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Publications de Eric Descamps (73)

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Il y a des nuits comme ça (5)

Reproches

La voix résonnait dans le combiné :

— Delphine, tu es en train de m'expliquer que la maman de Noémie est à côté de sa fille, en néonat ?

— Henri, je l'ai découverte face à la vitre, dans une chaise roulante. Au moins ici elle ne se déchire pas l'abdomen et elle ne panique pas.

— Tu parles... Et maintenant qu'elle est près de sa fille, tu crois qu'on va pouvoir la ramener tout simplement en salle d'op vite fait bien fait ?

— Ce ne sera pas nécessaire, à mon avis.

— Ça, tu n'en sais rien.

Delphine encaissa la claque. Henri avait raison : lui seul pouvait déterminer si oui ou non les sutures de maman Noémie nécessitaient une nouvelle intervention.

Il n'en restait pas moins que l'infirmière n'aimait pas le ton de reproche que lui adressait l'obstétricien. Après tout, personne dans son service n'avait vu la maman quitter sa chambre, fait hautement improbable après une césarienne. Il était évident que l'angoisse de maman Noémie avait eu raison de la douleur.

Et au fond... Où est le papa dans tout ça ?

Elle appela Bertrand.

— Dis-moi Delphine, c'est quoi c'est histoire de maman voyageuse ? Henri monte vous rejoindre, et pas spécialement de bon poil.

— C'est l'imprévu de cette nuit. Je t'expliquerai dès que j'aurai donné des nouvelles de bébé trente à ses parents : c'est pour cela que j'étais montée. Tu peux me renseigner ? La maman voyageuse a accouché toute seule ?

— Oui. Pas de papa à l'horizon.

— Merci. Je suis là dans dix minutes.

Pas de papa. Pauvre maman pauvre petite fille.

A ce moment Delphine entr'aperçut le visage de Marc, seul au volant de sa voiture.

À chacun sa solitude.

***

Chaque garde apportait son « imprévu de la nuit », c'était un des aspects de son métier qui plaisait le plus à Delphine. Depuis la première fois, la jeune infirmière savait qu'elle prendrait plaisir à vivre pleinement chaque nuit – et l'imprévu qui l'accompagne.

Et les parents de bébé trente qui attendent.

Delphine revint vers Cécile.

— Comment va-t-elle ?

— Idem. Pour l'instant la saturation en oxygène n'est vraiment pas bonne, mais elle se réchauffe. On dirait la jumelle de Noémie.

— Je reviens quand avec les parents ?

— Laisse-moi au moins une heure. Je n'ai pas qu'elle.

— Je sais, Cécile. Merci.

Elle se dirigea vers maman Noémie, qui parlait doucement à sa fille.

— Madame ? Si vous êtes d'accord, nous allons ensemble faire le nécessaire pour nourrir Noémie. Et aussi l'aider à se protéger.

***

Utiliser un tire-lait pour récupérer le colostrum n'était pas la chose la plus simple à faire, mais maman Noémie se débrouillait très bien. Cécile avait donné son feu vert pour que l'on tente de nourrir la petite fille.

Maman Noémie semblait très bien renseignée. Elle savait que si sa fille était capable d'ingérer son colostrum, elle bénéficierait d'un vrai concentré d'anticorps et augmenterait son immunité. Restait à savoir si Noémie arriverait à se nourrir.

En s'engageant dans le couloir, Delphine faillit percuter Henri. Son expression était aux antipodes de celui qui l'avait accueilli en salle d'opération quelques temps plus tôt.

— Tu m'expliques ? demanda-t-il.

— Rapidement. J'ai des parents inquiets deux étages plus bas.

— Ne me fais pas ton numéro. Avec un peu de chance ils sont toujours dans leur chambre et les sutures de ma patiente n'ont pas sauté.

Delphine regretta sa petite réplique.

— Désolée.

— Rapidement, as-tu dit ?

— Ok. Je l'ai trouvée exactement à ta place. Pliée en deux. J'ai prétexté un changement de pansement pour jeter un œil. Maintenant qu'elle est occupée à nourrir sa fille, tu pourras facilement l'examiner, et la convaincre de retourner au bloc si c'est nécessaire.

— Merci.

Il posa la main sur la poignée de la porte. Delphine s'éloigna.

— Delphine ?

— Oui ?

