La Thébaïde est considérée comme une oeuvre de jeunesse, mais la beauté et la force des vers de Racine sont déjà là. Le sous-titre de cette tragédie, "Les frères ennemis", désigne Etéocle et Polynice, qui se battent pour le trône de Thèbes sous le regard éploré de leur mère Jocaste. Antigone n'occupe pas le premier plan, mais n'en demeure pas moins un personnage marquant. Quand les vertus de la réconciliation sont ...bafouées. Présenté au Théâtre des Martyrs.
Première pièce de Jean Racine représentée et publiée en 1664, il a alors 24 ans et marche contre la guerre. Dans son introduction, Racine écrit : « La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet, il n’y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin. Mais aussi c’est la Thébaïde, c’est-à-dire le sujet le plus tragique de l’antiquité. »
Il explique aussi que l’amour, qui d’ordinaire prend tant de place dans les tragédies, n’en a que très peu dans la sienne et touche plutôt des personnages secondaires. Ce qui l’occupe c’est bien la haine viscérale profonde que se vouent les deux frères ennemis, Etéocle et Polynice condamnés par un destin implacable, à s'entre-tuer.
« De tous les criminels, vous serez les plus grands –Silence– »
ÉTÉOCLE, roi de Thèbes.
POLYNICE, frère d’Étéocle.
JOCASTE, mère de ces deux princes et d’Antigone.
ANTIGONE, sœur d’Étéocle et de Polynice.
CRÉON, oncle des princes et de la princesse.
HÉMON, fils de Créon, amant d’Antigone.
OLYMPE, confidente de Jocaste.
ATTALE, confident de Créon.
UN SOLDAT de l’armée de Polynice.
Gardes.
La scène est à Thèbes, dans une salle du palais royal.
Cédric Dorier, le metteur en scène ne ménage pas son public. Point de toges antiques, de gracieuses couronnes, de colonnades dorées par le soleil au milieu de champs couvert de coquelicots rappelant pourtant le sang des Atrides sous l’immensité bleue d’un ciel d’Attique… Non, nous sommes conviés aux premières loges d’un huis-clos dont les couleurs glauques sont habitées par l’esprit de 1984, Ninety-eighty Four, la tragédie humaine la plus noire que l’on puisse lire, inventée par George Orwell en 1948. Et dont, jour après jour nous voyons les sombres prédictions se réaliser. Tout autour de ce QG militaire, où règne encore le bon sens de la très attachante Jocaste, on perçoit les bruits du monde dominés par la guerre. A chaque ligne du texte, Jocaste, aidée d’Antigone se dépense corps et âme pour sauver la paix avec une volonté farouche et un instinct de vie incandescent. Saurons-nous écouter ses prières et ses imprécations ? Le texte est envoûtant. Le rythme en alexandrins est un berceau où le verbe fait tout pour sauver du glissement vers les Enfers. Le verbe peut-il sauver ? Les mots feront-ils la différence ? Les femmes, en évoquant l’amour et l’innocence, réussiront-elles à inverser le sort, à juguler la trinité de mal représentée pat Créon, Etéocle et Polynice, tous habités par la haine et la vengeance?
Le duo des frères ennemis est incarné par Romain Mathelart et Cédric Cerbara qui jouent la mise à mort comme des gladiateurs de théâtre romain, tant dans le verbe et le discours que dans l’affrontement physique. Une scène totalement inoubliable, surtout pour le public scolaire invité. Julie Lenain, en Antigone, Sylvie Perederejew en Olympe, complètent agréablement le trio du Bien et de la lumière.
Jocaste (IV,3)
« Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
Voulez-vous sans pitié désoler cette terre ?
Détruire cet empire afin de le gagner ?
Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ? »
La soif de puissance de Créon, doublée d’immense fourberie et de manipulation machiavélique est chez Racine effrénée et absolument abominable. Elle dénonce le totalitarisme rampant de nos sociétés. Brillant comédien, Stéphane Ledune met la puissance d’évocation à son comble. L’orgueil du personnage est un sommet rarement atteint. Même au bord de son dernier geste fatal, Créon menace encore! Que n’écoutons-nous la sagesse grecque antique, pour qui l’hubris est la pire des choses aux yeux des Dieux. Cette mise en scène fait penser que notre monde en serait peut-être à Minuit moins deux minutes sur l’horloge de la fin du monde. En effet, depuis le 25 janvier 2018, l’horloge affiche minuit moins deux minutes (23 h 58) en raison de l’« incapacité des dirigeants mondiaux à faire face aux menaces imminentes d’une guerre nucléaire et du changement climatique ». Si Cédric Dorier voulait par sa mise en scène, dépeindre un enchaînement apocalyptique de rebondissements tous plus destructeurs les uns que les autres, il y parvient pleinement.
Non seulement le texte est porteur – bien que souvent, hélas peu audible, passé le troisième rang, et …qu’entendre, au fond de la salle ? – mais la modernité, les jeux de lumière, de musique et l’appropriation chorégraphique de l’espace se font de manière magistrale pour épouser le propos de manière organique.
Dommage tout de même, que l’on n’ait pas pu disposer, comme à l’opéra, d’un dispositif défilant le texte. Cela aurait particulièrement aidé les jours où, Hélène Theunissen que l’on adore, jouait en dépit d’une laryngite aiguë. Il est apparu, néanmoins qu’elle n’était pas la seule à capter le dépit, le désespoir ou la colère dans le registre des murmures les plus inaudibles… Ceux-ci font sans doute partie d’un parti pris esthétique et émotionnel très conscient du metteur en scène, mais que l’on a du mal à admettre quand on a résolument pris rendez-vous avec la si belle langue d’un auteur du 17e siècle, surtout lorsqu’il s’agit de chants si désespérés et si beaux!. Ou bien, faut-il avoir relu la pièce avant la représentation ?
Mais, grâce aux vertus cathartiques de la tragédie, il est certain que l’ on est amené, une fois le rideau tombé à questionner notre monde et à repousser ses pulsions mortifères par la raison et le questionnement lucide. Une production brillante et ...désespérante à la fois.
MISE EN SCÈNE
Cédric Dorier
COPRODUCTION Les Célébrants (Lausanne, Suisse), Théâtre en Liberté
JEU Cédric Cerbara, Stéphane Ledune, Julie Lenain, Romain Mathelart, Sylvie Perederejew, Hélène Theunissen, Laurent Tisseyre, Aurélien Vandenbeyvanghe
Photos : Isabelle De Beir
Grande salle
08.11 > 30.11.18
INFOS & RÉSERVATIONS
02 223 32 08 - http://theatre-martyrs.be/
Commentaires
Le jeu intense des comédiens et la puissance des vers tragiques de Racine emporteront le public vers la tragédie inéluctable sans pour autant oublier de préserver, pour le spectateur ne connaissant pas sa mythologie sur le bout des doigts, un suspense oppressant quant à la résolution du conflit.»
Loïc Smars, Le Suricate Magazine
http://www.lesuricate.org/freres-ennemis-racine-au-theatre…/
« Les alexandrins de Racine sont respectés et "passent" fort bien grâce au talent et la direction des acteurs, en costumes modernes mais sans une actualisation agressive. La scénographie, simple, indissociable des jeux/lumière subtils, soutient fort bien le propos du metteur en scène de maintenir une "tension palpable" jusqu'à cette fin de désolation où le décor est anéanti, comme les espoirs cruellement déçus. »
Suzane Vanina - Rue Du Théâtre
http://ruedutheatre.eu/artic…/…/freres-ennemis-la-thebaide/…
NOVEMBRE 21, 2018 À 12:08 corrigendum :
[Relevons quand même que la perte de voix ne fut qu’un problème transitoire, que la mise au diapason sonore fut délibérée afin de conserver son unité à la représentation, et que cette tragédie racinienne absolue vous est actuellement présentée avec toute la force et la mesure qui s’impose !… ]
Si c’est le cas, alors nous donnons vaillamment 4 étoiles **** à ce spectacle!
