matin elle se levait avant lui pour lui préparer son petit déjeuner, puis il faisait sa toilette pendant qu'elle préparait son cartable. Le dimanche en revanche, c'est elle qui lui donnait son bain.

Elle lui savonnait le corps entier, jusqu'à son sexe et son derrière qu'elle savonnait avec le plus de vigueur. C'étaient des endroits qui doivent être immaculés. Elle se réjouissait lorsque le sexe de Pierre  durcissait dans sa main.

- Mon petit homme.

Elle était pratiquement nue quand elle le lavait. En slip et soutien-gorge. A l'âge qu'il avait, cet aspect de sa mère ne devait pas perturber son fils, pensait-elle. Et durant de nombreuses années elle avait pris l'habitude de faire sa toilette devant lui. De cette façon, pensait-elle, il ne prendrait pas l'habitude de fantasmer sur le corps des femmes. Un corps est un corps, rien de plus. Si elle en avait eu le pouvoir, dès le début de l'humanité, elle aurait interdit qu'on cachât le corps des humains. Est-ce que les animaux, mammifères ou autres, se couvraient? Cela ne les empêchait pas de procréer. Ni d'y prendre du plaisir. Ce sont les vêtements qui sont à la source de la perversité.

Après ces vigoureuses professions de foi, elle passait beaucoup de temps devant la coiffeuse de la chambre à coucher. Elle se peignait et se maquillait, en regardant dans le miroir le petit Pierre immobile qui contemplait sa mère.

- Mon petit homme.

C'est une expression qu'elle utilisait souvent. Et la portait à lui tendre les bras pour le serrer contre sa poitrine.

- L'homme de ma vie. Tu le sais que tu es l'homme de ma vie.

Pierre me disait :

- Jusque fort tard,  j'ai plus souvent dormi auprès de ma mère que dans mon lit. De toute manière, la porte de ma chambre, elle était voisine de la sienne, était toujours ouverte. Quand je ne dormais pas, je l'entendais me dire:

- Tu dors?

Et parfois c'est elle qui me réveillait quand elle me demandait si je dormais.

Pierre me parlait de sa mère avec l'air résigné et malheureux de parents qui ont un gosse handicapé mental. Parfois j'avais le sentiment qu'il la haïssait.

- Qu'elle me laisse vivre. Et si j'ai envie d'être malheureux.

- Elle n'a jamais été tentée de recommencer sa vie? Ta mère est très belle. Je suppose que comme toutes les femmes, elle a des besoins.

- Des besoins?

Je changeais de sujet. Je me demandais si en recueillant les confidences de Pierre, je pensais réellement à lui.

- Elle est belle, non?

Il avait dix-sept ans quand sa mère et lui avaient rencontré la fille d'une amie de sa mère. Pierre avait détourné la tête en rougissant.

- Pierre.

Il avait rougi plus fort encore, et avait baissé les yeux. Cette timidité maladive en face des filles, elle devait la constater à de nombreuses reprises depuis lors. Et elle s'en désolait.

Une nuit qu'il était étendu auprès d'elle, elle lui entoura les épaules et le serra contre elle.

- Tu es un bel homme, tu sais. Elles seront nombreuses, les filles qui voudront t'avoir dans leur lit. Je peux te le dire, tu es toujours mon petit homme chéri. Il n'y a pas de mot tabou, tu peux me croire. Un sexe comme le tien, mon chéri, ferait le bonheur de toutes les femmes.

Elle l'avait à peine touché, et il avait durci, le ventre soudain en feu.

- Ce n'est pas ce que tu crois.

Il était sorti du lit, il était entré dans sa chambre et il avait fermé la porte.

Comment dire à sa mère que les filles ne l'attiraient pas.

- Ce jour-là, je crois qu'elle ne se serait pas refusée.

- Elle croit bien faire, Pierre. Elle t'aime. Dis-lui que ce ne sont pas les filles que tu aimes. Il faudra bien qu'elle s'y fasse.

- Elle en deviendrait malade.

Un soir qu'il était rentré tôt, il entendit des gémissements qui venaient de la chambre de sa mère. Inquiet, il poussa la porte. Nue, haletante, elle était assise sur le ventre d'un homme qui lui serrait les hanches.

