Il s'agit des mémoires de Jacques Casanova de Seingalt, pseudonyme de Giacomo Casanova (Venise, 1725-1798), publiés à Leipzig chez Brockhaus et à Paris chez Ponthieu de 1826 à 1838.
Le cosmopolitisme, l'équivoque et le mystère entourent le texte des Mémoires de Casanova. Le Vénitien les avait écrits en français, «langue, affirmait-il, plus répandue que la mienne», et dont il admirait «toutes les beautés» (Préface). Le manuscrit, rédigé de 1789 ou 1790 à sa mort, fut remis à l'éditeur Brockhaus, qui décida de le publier, en abrégé, dans une traduction allemande (1822-1828), puis dans sa version originale en français, mais corrigée et édulcorée par Jean Laforgue. On s'efforça ensuite d'amender ce qu'avait fait Laforgue. Le texte original, en réalité peu différent, a été finalement livré au public en 1960-1962 (Brockhaus et Plon). On convient maintenant de l'authenticité - longtemps mise en doute - des Mémoires, qui couvrent la vie de Casanova jusqu'en 1774. Mais peut-être en avait-il poussé plus loin la rédaction, et une partie est-elle perdue.
Étrange texte, qui suscita la fascination de maintes gloires littéraires - Stendhal, Henri de Régnier, Gérard Bauër, Félicien Marceau, entre autres - et qui cependant ne leur était accessible que dans une version infidèle. Mais la chance a voulu que la censure de Laforgue ne nuise pas à l'original, voire lui «impose une qualité littéraire [...] plus XVIIIe siècle que nature» (R. Démoris).
Fils de comédiens, frère d'un peintre de batailles, Giacomo Casanova est éduqué à Padoue. De retour à Venise, il reçoit les ordres mineurs, et commencent alors ses innombrables amours (Lucie, Angela, Juliette). Chassé du séminaire, il erre à travers l'Italie, entre Rome, Naples et Ancône. Il décide de renoncer à l'état ecclésiastique et de se faire militaire. On le retrouve à Corfou, à Otrante; puis il devient dans sa ville natale râcleur de violon, et même un franc vaurien. Il quitte Venise pour Ferrare; mais le voici à Paris, où il observe les gens du monde, le roi et la belle O-Morphi. Il gagne Dresde, Vienne, où il voit l'empereur Joseph II, puis Padoue, et Venise, où il est incarcéré sous les Plombs. Il parvient à s'échapper et regagne la France. On le charge d'une mission secrète à Dunkerque. Il rencontre Mme d'Urfé, le comte de Saint-Germain et Jean-Jacques Rousseau. Il gagne l'Allemagne (Cologne, Stuttgart). A Zurich, il pense devenir moine, et y renonce; il passe par Berne, Lausanne, voit Voltaire à Genève et discute avec lui, séjourne en Savoie, à Grenoble, en Avignon, à Marseille, à Toulon, à Nice; regagne l'Italie - la Toscane, Rome, Naples, Florence, Bologne - puis de nouveau la France (Lyon, Paris, Strasbourg), l'Allemagne encore (Munich, Augsbourg), passe par Aix-la-Chapelle, Lyon, Turin, Milan, Gênes, Marseille, Lyon, Paris, Londres, Hanovre, Berlin, se retrouve en Russie (Riga, Saint-Pétersbourg, Moscou), en Pologne (Varsovie), retrouve l'Allemagne (Dresde), les possessions des Habsbourg (Prague, Vienne) - fait halte à Paris avant de repartir pour l'Espagne (Madrid, Saragosse, Valence, Barcelone), le midi de la France, l'Italie, Trieste. Une perpétuelle errance, partout des amours éphémères et assez heureuses, des tables de jeu, des rencontres de souverains et d'hommes illustres, des hâbleries, voire des escroqueries.
C'est au château de Dux, en Bohême, où le comte de Waldstein l'avait pris comme bibliothécaire, que Casanova entreprit à soixante-six ans la rédaction de ses Mémoires. Amoureux fané, voyageur épuisé, il se retournait vers son passé, et affirmait ne pas connaître «d'amusement plus agréable que celui de [s]'entretenir de [s]es propres affaires» (Préface). Nulle aigreur, fort peu de nostalgie, encore moins de remords, dans cette entreprise: Casanova n'est pas désespéré d'avoir vieilli; il ne superpose presque jamais - comme le fera Chateaubriand - des moments différents de son existence pour atteindre à une magique poésie du temps; il ne dresse pas le bilan de ses fautes avant de paraître devant le Souverain Juge; il s'amuse à vivre une seconde fois.