— J'ai bien compris que tu n'y es pour rien.

Elle était à deux doigts de répondre quelque chose comme : « je vais rejoindre ton autre patiente avant qu'elle ne se relève et monte ici », mais à la place, elle décocha un sourire et tourna les talons.

Petite conne. C'est quoi ce sourire ? Pourquoi tu ne le dragues pas ouvertement tant que tu y es ?

Delphine n'eut pas beaucoup de temps pour y penser. L'idée de Marc revenait. À chaque fois qu'elle était seule, elle le voyait, en route, tourné, tendu vers sa destination.

Mais quelle était-elle, cette destination ? Et que faisait Delphine, à jouer les petites filles gênées face au médecin qu'elle avait irrité l'instant d'avant ? Elle n'avait pas grand chose à se reprocher, et pourtant elle réagissait comme si elle avait voulu dissimuler une erreur fatale.

Ressaisis-toi, ma fille.

Plus facile à dire qu'à faire. Marc revenait une fois encore alors qu'elle descendait les escaliers.

Fiche le camp. J'ai des parents à rassurer. N'imagine surtout pas que je vais te laisser hanter ma nuit. J'ai du travail, des choses à penser. Un exemple au hasard : comment rassurer un couple de jeunes parents avec les maigres informations que je viens de glaner chez Cécile. Sans compter le temps que j'ai perdu avec la maman de Noémie. Et puis, maintenant que j'y pense, peut-être que mes parents-à-rassurer sont en train de monter aux renseignements par l'ascenseur, de guerre lasse, alors que moi je descends par les escaliers, parce que je crois que c'est bon pour mes fesses et mes cuisses. Merde, Marc, sors de ma tête, je mélange tout.

***

Delphine frappa discrètement à la porte. Pas de réponse. Elle ouvrit la porte.

Noir dans la chambre.

Ce n'est pas vrai : ils sont montés ! Cécile et Henri vont m'arracher les yeux.

De rage, elle alluma la lumière principale.

Quelques éclairs de lumière grise plus tard, elle découvrit le père de bébé trente affalé dans le fauteuil placé au coin de la chambre.

Il lui lança un regard de chien de garde.

— Ma femme dort.

Delphine éprouva instantanément de l'antipathie pour cet homme. Autant ce papa lui avait inspiré un sentiment d'indifférence au sortir de la salle d'opération, autant l'idée qu'il se soit endormi, dans le coin de la chambre, sans plus s'inquiéter pour sa fille, sans tenir la main de sa femme, révoltait Delphine au plus profond d'elle-même.

Les anti-douleurs l'ont assommée. Et lui, quelle excuse a-t-il ?

Elle s'apprêtait à demander « voulez-vous éventuellement des nouvelles de votre enfant ? », mais s'abstint de le provoquer.

— Votre petite fille est dans un état stationnaire. La pédiatre prend soin d'elle. D'ici peu vous pourrez monter la voir.

— Ma femme doit se reposer.

J'ai bien entendu ? Tu ne veux pas voir ton enfant ?

— Oui... Bien entendu. Je voulais juste dire...

— J'irai parler au pédiatre.

— ...que c'est important pour votre bébé de vous sentir près d'elle, maman et papa. Nous prévoyons tout pour que vous...

— Merci, mademoiselle.

Je rêve ! Il me demande de me barrer !

Au lieu de battre en retraite elle avança vers l'homme qui l'éconduisait avec tant de suffisance.

— Je dois examiner Madame.

— Le chirurgien a dit qu'il s'en chargeait.

— Il est retenu par une urgence.

Elle s'approcha de la maman endormie.

— Mademoiselle, le chirurgien...

Delphine fit volte-face. Sa voix descendit d'une octave :

— Si « le chirurgien » était à ma place, ici et maintenant, vous opposeriez-vous à ce qu'il examine Madame ?

L'homme hésita. Elle s'était approchée de lui : son nez lui dit qu'il n'avait probablement pas pris de douche depuis au moins deux jours. Délicieux.

— Je suis ici parce que « le chirurgien » me l'a demandé, monsieur.

Le service commandé. Ça marche presque à tous les coups. Tu as de la chance, mon bonhomme. J'étais à deux doigts de passer en force, et tant pis pour mon grade. De toute façon tout s'écroule au-dehors. Marc ne roule pas vers moi, je le sens. Non, en fait je n'en sais rien, mais merde, cela n'a rien à voir.