Au bruit de la porte, elle avait tourné la tête.

- Pierre.

Pierre avait refermé la porte.

- Vas-t' en.

Elle rejeta la couverture, mit sa robe de chambre, prit les vêtements le l'homme, et les lui mit dans les bras. Elle répétait:

- Vas-t' en.  Vas-t' en.

Elle l'avait presque ramassé dans la rue parce qu'il fallait qu'ils sortent, Pierre et elle, de cette situation qui s'était créée il y avait longtemps, et qu'elle n'avait pas pu maîtriser.

Elle se rendait compte que c'était son petit Pierre qui en était la victime. Ca avait été sa façon à elle, encore une fois, de se sacrifier pour lui, de lui manifester son amour. Et, une fois de plus, elle avait été maladroite. Est-ce que l'amour ne suffit pas pour distinguer le bien du mal?

Pierre avait retrouvé au grenier le pistolet de son père. Bien emballé dans un morceau de toile grise, et glissé dans une sacoche de cuir souple, il était resté à l'endroit où son père l'avait déposé. Peut-être par superstition, personne n'y touchait jamais.

Jusqu'au jour où Pierre l'avait glissé dans la bouche.

 

 

 

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administrateur théâtres
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A l’âge relativement tardif de trente-trois ans, Michaël Borremans se met à peindre, et ce n’est qu’en 2000, à trente-sept ans, qu’il présente sa première exposition individuelle réunissant des tableaux et des dessins au S.M.A.K., à Gand. Suivent ensuite des expositions significatives à la galerie Zeno X à Anvers et l’année suivante, à la galerie David Zwirner à New York.  Borremans semble émerger immédiatement  en tant qu’artiste pleinement abouti sans aucune  gaucherie expérimentale ou débuts maladroits. Dès le début, ses séries d’œuvres évocatrices — tableaux, dessins, films — fascinent le spectateur qu’elles immergent dans des situations à la fois curieusement familière mais subtilement illogique procurant un certain vertige. Caractérisée par un sens ineffable de la dislocation son œuvre disparate inclut différents  médias et est unifiée par une syntaxe visuelle qui saisit les sujets de l’artiste dans des états interpelant le spectateur. L’œuvre parait explorer des conditions psychologiques complexes qui perturbent la simple logique. L’artiste déploie des signifiants qui se heurtent dans des espaces ambigus et crée une atmosphère troublante hors du temps, un espace où le temps semble avoir été annulé.  L’angoisse envahit ces œuvres énigmatiques comme par exemple cette piscine où des êtres lilliputiens s’ébattent tranquillement tandis qu’une image menaçante surplombe l’ensemble.  C’est l'image d'un homme sur le torse duquel  est écrit "People must be punished" et on voit quatre trous noirs  autour des deux mamelons.  De nombreuses personnalités du Dallas Museum of Art ont contribué  à la réalisation  de  l’exposition « As sweet as it gets » , une coproduction qui vient d’ouvrir au Palais des Beaux-Arts de  Bruxelles.


images?q=tbn:ANd9GcRjexDQJioricHokeX4mBjOshBCq_-1KjAal4UvoHGnZ8PfzIctuw  « As sweet as it gets » est  un titre  humoristique et ouvert, mais  recèle aussi des intentions  potentiellement sombres. L’expression « as sweet as it gets » véhicule  certes un sentiment de contentement absolu, de satiété, une sensation que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Parallèlement, cette phrase simple,  familière et intentionnellement vague, soulève des interrogations.  Souvent tout est dans la connotation et le sens provient de l’inflexion utilisée. Comme le prouve la façon de dire par exemple  « good for you  » qui peut exprimer, selon la tonalité employée, l’enthousiasme sincère ou un profond mépris. « As sweet as it gets » peut suggérer à la fois la vision d’un présent rayonnant ou l’acceptation résignée lorsque les choses ont touché le fond. Cette ambiguïté crispée constitue une métaphore  éclairante de l’œuvre de Michaël Borremans. Il effectue des symétries frappantes entre beauté stupéfiante et abjection dérangeante, humour et désespoir, force et fragilité, vie et mort. Tapie  dans l’ombre de son acception ensoleillée, l’expression «  as sweet as it gets » comporte un sous-entendu évident d’amertume qui vient jeter le doute sur l’apparente beauté plastique et le rendu très habile des textures et reliefs.


