Le dictateur romain Lucio Silla chef de file des optimates, qui s'opposent aux populares de Marius, s’est octroyé tous les pouvoirs en écartant physiquement ses opposants. Il les a vaincus au cours de deux guerre civiles, ayant par ailleurs récolté les lauriers d’une victoire lors d’une expédition en Grèce contre le roi Mithridate VI. La Rome antique sert d’écran sur lequel se projettent les inquiétudes politiques du XVIII siècle. Dans l’opéra de Mozart, Silla, interprété dans la production du théâtre de la Monnaie par le ténor Jeremy Ovenden, a tué Mario, le père de Giunia et a exilé son bien-aimé Cecilio - le castrat original de Mozart a les traits de la soprano Anna Bonitatibus. Sylla exige de Giunia qu’elle l’épouse. Incarnée par la talentueuse soprano néerlandaise Lenneke Ruiten, fidèle à la scène du Théâtre de de la Monnaie, la belle Guinia est séquestrée, elle est au désespoir et tente de mettre fin à ses jours. Elle trouve un allié en Cinna - une sulfureuse Simona Saturová, qui s’avère être une sorte d’agent double splendidement manipulateur, masculin ? féminin ? -, qui rêve de faire renverser le tyran. Cecilio, qu’elle croyait mort, réapparaît dès le début de l’acte I et rend à tous, l’espoir d’un renversement proche… Les complots réussiront-ils ? Action directe, soumission, ou mort consentie? Après une analyse fouillée de l’origine du mal, à travers les états d’âme des protagonistes et leurs rivalités sentimentales sur fond de conflit politique, la vertu sera finalement exaltée à la fin du troisième acte, car Silla, coup de théâtre, surprend la scène d’adieu des deux amoureux promis à la mort et se laisse peut-être gagner par la grâce, pardonne, renonce à ses châtiments et, magnanime, s’élève au-dessus des conflits. Brillant ! Tout comme plus tard, dans « La clémence de Titus » (1791)
Puisant l’énergie créatrice dans ses tourments d’adolescent et ses démêlés avec son père omnipotent, Mozart compose ce drame amoureux et politique à seize ans à peine. C’est son troisième opera seria, noble et sérieux après « Mitridate, re di ponto »(1770) et « Ascanio in Alba »( 1771) au Teatro Regio Ducal de Milan. Mais la partition où se succèdent les airs et récitatifs habituels innove et introduit une grande richesse orchestrale, de nombreux duos bouleversants et ajoute l’intervention du chœur. On est devant un joyau musical …qu’il suffirait peut-être d’entendre les yeux fermés en version concertante, tant l’œuvre semble parfaite et tant la palette et la densité des sentiments des solistes de cette splendide production est chatoyante, expressive et variée.
Le metteur en scène allemand Tobias Kratzer a choisi un nouvel écran sur lequel projeter les inquiétudes politiques du XXIe siècle. Il a pris le cadre épuré d’une villa hors de prix. Au milieu d’une impénétrable forêt, deux étages, en forme de cube de lumière et de ciment monté sur un podium constituent la retraite secrète et solitaire du dictateur. Elle est gardée par des chiens loups. …Un seul, en l’occurrence et qui ne fait pas vraiment peur, mais le symbolisme est limpide. Signé Rainer Sellmaier, le décor (contemporain) joue continuellement sur les ombres et les lumières avec de très beaux effets de stores vénitiens et de violents jeux d’écrans. Il joue sur les tombes (romantiques) dans le parc entouré de murs et d’une grille sévère, et joue sur de lugubres sapins (de forêt noire) accentuant l’impression d’enfermement. La villa est truffée de micros et de caméras de surveillance dans une approche bien Orwellienne. Le dictateur, incapable de vrais sentiments ou de quelconque empathie, vit à travers son obsession des écrans. Son pouvoir sera anéanti lors qu’il cassera brutalement sa commande à distance dans un dernier mouvement de colère. Deux personnages secondaires exposent ses choix possibles. Les pulsions de mort : c’est Aufidio (Carlo Allemano)… sorte de spectre d’un autre âge, voire un vampire ? Ou l’ami inexistant…? Quoi qu’il en soit, il incarne l’esprit du mal. L’autre c’est la jeune sœur du dictateur, Celia (Ilse Eerens) qui survit grâce à sa maison de poupées et est amoureuse de Cinna. Elle exalte les pulsions de vie, d’espoir et de paix… Mais l’atmosphère reste macabre tout de même. Les choristes balancent et rampent entre Lumpenprolétariat et monstres d’Halloween. Nous voilà donc dans un opéra bien noir qui brasse vampirisme et pulsions de monstre machiste. Il pourrait tweeter: « Celui qui ne m’aime pas mérite tous les châtiments ! » Un enfant gâté, jamais arrivé à maturité?