Cette recréation n'est pas toujours exacte. Les historiens ont tantôt insisté sur les inventions, ou les embellissements, que se permettait l'auteur, tantôt constaté qu'à tout prendre l'essentiel était vrai. Il ne semble pas que Casanova ait beaucoup plus fabulé que Retz, Saint-Simon ou Chateaubriand. Il s'est souvent donné un rôle qu'il n'avait pas eu et a tiré à lui bien des faits où il n'avait guère eu de part. Quelles que soient les inexactitudes de détail, il nous donne, et c'est l'essentiel, une scintillante image de la vie et de la mentalité européenne entre 1740 et 1770. Il nous promène à travers l'Italie, la France, l'Autriche, l'Espagne, la Saxe. Il nous rend présente cette vivacité des sens et de l'esprit qui irriguait l'Europe, et ce climat de liberté des moeurs qui régnait sous l'Ancien Régime. Le lecteur voit vivre Louis XV et Auguste de Saxe, Bernis, Mme de Pompadour, le grand Frédéric - les abbés italiens et les abbés français, les sorcières de Venise et les confesseurs de Madrid.
Peut-on discerner une morale, une philosophie, dans ce livre? Casanova ne semble animé que par la recherche du plaisir. L'amour (on a compté que cent vingt-deux femmes paraissent dans cette vie, ce qui choqua beaucoup au XIXe siècle), la bonne chère, le jeu, paraissent ses idoles. «J'aimais, écrit-il, j'étais aimé; je me portais bien, j'avais beaucoup d'argent, je le prodiguais pour mon plaisir et j'étais heureux.» Morale un peu courte? Sécheresse? Cécité aux grandes valeurs?
Le mérite et la profondeur du livre ne sont pas là. Casanova n'écrit pas ses Mémoires; il écrit un roman; il ne nous livre jamais un passé pétrifié ou poétisé, mais une vie qui se fait. Le héros n'a, pour ainsi dire, aucun projet: il va «au gré du vent» (Préface), tenant simplement à accumuler le plus de plaisirs possible - et il avance dans un univers mobile et étendu à l'infini. Ce n'est pas seulement l'Europe, de la Bohême à l'Espagne, qui s'ouvre à lui: c'est une multitude de rencontres, de hasards, de possibilités toujours nouvelles. Casanova n'est pas pittoresque; il ne décrit ni les villes ni les campagnes; il ignore à peu près les couleurs. Il nous donne ainsi le romanesque à l'état pur: Lesage dans Gil Blas s'en approchait; Stendhal, qui admirait Casanova, à qui on a même parfois attribué ces Mémoires, atteindra dans la Chartreuse de Parme la même perfection. C'est un homme libre, qui va à travers le monde, qui est courageux, tenace, affranchi des préjugés, docile aux expériences et ne s'en satisfaisant jamais. Ainsi découvre-t-il le réel et peut-il, comme le Fabrice de Stendhal, aller jusqu'au mysticisme. Fils de comédiens fasciné par le théâtre, l'aventurier de Venise suggère, comme l'auteur de la Chartreuse, la comédie des cours et des ministres. Comme lui, il enseigne - et c'est la vraie morale du vrai romancier - à aimer la vie, le temps, tous les aléas, toutes les promesses, toutes les déceptions d'ici-bas.
Voir aussi mon commentaire paru le 30 Janvier 2012 dans le groupe Editions
La BnF a acquis en février 2010 le splendide manuscrit, écrit en français, de l’Histoire de ma vie de Giacomo Casanova (né à Venise en 1725, mort à Dux, en Bohême en 1798).
Pour célébrer cet événement, elle consacre une grande exposition à cet étonnant personnage et écrivain. Le nom de Casanova a longtemps été synonyme d’« homme à femmes », un Casanova ou un Don Juan étant des termes plus ou moins interchangeables. S’il y a une différence dans la manière dont ces deux personnages conçoivent la séduction, il n’y a aucune commune mesure dans leur statut : Don Juan est une création légendaire, Casanova a été créé par Casanova lui-même, aussi talentueux pour l’art de la mise en scène que pour l’allant de la narration. Le but premier de cette exposition est de révéler cette force d’écriture au grand public. Et, dans le même mouvement, d’entraîner le visiteur sur les pas de cet extraordinaire aventurier du plaisir. Toujours soucieux de ne jamais sacrifier sa liberté ni à une femme, ni à une cause, ni au goût de la possession, Casanova est un infatigable voyageur. Ouvert à toutes les rencontres, il parcourt les routes de Venise à Madrid en passant par Moscou, et incarne, entre ombres et lumières, des facettes contrastées de son temps. Le scénario de l’exposition est construit comme une pièce en dix actes (à l’image des dix livres que comporte le manuscrit) qui invite à la découverte du monde sensuel, audacieux et baroque de Casanova. À travers la présentation de pièces exceptionnelles (gravures, peintures, sculptures, vues d’optique, objets, collections d’étoffes, films et musiques), l’exposition fait appel à tous les sens du visiteur. L’inventive mise en scène de Massimo Quendolo transmet la formidable énergie et la magie qui animent Casanova.