images?q=tbn:ANd9GcTKun8HIiGoWB2i5qQ2fs7eETqSb5WQZvZXi1eYHEEpau_nm2dd La question que Borremans pourrait alors poser est la suivante : Quant au monde où nous évoluons, est-il aussi  innocent qu’il y paraît et quelles perspectives nous offre-t-il ? La représentation du conflit entre deux réalités est bien le propos de cet artiste déroutant qui chérit les effets contradictoires en stimulant notre imaginaire de façon provocante. L’humour malicieux fait vite place à la critique cinglante.


Formé initialement à l’art de la gravure et au dessin, Borremans les a longtemps enseignés. A la fin des années 1990, il se mit à pratiquer une production artistique indépendante. Des œuvres réalisées méticuleusement à l’encre, vernis et gouache, ou crayon noir. Elles foisonnent de signes mystérieux et de symboles hallucinatoires, qu’il faudrait pouvoir scruter à la loupe, tantôt éclairants tantôt mystificateurs. On ressent derrière ces productions un besoin  très net de subversion. Les commentaires sociopolitiques humoristiques qui s’adressent à l’indifférence collective de notre société contemporaine rappellent parfois l’esprit roboratif d’un James Ensor. Borremans fait usage de différents niveaux de réalité en mélangeant à dessein les échelles, pour créer des assemblages impossibles ou des relations illogiques  comme dans  The Good Ingredients  et Le Sculpteur de Beurre.


images?q=tbn:ANd9GcTvst8Co0XX0sf460XggNftjTSc0__3MEGqDrskUPDf-iuzQpg0Og Ses protagonistes sont représentés en gros plan ou à distance, isolés sur fond d’architectures ambiguës, éclairés par une lumière pâle ou estompés par  des ombres  menaçantes. Cela fait aussi penser aux personnages solitaires et pensifs, plongés dans des états de semi-conscience de Thomas Beckett. Des figures solitaires ou en groupe semblent émerger de surfaces improbables ou être posées sur elles à la manière de figurines sur un échiquier flottant. The Apron,  Terror Watch, et Four Fairies. Toute une symbolique du mal-être, du malaise et de la difficulté de  la communication, comme dans le théâtre surréaliste. Les regards sont tournés vers l’intérieur, absents ou fuyants.   


images?q=tbn:ANd9GcRhWN3bWEH8YzaQk2wPhQecsFqXnXzrK3UCKey8Z0T8l92Ao198 Un thème récurrent dans l’œuvre de Borremans est la mélancolie et la  tristesse insondable qui peuvent se dégager des états physiques blessés ou délabrés ou de lieux abjects dans lesquels se retrouvent ses sujets. Ceux-ci sont souvent croqués dans des situations de soumission, d’altération, de manipulation, de complaisance forcée, victimes d’un pouvoir invisible et implicite. Ces sujets sont ou victimes de l’oppression institutionnelle ou de leur propre aveuglement. Le tout souvent accompagné de  titres ou commentaires caustiques et absurdes.  Le 1984 de George Orwell a laissé des traces certaines dans notre appréhension du monde et sûrement dans celle de cet artiste flamand que d’aucuns comparent à Luc Tuymans. 

Samedi 22.02 > Dimanche 03.08.2014

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La Flandre est un songe

Ce sont des contes de l'écrivain belge d'expression française Michel de Ghelderode (pseudonyme de Michel Martens, 1898 - 1962), publié en 1953. " La Flandre est un songe " groupe études, chroniques, contes nous faisant découvrir tour à tour quelques toiles des Primitifs, les fastes de certaines villes flamandes -comme dans " Bruges, qu'on croyait morte ", " Damme en Flandre ", " Ostende, plaisance abolie ", " Malines ", " L'art de flâner "-, et la grande beauté de certains paysages, comme dans " Quand les anges ne passent plus ", " Chronique de la rue de l'Arbre-bénit ", " Chronique de Noël ".