Il haussa les épaules et retourna à son fauteuil.

Tension correcte, perfusion changée, pansement sans la moindre trace de sang. C'est presque trop beau : rien à voir avec la maman de Noémie. Et elle dort d'un sommeil de plomb. Je n'ai plus rien à faire ici pour l'instant.

Elle se retourna et vit son mari affalé, le regard vide.

Il n'a qu'une envie : se rendormir. Il ne garde les yeux ouverts que pour me surveiller.

Je déteste ce type.

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Il y a des nuits comme ça (4)

Bousculades

Elle était dans une chaise roulante, face à la grande vitre. Delphine devina que c'était la maman de la petite Noémie.

— Madame ?

— Je sais, je devrais être dans ma chambre.

Elle était courbée en avant, dans une attitude qui lui donnait le triple de son âge. Sur son visage se mélangeaient souffrance physique et inquiétude.

— Vous devriez surtout ménager vos sutures, Madame. Vous êtes pliée en deux, c'est tout le contraire de ce qu'il faut.

Le petit haussement d'épaules de la maman acheva d'alarmer Delphine. Il y avait fort à parier que maman Noémie était seule dans sa chambre, et qu'elle avait saisi la première chaise roulante à sa portée pour se rendre ici. Personne n'avait dû la voir se déplacer.

Delphine s'accroupit pour que leurs visages soient à la même hauteur.

— Madame, je vais aller prendre des nouvelles de Noémie immédiatement. Vous m'entendez ? Je reviens.

Elle poussa la porte.

— Cécile ? J'ai besoin de toi.

— Tu viens aux nouvelles ?

— Plutôt deux fois qu'une. J'ai un problème : la maman de Noémie est là, juste derrière la vitre.

— Quoi ? Elle est folle ? Elle avait le ventre ouvert il y a une heure à peine. Vous faites quoi, en bas, les filles ? Vous lâchez vos patientes dans les couloirs ?

— Elle est passée à travers les mailles. Je n'ai aucune chance de la raisonner tant que je n'ai rien à lui dire à propos de sa fille. Tu peux m'aider ?

— Pas vraiment. Rien de nouveau pour l'instant. Noémie ne tient qu'à un fil. On pourra tenter une alimentation par sonde dès qu'elle pourra tenir quelques minutes sans assistance respiratoire.

— Super...

— Je ne vais pas te mentir, Delphine.

— Je reviens.

— Dans une heure. On vient de m'amener bébé trente aussi. Les mamans, c'est ton rayon.

— Pas dans une heure, Cécile, s'il te plait. Les sutures ont peut-être lâché. Je dois m'arranger pour qu'elle s'allonge.

— Je vais chercher de l'aide.

— Pour qu'elle panique ? Là, on la remballe en salle d'op à coup sûr.

— Ça va, j'ai compris. Ne traîne pas.

Delphine se dirigea vers la porte. Le front de maman Noémie pesait sur la vitre comme celui d'un enfant au départ d'un train.

— J'ai des nouvelles.

Pas de réaction. Les larmes étaient prêtes à déborder de ses paupières. Elle s'accroupit et lui prit la main.

— Noémie est dans un état stationnaire.

Génial. Trouve autre chose, et vite.

La maman se redressa, et les larmes se précipitèrent vers le sol.

— Elle a besoin de vous, Madame. Nous allons lui rendre visite, et nous allons prendre des dispositions pour la nourrir avec votre aide. Vous comptez l'allaiter ?

Delphine espérait la voir réagir : c'était une question à laquelle maman Noémie devait avoir réfléchi suffisamment pour pouvoir y répondre, quel que soit son état.

— Oui, répondit-elle, en tournant enfin le visage vers Delphine.

Bingo. On fonce, maintenant.

— Alors voilà : dans quelques minutes, nous allons rentrer ensemble dans le service de néonatologie par la porte que je viens d'emprunter, et rejoindre Noémie. Il lui faudra du temps pour pouvoir s'alimenter toute seule, mais vous pourrez la nourrir via une sonde gastrique. Je vais tout vous expliquer.

Le regard de la maman revenait progressivement à la réalité. Delphine vit aussi la douleur physique envahir son visage, en même temps que l'angoisse refluait.