La mise en scène rappelle les thrillers gothiques ou …American Psycho. On se met à rechercher un écran contre des humeurs violentes en se recentrant sur l’orchestre ou les solistes aux voix divines. Un antidote pendant que défilent déclarations d’amour-haine, scènes de plus en plus sanglantes, scènes de sexe ou de mort, de cruauté, de colère, d’humiliations… de suicide ou de toute puissance ? Peut-être, mu par son envie de dénoncer les maux du siècle, Thomas Kranzer en fait-il un peu trop. Car la dérive attend le metteur en scène quand, contre toute attente, après des vidéos de viol explicite sur grand écran, la villa se fait cerner par les forces de l’ordre et attaquer comme si l’enjeu était de traquer un vulgaire terroriste… Stupéfaction des auditeurs soudainement enlisés dans l’horreur, la danse macabre ? Agressés par un éclat de rire infernal? Dommage pour ceux qui désiraient savourer la joie musicale qui les reliait au génial Mozart grâce à l’incomparable complicité du chef d’orchestre Antonello Manacorda et à la beauté du pardon.
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Commentaires
« Il y a trois éléments dans une représentation ou un concert : un compositeur, un musicien et le public. Le public se sous-estime tout le temps mais il est aussi actif que nous ! » – Antonello Manacorda
Tobias Kratzer transpose l’opéra mozartien à l’époque contemporaine pour ses débuts à La Monnaie
Composé par Mozart à l’âge de 16 ans, Lucio Silla compte parmi les œuvres charnières dans l’histoire de l’opéra. Toujours ancré dans la tradition de l’opera seria, il se libère aussi peu à peu des conventions. « Les personnages ne correspondent plus à des clichés : ils se comportent de façon naturelle », explique Tobias Kratzer qui met en scène cette œuvre peu jouée, pour ses débuts à La Monnaie.
Incarnation du pouvoir absolu, Lucio Silla est un dictateur féroce, assoiffé de pouvoir. Déterminé, il veut épouser la belle Giunia, tout en s’inquiétant peu de la haine que celle-ci lui porte. Silla est en effet responsable de la mort du père de cette dernière et de l’exil de Cecilio, son bien-aimé. Après avoir tout fait pour séparer Giunia et Cecilo, le dictateur renoncera finalement à cet amour, mais aussi au pouvoir.
Le parti pris de Kratzer est résolument contemporain : dès l’ouverture, son audace éclate au grand jour. L’Allemand mêle passé et présent à travers un montage vidéo mettant en scène Trump, Poutine ou encore Kim Jong-un, des leaders « plus narcissiques que démocratiquement choisis », ainsi que des poupées, des plateaux d’huîtres et… du sang. Autant d’images qui se distilleront tout au long de la pièce, comme explorer en profondeur des thèmes jugés centraux par le metteur en scène.
Adieu Rome antique
Ensuite, le rideau s’ouvre sur un décor épuré et sombre. Adieu la Rome antique, bonjour le XXIe siècle. L’esthétique ici développée laisse en effet penser que Kratzer, né en 1980, a été biberonné aux romans noirs et aux séries HBO. Cecilio est vêtu d’un jeans et d’une parka kaki ; le palais de Silla se mue en maison ultramoderne, faite d’une structure métallique et de grandes baies vitrées ; les esprits des morts (le chœur) pourraient eux être tirés de The Walking Dead. Les émotions sont elles aussi contemporaines : au-delà du pouvoir absolu qui refait surface, l’esprit de prédateur de Silla, sa volonté de faire sienne une femme qui le rejette constamment, fait penser à la récente campagne #MeToo, dénonçant le harcèlement sexuel.
Et c’est sans doute ce qui fait tout le sel de cette mise en scène : s’il prêche parfois par un excès de fantaisie ou de modernité, Kratzer invente une réalité et une nouvelle manière de lire une histoire séculaire. L’amour de Silla pour le pouvoir se transforme en une fascination du sang, qui lui donne des faux airs de vampire. Des images parfois un tantinet grotesques désamorcées avec humour, notamment avec la présence impromptue d’un chien noir traversant çà et là le décor, avec une apparente quiétude.
© B. Uhlig / La Monnaie De MuntLe travail visuel est en tout cas passionnant. La mise en scène de Tobias Kratzer se dessine comme une mise en scène de cinéma : le plateau bouge, donnant des impressions de travelling. La vidéo, signée Manuel Braun, est centrale. Inspirée des vidéos de surveillance, de multiples écrans de télévisions retransmettent en direct le calvaire de Giunia, comme pour mieux représenter la perversion d’une époque où tout est enregistré.
Une atmosphère lourde rehaussée par une musique, elle aussi, digne du septième art. Tantôt dramatique, tantôt flamboyante, la partition de Lucio Silla, magnifiquement interprétée par l’orchestre de La Monnaie dirigé par Antonello Manacorda, laisse entrevoir tout le génie de Mozart. Un génie au service d’interprètes, qui participent à la réussite de la production bruxelloise. À côté de la douceur et de l’expressivité d’Anna Bonitatibus (Cecilio), la force viscérale, de Lenneke Ruiten (Giunia), impressionnante et spectaculaire.