" Qui dit " Flandre " ne lance plus un cri de guerre, mais profère une formule de magie poétique. Alors, ce grand Etat spirituel se reconstitue par la vertu du songe, devient phosphorescent, tout de violence et de splendeur. Nous savons de ces mots contagieux, par quoi s'ouvrent les écluses d'images, toute une machinerie optique aussitôt s'éclairant. " Nul n'est maître de choisir ses idées fixes ou de s'en défaire. Alors, écrire revient, non pas à se délivrer de ses obsessions, mais à les fixer à jamais scellées dans l'écriture et ses artifices.

Michel de Ghelderode appartient à la Flandre gothique des fées noires, des gargouilles, des gnomes, des villages à pignons, des parvis de cathédrales ; une Flandre du fond des âges, plongée dans ses foudres, sacramentelles ou liturgiques, et tout entière placée sous le pouvoir de sectes exigeant des cérémonies initiatiques. Et Ghelderode fut celui qui organisa ce cri et ce délire pour nous les restituer à travers son oeuvre. Toutefois ce recueil nous fait découvrir un aspect différent de la sensibilité du poète, l'autre côté de son univers panique. Dans ce livre phosphorescent, l'écrivain rejoint son enfance, et avec elle la Flandre qu'il retrouve voluptueuse, libre, mêlée à la lumière d'aube et au vent tiède frissonnant sur les terres de souvenance. La tendresse aussi bien que l'affection lui insufflent une couleur indécise : non pas le bleu, mais le violet -le violet des crépuscules rassasiés de chaleur et des lentes funérailles cérémonieuses des chanoines et des prélats.

Livre étale où Ghelderode reste sans cesse à la surface. La peur peut-être de découvrir sous les choses le violet plus épais -quasi boueux- des misères, du sang. Il tente de contenir ses vertiges, ses peurs, sans pourtant les empêcher d'apparaître. En un sens, ce livre, fait de fragments qui ne correspondent pas à la légende ghelderodienne, est la part céleste, la part conjurée d'une oeuvre généralement vouée aux peintures infernales.

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L'image que l'on a de soi

 

Elle suscite la tendresse

La frimousse d'un jeune enfant.

 Vivacité et allégresse

Rendent son visage charmant.

À l'âge de cinq ou six ans,

Il a de lui sa propre image.

En se voyant, il est content.

Son innocence le rend sage.

Il agit selon son humeur,

Essayant de se bien conduire.

Dans l'ignorance et la candeur,

N'évite pas ce qui peut nuire.

La Fontaine dans une fable

Voulut témoigner, se moquant,

Que chaque être se trouve aimable,

Physiquement. Mais au dedans?

Il a certes l'envie de plaire,

Et s'y applique de son mieux.

Désire qu'on le croie sincère,

Or il peut se savoir vicieux.

L'image que l'on a de soi

Fait que l'on continue sa route

Sans avoir à porter de poids,

Ou en accueillant d'anciens doutes.

0/1/mars 2014

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Gust même chat. JGobert

Mon histoire est peu commune. Trouvé le long d’un chemin avec mes frères et sœurs, le hasard  a voulu que seul, je survive. Recueilli par une personne qui m’a adopté de suite et fourni tous les soins nécessaires à ma pérennité, j’ai passé toutes les étapes de ma petite enfance traité comme un bébé.

Tout n’a pas été facile, il a fallu que je m’intègre dans la vie de ces humains et que je patiente parfois dans ma boite en carton. Mais, toujours avec beaucoup de douceur, la vie m’aidé, j’ai grandi et je suis devenu un chaton magnifique au pelage tigré.

Je fais parti de la famille comme ils disent mais moi, je suis un solitaire.  Je n’aime pas trop que l’on me cajole et les pauses sur les genoux m’indisposent. J’ai mauvais caractère. D’autres pensent que l’on ne sait pas d’où je viens, que l’on ne connait pas mes parents, que j’ai hérité d’eux mon agressivité. Peut-être, je suis moi.

Cette maison et la dame qui m’a élevé ne me sont pas indifférentes. J’aime l’entendre arriver et me parler avec gentillesse. Elle sait que je n’aime pas que l’on me touche et n’insiste pas. Parfois je passe prés d’elle et me frotte qq secondes à ses jambes. J’aime son odeur.