Elle reprend conscience de son corps. Pourvu que ça dure. Continue, ma fille.

— Mais avant cela je dois m'assurer du fait que vous n'avez causé aucun dégât à vos sutures en venant jusqu'ici. Vous ne pouvez pas pénétrer dans ce service si je ne vous ai pas examinée. Vous me comprenez ?

Delphine n'aimait guère se laisser empêtrer dans ces subtils arrangements avec la vérité, mais elle n'avait guère le choix. Seule la perspective de s'approcher de Noémie laissait une chance à l'infirmière d'examiner sa maman sans risquer la crise de nerfs.

— À l'intérieur, vous pourrez vous asseoir dans un fauteuil où vous ne serez pas pliée en deux comme vous l'êtes maintenant. Mais auparavant je dois vraiment vous examiner. Vous voulez bien vous redresser ? Nous en avons pour une minute.

— Une minute ?

— Oui. Et tout de suite après nous parlerons à Noémie.

La maman posa ses mains sur les accoudoirs de sa chaise roulante pour se lever.

— Non, non, ne vous levez pas. Glissez juste votre bassin vers moi, comme si vous vous installiez dans une chaise longue. Le couloir est désert, je vais faire vite.

Elle souleva le côté droit de sa robe d'opérée. Le pansement était rouge et complètement imbibé.

Triple idiote ! Et tu fais quoi maintenant ? Tu lui dis « oups, pardon, tout compte fait vous devez refaire un petit tour en salle d'op, on postpose le rendez-vous avec Noémie d'une petite heure, d'accord ? ».

Delphine se ressaisit. Après tout c'était dans ces circonstances-ci qu'elle aimait vraiment son métier.

— Bon. Il faut que je vous change ce pansement avant d'entrer. Normalement je dois vous emmener dans un lieu plus adéquat faire cela, mais nous perdrions du temps. Je vais faire cela ici. Je reviens dans un instant.

Delphine poussa à nouveau la porte et s'adressa tout de suite à Cécile.

— Tu as des compresses ?

— Oui, dans les bacs du bas, là... Que se passe-t-il ?

— Il se passe que le seul moyen d'évaluer les dégâts que maman Noémie a fait à ses sutures sans qu'elle ne pète un câble, c'est de lui renouveler son pansement ici et maintenant.

— Tu ne peux pas calmer le jeu autrement ?

— Tu as une autre question ?

— Oui : je téléphone déjà à Henri ?

— Pourquoi ? C'est lui qui l'a opérée ?

— Oui. Il a enchaîné les deux césariennes.

— Alors laisse-moi une minute.

Delphine ressortit. Elle enleva le pansement imbibé de sang.

Ouf. Ça pourrait être pire.

— Je vous arrange cela, mais je crains que votre chirurgien n'ait à nouveau à vous examiner.

— On y va ? demanda maman Noémie, ignorant la réflexion de l'infirmière.

— Oui, dans un instant.

***

Les deux femmes se dirigeaient silencieusement entre les couveuses.

Lorsqu'elle eût installé la maman près de sa fille, Delphine rejoignit Cécile.

— J'appelle ?

— Non. Je m'en occupe dans un instant, le temps que j'achève d'installer Madame.

Elle revint vers maman Noémie et approcha la couveuse où sa petite fille luttait silencieusement. Sa maman se mit à lui parler d'une voix à la fois douce et haut-perché. Delphine jeta un regard à la petite fille, baignée de lumière ultra-violette.

Sous le petit bonnet de laine, Noémie offrait un visage au teint presque transparent, strié de minuscules vaisseaux sanguins roses vif. Elle avait les yeux fermés, mais on aurait dit qu'elle écoutait.

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Il y a des nuits comme ça (3)

Latence

Dix-huit heures avaient sonné : habituellement c'était à partir de ce moment qu'il devenait impossible de ne faire qu'une seule chose à la fois. Après vingt et une heure, avec un peu de chance, cela se calmait. Le reste était étroitement lié au pur hasard.

Mais cette nuit-ci démarrait comme dans du coton.

La visite à Lucas fut de courte durée. Ses parents contemplaient leur petit bonhomme tout occupé à se nourrir. Delphine pouvait considérer que cette chambre-ci ne la solliciterait pas trop durant la nuit.