Jusqu'au 30 novembre dans la grande salle du Théâtre des Martyrs, la troupe de Théâtre en Liberté, "Frères ennemis" dans une mise en scène de notre invité Cédric Dorier. La première pièce de Racine, à découvrir ou redécouvrir absolument.
" Les frères ennemis " de Racine. Un beau clair-obscur sur la folie du pouvoir. ***
Quand on interroge Cédric Dorier sur quelle mouche l’a piqué de monter cette pièce de jeunesse de Racine, sans l’aura de " Phèdre " ou de " Britannicus " il évoque un coup de foudre de jeunesse à la Comédie française. Et une histoire de famille compliquée sur un thème d’actualité.
" Ce qui me touche profondément c’est l’importance des femmes, au premier plan dans la pièce, ambassadrices de la paix…Racine nous questionne sur la soif et l’orgueil du pouvoir…et l’engrenage de la haine et de ses mécanismes "
Il y voit aussi une " pièce à suspense haletant " qui met en évidence les " pulsions sauvages et mortifères de l’être humain " dans " la langue puissante, charnelle, musicale de l’alexandrin ".
Que d’amour dans cette analyse des intentions du projet. Promesses tenues ? Oui et dans des circonstances difficiles et intelligemment surmontées. Hélène Theunissen qui tient l’important rôle de Jocaste est condamnée à la prudence suite à une soudaine laryngite : donc sa voix est " sonorisée ", ses inflexions parfois rauques mais le public averti du problème est d’autant plus attentif et entre en sympathie pour la " diva " fragilisée. Effet secondaire bénéfique : pour ne pas couvrir la voix de Jocaste, les acteurs disent les fameux alexandrins en douceur ce qui les fait gagner en musicalité et naturel ! Morale de l’histoire ; au théâtre il n’y a pas deux représentations semblables et le pire n’est pas toujours sûr !
Mais la mise en scène de Cédric Dorier repose sur des assisses solides, appuyée sur la scénographie belle et efficace d’Adrien Moretti et les lumières contrastées de Christophe Forey. L’occupation de l’espace par les acteurs/actrices est soigneusement calculée pour qu’ils entrent en dialogue, à distance ou de près. Pas de ces interminables monologues face au public, pas de ces tirades convenues et monotones. Chacun vit son texte en donnant des couleurs naturelles à l’alexandrin. Le groupe est constamment attentif aux propos de chacun renforçant la cohérence de l’ensemble.
La Jocaste d’Hélène Theunissen surmonte avec brio son rôle impossible de conciliatrice et de ses fils déchaînés et de ses cordes vocales en conflit… bactérien. Julie Lenain propose une Antigone conciliante alors qu’on ne retient généralement d’elle que " l’enragée " d’après la mort de Polynice, symbole de résistance au tyran. Stéphane Ledune, qui incarne Créon, le frère de Jocaste et futur tyran est un manipulateur remarquable qui souffle sur les braises en finesse (un politicien très contemporain !). Les jeunes coqs fous Etéocle (incarné par Romain Mathelart) et Polynice (Cédric Cerbara) s’affrontent en une chorégraphie virile sur la table où la réunion de famille a échoué à les concilier. Le dernier acte se passera dans un univers de meubles détruits.
Au total un récit de haine fratricide bien maîtrisé, une belle scénographie qui alterne la lumière et le clair-obscur et une direction d’acteurs qui donne envie d’écouter la fameuse petite musique de l’alexandrin.
" Frères ennemis /La Thébaïde " de Racine, m.e.s de Cédric Dorier.
-Au Théâtre des Martyrs jusqu’au 30 novembre.
Christian Jade (RTBF.be)