Quand je suis seul avec elle, j’ai tous les droits, je peux aller me vautrer dans le canapé, m’étendre dans les coussins de soie, me blottir dans la couverture de satin et ronronner de plaisir dans cette douce bienveillance. J’aime m’étirer avec langueur, me mettre sur le dos et m’endormir pas très loin d’elle.

Je sais qu’elle m’aime malgré mon fichu caractère. Elle me défend toujours quand je fais une bêtise.  Elle dit souvent que ce n’est pas de ma faute, que je suis un chat perdu sans maman. Cela me fait mal d’entendre cela parce que maman, c’est elle. Je ne connais qu’elle et même si je n’accepte pas qu’elle me câline, c’est la seule personne que j’aime.

J’ai la permission de sortir seul. Avec le temps, je suis devenu un gros matou, imposant et puissant. Les chats du quartier me craignent et j’ai fait le ménage dans le secteur. Personne ne me résiste si ce n’est cette belle chatte au pelage blanc qui ne m’approche pas mais qui ne m’évite pas non plus. Elle passe lascive devant moi et me jette des regards insistants.

Mais je préfère la chasse et je reste parfois des heures tapi dans l’herbe attendant ma proie que je ramène à la maison et qui fait crier ma maitresse. Elle n’aime pas mes cadeaux.

Mes allers venus me plaisent. J’aime surtout m’isoler et rester seul. Quand je trouve un endroit agréable, je m’y installe avec bonheur. J’aime dormir au soleil, sommeiller des heures entières, roulé en boule.

Parfois faignant de dormir, je les écoute vivre. Jamais contents, toujours énervés, angoissés, la vie est bruyante et difficile pour eux. Ils veulent toujours qq chose qu’ils n’ont pas. Les disputes me déplaisent et je demande à sortir. Un coin à l’abri fait l’affaire et je m’y installe le temps que l’orage passe. Je n’aime pas la voir pleurer et voir ses larmes sur sa joue.

Alors je reviens, je pleure aussi et je le regarde avec mépris. Mais il ne me voit pas, ne m’entend pas. Il est dans sa colère. Si j’étais un homme, je ne le laisserai pas faire. Je lui sauterai au visage ou dans le cou  et le ferai taire.

Le calme revenu, je m’installe sur le radiateur et je me rendors avec le bonheur d’être chez moi même chat.

 

 

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Réflexion,

 

Receler, préserver une intériorité en soi,

dessine et pérennise en chacun et chacune de nous,

un vaste paysage, plus ou moins architectural ;

un espace créatif, plus libre et extensible.

Ceci, aux autres nous relie car chacun et chacune

seront devenus un Monde, une individualité ;

ainsi, une complémentarité, un partage, seront envisageables.

La co-construction d'une Démocratie verra le jour !

Celle-ci n'étant que la résultante et le fruit,

d'une multitude de mondes réellement rencontrés.

Le collectif, n'étant fait que d'identités et d'individualités,

entières et épanouies.

Chacun de nous,

a son propre sommet.

 

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Françoise Buisson, Adyne Gohy, Claude Carretta et Marie Josèphe Bourgau réunis le 28 février 2014  dans la belle salle Suzanne Tourte à Cormontreuil près de Reims pour le vernissage de l'exposition

Les Lorrains à l'honneur 

du 1er au 9 mars 2014i

absente sur la photo  Christine Mathis-Wehrlen

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Une vie comme une autre

 

 

Mon père exerçait la profession de pantouflier. Il était le président de la corporation des pantoufliers juifs de Czestochowa. Son autorité était si grande qu'il décrétait la grève d'un seul geste. Il mettait sa machine sur l'épaule et parcourait les rues du quartier. Longtemps, je me suis demandé comment un homme de sa taille qui n'était pas très grande, et de sa robustesse qui n'était pas remarquable, pouvait porter une machine sans se fatiguer.

Dans mes souvenirs, jusqu'à ce que j'apprenne la vérité, mon père était un héros comparable à ceux de l'antiquité. De l'un d'eux, en particulier, qui portait une mappemonde sur l'épaule. Dieu seul sait de quelle corporation, il était le président.

Un jour, j'avais deux ans à peine, il a dit:

- Nous allons quitter la Pologne.