Depuis qu'elle exerçait ce métier, Delphine aimait sentir la nuit envelopper son service. Elle avait l'impression à chaque début de garde de monter à bord d'un transatlantique, avec armes et bagages, patients et collègues.

Le briefing avait commencé. Maya cédait la main à Bertrand, que chacun surnommait « le vitrail ». L'expression avait été trouvée par une stagiaire, un soir de fête : quelle que soit sa couleur c'est toujours Maya qu'on voit au travers. En effet, Bertrand n'avait pas le charisme de son chef, mais elle l'avait formé avec patience, et il coordonnait les travaux avec autant d'efficacité que sa supérieure.

— Noémie est entrée en néonat il y a une demi-heure. Elle est à 30 semaines environ et souffre d'une insuffisance pulmonaire, le diagnostic est réservé pour l'instant. La maman est sortie de réa, rien à signaler en post-op, mais elle est très inquiète. Nous avons une autre césarienne en cours – les informations vont suivre – et trois salles de travail occupées. Aucun déclenchement de prévu ce soir. Pour le reste, vous voyez Bertrand et les tableaux.

Deux césariennes de front, cela faisait avant tout deux couples à gérer : le sort des bébés était dans les mains de Cécile. Delphine entama ses travaux du soir par les soins à quatre mamans qui étaient à la veille de leur départ du service. Le plus délicat fut d'inviter leur famille à quitter la chambre pour quelques minutes.

De retour au « camp de base » – c'était ainsi que l'on surnommait le local des infirmières – Delphine s'attaqua au premier épisode de paperasse pour la nuit. Sa garde était habituellement rythmée par l'alternance entre les soins proprement dits et leur miroir administratif. Cette nuit, elle sentit tout de suite que ses collègues ne la verraient pas souvent – ni longtemps – derrière un ordinateur. À peine ses doigts s'étaient-ils posés sur le clavier qu'elle s'était mise à penser à Marc.

S'il revient, ce sera cette nuit.

Il devait être en route, quelque part en Allemagne. Elle imagina le bitume fuyant à vive allure dans la lumière des phares.

Bravo ma fille. Tu pries pour qu'il arrive sain et sauf, mais tu ne sais même pas si c'est vers toi qu'il se dirige. Éloigne-toi de cet ordinateur.

Delphine hésita un instant. Elle pouvait consulter ses messages vocaux via Internet.

Ne te laisse pas distraire. Tu as encore le suivi de deux protocoles à encoder. Laisse tomber.

Mais deux clics plus tard, Delphine consultait le site Web de son opérateur téléphonique. Nom d'utilisateur, mot de passe, et...

...Rien. Aucun message vocal, ni sur son téléphone fixe, ni sur son mobile.

Et voilà. Ça valait bien la peine. Contente ? Maintenant au travail.

— Delphine ?

Isabelle lui souriait.

— Oui ?

— Le clavier ne t'a rien fait, tu sais.

Bravo. Et en plus ma nervosité est palpable.

— Oups... Désolée.

— Pas de problème. On dirait bien que tu n'auras pas besoin de café cette nuit.

— Oui, on peut dire ça... je te laisse la place dans cinq minutes.

— Tu prends en charge les parents de « bébé trente » ? Ils devraient sortir de salle d'op dans un quart d'heure.

— D'accord. Pas de prénom ?

— Pas de prénom. Les parents sont très angoissés depuis le début de la grossesse, paraît-il. Ils n'ont pas voulu savoir quel était le sexe de leur enfant, et ils n'ont pas choisi de prénom. Le papa a tenu à rester près de sa femme, mais il a passé tout le temps assis sur un tabouret, dans un coin de la salle d'op. Il n'a plus de jambes, mais il fait bonne figure.

Pas de prénom... Des parents qui n'osent pas y croire. C'est ce qui s'appelle partir gagnant... mais bon, je ne suis pas à leur place.

— Qui opère ?

— Henri.

Elle vit le petit sourire que Delphine tentait de dissimuler, et ajouta :

— Tu vois, il n'y a pas de quoi s'acharner sur le clavier.

Tout le monde dans le service adorait travailler avec Henri. De tous les obstétriciens c'était le plus rare, mais c'était aussi celui qui manifestait le plus de respect vis-à-vis du personnel infirmier.

Haut les cœurs, avec un peu de chance, la nuit sera bonne.

— Delphine ?

— Oui ?