« Beaucoup pensent que l’opéra est mort, plaisantait Antonello Manacorda en marge de la première, ce dimanche à La Monnaie. Ce travail est une manière de le ramener à la vie. »
Jusqu’au 15 novembre à La Monnaie. Infos : www.lamonnaie.be
http://plus.lesoir.be/122048/article/2017-10-31/lucio-silla-ou-la-p...
http://thewordmagazine.com/art/exhibition-reviews/five-reasons-to-g...
https://www.nrc.nl/nieuws/2017/10/31/een-martiale-lucio-silla-bij-d...
https://operatraveller.com/2017/10/30/in-the-shadows-lucio-silla-at...
https://www.lecho.be/culture/scenes/Lucio-Silla-s-impose-a-La-Monna...
La femme est clairement un objet de désir, et si elle ne plie pas elle encourt la mort!
Opéra: Lucio Silla voit tout et entend tout
NICOLAS BLANMONT Publié le mardi 31 octobre 2017 à 12h23 - Mis à jour le mardi 31 octobre 2017 à 12h25
Trente-deux ans que la Monnaie n’avait plus affiché "Lucio Silla", brillant exercice dans le genre contraint de l’opera seria d’un Mozart de seize ans enchantant en 1772 le public milanais : la production de Patrice Chéreau de 1985 était, il est vrai, de ces spectacles parfaits qui marquent à ce point les mémoires qu’on se dit qu’il est difficile de faire mieux.
Pour ses débuts à la Monnaie, Tobias Kratzer joue avec succès la carte de l’actualisation : le dictateur romain est ici un homme puissant (chef mafieux ? Politique ? On verra la police venir l’arrêter à la fin) mais élégant : il vit au milieu de la forêt dans une de ces villas ultramodernes comme on les concevait dans les années 60 (rez-de-chaussée aveugle mais premier étage entièrement vitré), change constamment de chemise blanche et tente d’obtenir les faveurs de Giunia par la séduction plutôt que par la force. Quoique. Les caméras de surveillance sont omniprésentes (les micros aussi, sans doute) et, télécommande à la main, Silla surveille sa captive jusqu’à l’obsession : une partie des fenêtres de l’étage se transforme en immense écran tandis que, en dessous, le dictateur se fait voyeur entre une quinzaine de téléviseurs de toutes tailles. Parfois aussi, les "replay" à l’infini permettent de découvrir que les choses se sont passées autrement que ce que les spectateurs croyaient avoir vu : Silla a frappé Giunia, puis il l’a violée, et c’est le remords qui explique son improbable clémence finale.
Le dynamisme de la vidéo
La vidéo permet de créer du visuel et de l’action dans de longs airs qui, sinon, peuvent sembler longs, aussi splendide soit la musique. Il en va de même de la fine caractérisation des personnages : Giunia en pin-up sensuelle et volontaire, Celia (la sœur de Silla) en femme enfant un peu folle (un personnage très cinématographique rejouant les actions principales dans sa maison de poupées), Cinna (le conseiller comploteur) en inquiétant mélange entre Drago Malefoy et Paolo Arrivabeni et Aufidio, le confident de Silla, prenant l’allure (et l’habit XVIIIe) d’un Léopold Mozart fantomatique, avec à la clé une légère réécriture d’un récitatif à la fin où Silla lui dit"Donc, tu n’existes pas ?". On ne comprend pas en revanche pourquoi Kratzer a fait de l’impétueux Cecilio une sorte de "geek/nerd" à lunettes, portant jean, parka et chemise à carreaux sur un t-shirt, amant très improbable, timoré et velléitaire de la belle Giunia. Et on n’est pas vraiment convaincu par le traitement gothique (et du coup un peu grotesque) des chœurs façon "Walking Dead".
De retour dans la fosse après "Foxie" au printemps, Antonello Manacorda fait à nouveau forte impression. Le chef italien a parfaitement assimilé tout l’apport du mouvement baroque et, parfois en recourant à de très légers aménagements de l’orchestration, mène la soirée avec clarté, précision et dynamisme. Il excelle aussi à faire ressentir, particulièrement dans les passages purement orchestraux ou les récitatifs accompagnés, toute la noirceur du drame.
Extraordinaire, brillantissime…
Exception faite d’un Carlo Alemano puissant mais usé dans le petit rôle d’Aufidio, la distribution est excellente : un Jeremy Ovenden à la projection limitée mais d’une grande élégance dans le rôle-titre, une Lenneke Ruiten brillantissime dans les aigus et les coloratures de Giunia (fût-ce au prix d’un léger fléchissement au deuxième acte), une impeccable Simona Saturova en Cinna, une Anna Bonitatibus fabuleuse et aux nuances superbes en Cecilio et une extraordinaire Ilse Eerens en Celia.
---> Bruxelles, jusqu’au 15 novembre; www.lamonnaie.be