Je me demandais comment des gens pouvaient vivre hors de la Pologne. Personnellement, je n'en connaissais pas. Mais, s'ils y parvenaient, des polonais y parviendraient mieux encore.

A cette époque, en 1929, Paris était déjà une métropole cosmopolite. Les habitants y étaient d'origine russe, polonaise, italienne, espagnole et venaient d'autres pays encore, si bien que lorsqu'ils étaient obligés de s'exprimer en français, ils le faisaient avec un accent à ce point différent l'un de l'autre, que chacun d'entre eux avait le sentiment de parler français mieux que son interlocuteur.

Un cousin de mon père habitait rue Lamarck dans le 18ème arrondissement. Il était fourreur mais moins prestigieux que mon père ne l'avait imaginé. Il est vrai que tant qu'à rêver, autant rêver un peu au dessus de la réalité. Son atelier était son magasin, et les passants pouvaient le voir travailler à travers la vitrine. En été, quand la porte était ouverte, l'odeur de l'atelier, une odeur de cuir mouillé et de suint, empestait la moitié de la rue.

Mon oncle, en était tout imprégné lui aussi. Mais il ne s'en rendait pas compte. Homme bien élevé, quand il fumait le cigare, son seul vice, il s'excusait auprès des gens.

- L'odeur du cigare ne vous incommode pas, j'espère.

Mon père prit une chambre, rue Paul Bert, dans un petit hôtel situé dans le même arrondissement, pas très loin d'un cabaret à la façade colorée, illuminé le soir d'ampoules de couleur, qui se nommait le Moulin Rouge. Mais, il n'avait rien d'un moulin malgré ses ailes, du reste immobiles.

C'est dans cet établissement que mon père  trouva du travail lorsqu'il décida de rester à Paris quelques temps, le temps de juger si on pouvait y creuser les fondements d'une vie heureuse. La formule était légèrement amphigourique mais elle donnait une touche de noblesse à ce qui, à mon avis, était de l'attirance pour un monde qu'il ignorait, et les couleurs vives revêtues par les parisiennes.

Ce jour là, il rentrait à l'hôtel en passant par le Moulin Rouge lorsqu'un homme qui portait un fauteuil qu'il venait d'extraire d'une carriole faillit le laisser tomber.

- Attention, dit mon père en polonais, je vais vous aider.

- Merci, merci. Dieu merci.

Lui aussi d'instinct s'était exprimé en polonais. Le fauteuil déposé dans le hall, ils éclatèrent de rire tous les deux.

- Ainsi, vous êtes polonais.

- Les polonais sont partout.

- Les polonais, je ne sais pas, mais les juifs, c'est vrai, sont partout. Faut-il s'en étonner? Ils étaient présents à la création du monde. Et peut-être même avant. Je m'appelle Simon Weissberg. En français, c'est Montblanc.

- Moi, c'est Louis Pelzer. Je viens d'arriver de Czestochowa.

- Vous cherchez du travail?

L'affaire fut vite réglée. Monsieur Montblanc cherchait une sorte d'homme à tout faire, et mon père avec sa mine honnête lui inspira confiance. Il commença son travail le soir même.

Monsieur Montblanc n'avait pas de famille. Ni épouse, ni enfants, personne. Des parents, il en avait eu sûrement mais ils étaient morts. Si bien que c'est à mon père qu'il proposa de lui succéder en contrepartie d'une rente raisonnable.

- Louis Pelzer, patron du Moulin Rouge, ça sonne bien.

- Louis Pelzer de Montblanc, ça sonne mieux encore, dit ma mère.

L'affaire fut conclue.

A cette époque, à Paris, la plupart des étrangers, les Russes en tout cas, étaient Princes ou Ducs, le moins élevé en grade était général. Tous, à peu de chose près, étaient taximen le jour, et joueurs de balalaïka, le soir. Seuls les italiens et quelques espagnols n'étaient pas de souche noble ou taximen. Ils étaient peintres dans le quatorzième arrondissement.