— Bébé trente, c'est une petite fille.

Idiote, je ne l'ai même pas demandé... Je vais vraiment passer pour la groupie qui perd la tête à l'idée d'approcher son idole.

***

Dans le service, on appelait souvent les enfants sans prénom ainsi : « bébé », suivi du nom de famille des parents. Mais il arrivait que, pour une raison ou pour une autre, le nom des parents tarde à être communiqué au responsable du service. L'infirmière présente à l'accouchement donnait alors souvent au nouveau-né un petit surnom.

Les deux derniers surnommés du service s'étaient ainsi appelés « bébé brume » (une jolie petite fille née un soir où le brouillard était particulièrement dense) et « bébé plume » (un petit garçon dont le poids à la naissance était très inférieur à ce que la dernière échographie avait laissé entendre).

Dans le cas présent le surnom était beaucoup plus lourd à porter : bébé trente débarquait dans la vie après seulement trente semaines passées dans le ventre de sa maman : rares étaient les cas où aucune séquelle n'était constatée.

Delphine céda la place à sa collègue Isabelle et se dirigea vers la salle d'opération.

***

Une soirée sans « pèlerins ». Cela faisait longtemps, tiens...

C'était le seul hôpital où Delphine avait entendu donner un surnom aux femmes dont l'accouchement est provoqué : une fois la perfusion placée, il leur était recommandé de marcher lentement dans les couloirs. Le cocktail à base d'ocytocine déclenchait le travail, et les déambulations en favorisaient l'évolution, avant de rejoindre la salle de travail. Souvent, le lendemain matin, les pèlerins recevaient la juste récompense de leur marche.

Delphine trouvait les couloirs bien déserts, et, mauvais signe, elle en éprouvait de la contrariété. Son moral flottait entre deux eaux. Les pèlerins, comme les papas au regard comblé, étaient pour elle autant de perches qui se tendaient naturellement vers elle à chaque garde, et qui la maintenaient à flot.

Mais ici : des médecins, des infirmières, personne d'autre.

C'est comme si les coulisses prenaient toute la place.

***

Henri accueillit Delphine comme à son habitude : sans lever la tête, il s'adressa à la maman qui sortait de sa torpeur.

— Je vais vous confier à Delphine, qui va vous accompagner jusqu'à votre chambre, et sera votre ange gardien pour cette nuit.

En présence de patients, jamais Henri n'avait salué Delphine. Bien souvent les infirmières considéraient cela comme de la condescendance, mais il s'en expliquait autrement : « Je ne suis pas suffisamment présent ici pour me permettre d'être familier avec vous devant nos patients. Ils s'imaginent toujours que nous avons eu le temps de nous dire bonjour bien avant que nous ne les prenions en charge, ce qui n'est que rarement le cas ».

Pour l'heure, Delphine s'accordait un bref instant et prenait la mesure de la situation : le papa était toujours assis sur son tabouret, à quelque distance de la table où était allongée la maman.

Il n'osait toujours pas se lever, mais il parlait à sa femme d'un ton rassurant. Bon signe.

Son regard à elle suivait des insectes imaginaires au plafond. Mauvais signe.

Delphine s'approcha d'elle :

— Je vous emmène dans votre chambre, et immédiatement ensuite j'irai prendre des nouvelles de votre enfant. Je comprends votre inquiétude, mais à l'heure qu'il est, il ne peut pas être mieux pris en charge qu'en néonatologie.

Delphine croisa le regard de sa collègue, qui avait assisté Henri toute l'opération durant. Cette dernière contourna la table et se dirigea vers le papa.

— Monsieur ? Vous pouvez vous lever ? Nous y allons.

Puis elle ajouta à voix basse :

— Prenez votre temps. Nous allons transférer votre femme sur son lit, cela va prendre une minute environ. Nous allons passer juste devant vous. Si cela vous convient, levez-vous à ce moment. Sans vous commander, je crois que votre femme a besoin de vous voir debout et confiant.

L'homme lança un regard volontaire à l'infirmière.

— Ça va aller, je vous remercie.

Et il se leva. Delphine adressa un sourire discret à sa collègue. Toutes deux connaissaient par cœur ce petit tour de passe-passe verbal. L'orgueil des hommes triomphait presque toujours des émotions fortes. En tout cas, il les maintenait debout jusqu'à l'arrivée en chambre.