Le nouveau nom de mon père : Pelzer de Montblanc n'étonna personne. Son accent polonais pouvait tout aussi bien être russe. Polonais, russe, c'était pareil pour des gens qui ont la réputation d'ignorer la géographie. D’ailleurs, il ne prétendait pas porter de titre de noblesse. Quand il se présentait en disant Pelzer de Montblanc, il voulait signifier Pelzer c'est mon nom, et Montblanc celui de l'homme auquel je succède, mais les gens n'écoutent qu'eux-mêmes et ils n'entendent que ce qu'ils veulent entendre. Ils voulaient entendre Pelzer de Montblanc parce que cela les honorait de parler à un homme dont le patronyme avait une particule. Mon père cessa de les corriger.

 Les affaires se développaient grâce aux intuitions de ma mère. Désormais, on dînait au Moulin Rouge et les convives, le vin aidant, parlaient haut tout en regardant les jambes des danseuses. Les filles, c'était l'essentiel, avaient toujours les jambes bien faites et des cuisses pleines et suggestives. Certains soirs, des messieurs attendaient devant la sortie des artistes. C'est dire le succès du New Moulin rouge, et la qualité des spectacles.

Personne ne se rendait compte que l'histoire était en train de basculer. Nous étions en 1936.

Monsieur Blandin, un député, bon client de l'établissement, avait dit à mon père:

- Les allemands viennent d'envahir la Pologne.

- Les allemands? Pourquoi?

- Pourquoi, pourquoi. Mon pauvre ami !

Le spectacle du Moulin Rouge était fort apprécié par la clientèle. C'est ma mère qui choisissait les danseuses, elle connaissait le goût des hommes pour l'anatomie féminine. La formule est un peu vulgaire mais elle correspond à la réalité: Une femme, si elle suggère certaines parties de son corps, que tout le monde connait cependant depuis l'enfance, bouscule le cœur des hommes. La culture, en cette matière, qu'elle soit française, polonaise ou autre, est davantage affaire de sexe que de nationalité.

L'une des danseuses, son nom était Frieda, avait un corps splendide. Il suffisait de l'avoir vue un seul soir se trémousser en costume de scène pour ne jamais plus cesser de ressentir, à vous arracher le bas du ventre, la séduction de son corps. Même lorsqu'elle était habillée, les hommes, immanquablement, l'imaginaient nue.

Personne n'y était insensible. Mon père pas plus que les autres. Et il eut assez rapidement deux femmes, une épouse qu'il respectait, et une maîtresse qu'il respectait tout autant parce qu'il la respectait un peu moins. Ils avaient l'air heureux. Tous les trois.

Personne ne pensait à la guerre qui se déroulait ailleurs. Les journalistes appelèrent cette période la drôle de guerre. Jusqu'à ce que les allemands contournent la ligne Maginot. Et ce fut l'exode.

Le Moulin Rouge resta fermé durant trois semaines. Mon père venait tous les jours se rendre compte de son état. Aucune déprédation ne défigurait sa façade mais le dessin coloré de danseuses levant la jambe, et la reproduction d'un moulin aux ailes figées, alors qu'aucune lumière ne les animait, donnait au tout un air cocasse épouvantablement triste.

- Ce n'est pas possible, monsieur Montblanc, ça ne peut pas continuer comme ça.

Mes parents se morfondaient de l'inaction à laquelle ils étaient acculés. Ils habitaient désormais le haut du Boulevard Caulaincourt dans un immeuble bourgeois.

Par contre, ouvrir le Moulin Rouge alors que les Allemands occupaient Paris, n'était-ce pas manquer de patriotisme, se disait mon père.

- Il faut rouvrir l'établissement, Monsieur Montblanc. Vous avez charge de personnel.

C'est le commissaire du quartier qui le dit à mon père qu'il avait convoqué. Puis, il ajouta à mi-voix:

- Et je ne vous cache pas qu'un officier de la Kommandantur le souhaite également. Un homme charmant. Et très cultivé. Il adore la danse.

Une semaine plus tard, le Moulin Rouge avait ouvert ses portes, une partie de la clientèle était revenue, et des officiers allemands s'étaient attablés devant la scène. Au dehors, toutefois, il n'y avait pour situer l'établissement qu'une lampe bleue qui tremblotait au moindre souffle de vent.

Durant les guerres, la vie des gens tout autant que l'histoire prend des directions que nul ne peut prévoir. Certains d'entre nous s'en rendent compte et changent de vie, d'autres s'efforcent de retrouver la routine habituelle.

Durant la dernière guerre, il faut préciser: celle de 1940, certaines catégories d'êtres humains étaient vouées à la mort. Mais pour les autres, c'était comme si les saisons s'étaient transformées. Elles prenaient une autre couleur à laquelle il fallait s'adapter. Si auparavant les gens étaient tentés de se plaindre de tout et de rien comme si leur vie à chaque fois était en cause, durant les guerres ils deviennent doux comme des moutons.

- Alors monsieur Montblanc, est-ce que ce n'est pas mieux comme ça ?

Le commissaire du quartier était devenu une relation intéressante qui venait visiter régulièrement les coulisses. Il donnait son avis sur les filles. Ou sur les décors. Il avait avoué à mon père que durant son adolescence, il avait rêvé de devenir comédien.

- Eh oui, monsieur Montblanc.

Il disait monsieur Monblanc et non monsieur Pelzer. Mon père, dieu sait pourquoi, était rassuré. Atavisme peut-être il savait que tout finit toujours par arriver, il suffit d'attendre.

Un soir, l'Ober-leutenant Fritz Muller, l'officier charmant et cultivé qui nous avait poussé à rouvrir le Moulin Rouge prit mon père à part.

- Monsieur Montblanc, vous aurez remarqué que de plus en plus de nos soldats fréquentent votre établissement. Les demoiselles y sont remarquables: de vraies parisiennes. Mais il est dommage que les repas ne soient pas à la hauteur du spectacle.

- Que faire? Le rationnement, hélas, à ses limites en matière de gastronomie.

- Allons Monsieur Montblanc, un peu d'imagination.

- Je vous comprends, Herr Major, mais si je me fais prendre ?

- Je vais vous faire établir un ausweis personnel. Après tout, il s'agit du moral de nos troupes.

C'est ainsi que mon père, ouvertement cette fois, alimenta les clients du Moulin Rouge de viande, de beurre, de café, enfin de tout ce qui se mange, se boit ou se fume. Bientôt il eut trop de tout et il approvisionna un de ses amis qui avait ouvert un commerce de gros et occupait une place en vue sur le marché parallèle.

En l'espace d'un an, mon père avait de quoi ouvrir un compte en Suisse et d'acheter des lingots d'or qu'il entreposait dans un coffre à Zurich.

De temps en temps, il offrait à l'Ober-Leutenant une caisse de champagne. S'il dînait au Moulin Rouge, que mon père fut présent ou non, il se voyait refuser de payer l'addition. En véritable gentleman, au bout de quinze jours, pour ne pas mettre le personnel dans l'embarras, il cessa de la demander. Pour ce qui était des danseuses, personne n'était censé intervenir dans des tractations, somme toute, privées.

Frieda resta longtemps la maîtresse de mon père. Il avait de quoi entretenir deux épouses. Elle témoignait de l'ascension sociale de la famille. En outre, ma mère était fière d'être l'épouse d'un homme pourvu de beaucoup de charmes puisqu'il plaisait à d'autres. Ainsi allait la vie.  C'est Brecht qui le disait en 1929 déjà, d'abord, il faut bouffer. Après vient la morale.

Jusqu'à la fin de la guerre, mon père, ma mère et Frieda eurent une existence convenable, de celle qu'on peut souhaiter à ses meilleurs amis. Des amis en nombre, une situation professionnelle enrichissante, un statut social enviable.

Sinon que tout cela n'est que le fruit de mon imagination.

C'est vrai que je suis né en Pologne. C'est vrai que mon père était le président des pantoufliers juifs de Czestochowa. C'est vrai que ma mère était belle. Un avenir radieux s'offrait à eux comme à tous les enfants du monde.

Mais j'ignore où ils sont enterrés. D'ailleurs, l'ont-ils été? De la plupart des gens, on connait la date de naissance et celle de leur mort. Je connais les dates de naissance de mon père et de ma mère, j'ai retrouvé sur internet, la date de naissance de nombreux membres de ma famille. Mais d'aucun d'entre eux, je ne connais la date de leur décès. Serait-ce qu'ils sont toujours vivants?

 

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