Une fois dans le couloir, ce fut au tour de sa femme de reprendre progressivement ses esprits.

— Quand pourrai-je aller voir ma fille ?

— Le plus tôt sera le mieux, madame, mais ce sont les médecins à qui elle a été confiée qui vont pouvoir nous le dire. Je me rends en néonatologie dès que vous êtes installée dans votre chambre. À mon retour nous discuterons de tout ceci.

— Pourquoi dites-vous « le plus tôt sera le mieux » ? demanda le papa. Elle a plus besoin de soins que de sa maman, non ? Chérie, tu dois te reposer aussi, on t'a fait une césarienne, ce n'est pas rien !

— Elle a autant besoin de soins que de votre présence, glissa Delphine.

Puis, en ouvrant la porte de la chambre, elle ajouta en observant la maman :

— Et réciproquement, j'en suis sûre.

Deux minutes plus tard, Delphine reprenait le chemin de la néonatologie pour prendre des nouvelles de bébé trente.

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Il y a des nuits comme ça (2)

L'escorte des héros

Delphine savait très bien que sa chef infirmière la ferait surveiller de très près durant la garde, mais cela ne l'inquiétait pas. Ses compétences n'étaient pas en cause, et elle tiendrait le coup. Bertrand, qui coordonnerait les travaux jusqu'au retour de Maya le lendemain matin, était plus jeune qu'elle dans le service, mais il était expérimenté et assumait très professionnellement son statut de « second ».

D'ailleurs, en guise de mise en jambe, Maya avait fait un cadeau à Delphine :

— Monsieur ?

Il téléphone. La famille, sûrement. Stressé, le jeune papa.

Elle mit dans son sourire la promesse d'une bonne nouvelle.

— Oui, excusez-moi, dit-il d'un air gêné, je ne devrais pas utiliser mon portable...

— Vous êtes au bout du couloir, il n'y a aucun appareil électronique dans les environs, je ne vais pas vous gronder. Vous m'accompagnez ? Nous allons voir Lucas.

— Il y a du nouveau ?

— Oui. Vous allez pouvoir rassurer sa maman.

Delphine savait qu'il lui serait facile d'évacuer le stress de ce papa-ci. Merci Maya. Elle demanda :

— Je viens de prendre mon service. On dirait que Lucas est arrivé un peu fatigué ?

Elle lui fit raconter ce qu'en réalité elle savait déjà. Le travail avait été long, et à l'arrivée, la maman et son bébé étaient tous deux épuisés. Lucas était en hypothermie. Rien d'alarmant : le service de néonatologie l'avait sous sa garde depuis une heure et demie. Le temps d'y arriver, le papa avait terminé son histoire.

— Vous m'attendez ici ? J'en ai pour une minute.

Et Delphine pénétra dans le service.

Derrière la grande baie vitrée s'alignaient plusieurs couveuses. Certaines étaient faiblement éclairées, d'autres d'une lumière plus intense et tirant sur le violet. Plus loin, trois bébés dormaient sous un halo rouge.

— Bonsoir Cécile.

— Bonsoir Delphine. Tu viens faire tes courses ?

— Je suis arrivée à l'avance. Tu sais bien qu'avant dix-huit heures Maya ne m'autorisera même pas à remplacer une perfusion. Elle estime que je n'ai aucune bonne raison d'arriver plus tôt, alors elle m'offre une petite promenade.

— Sans commentaires... On manque de bras partout, donc tu tombes à pic. On m'a dit que toutes les salles de travail étaient occupées, et que deux mamans sont en salle d'op'... à trente semaines.

Deux prématurés. Ils avaient toutes les chances de se retrouver en néonatologie avant le lever du jour. Cécile était la pédiatre de garde : elle n'allait pas chômer cette nuit.

— Ça te fait déjà deux clients.

— Et toi deux mamans à rassurer. Bon, Lucas a retrouvé sa température normale, la saturation en oxygène est ok, il est grand temps qu'il voie ses parents.

— Et vice versa.

— En effet.... Et la fatigue reprendra vite le dessus... Je parie qu'il va dormir tout le temps durant les prochaines vingt-quatre heures. Dis à sa maman d'en profiter.

Delphine prit Lucas dans ses bras et l'entoura d'une couverture, puis elle le déposa dans un austère lit à roulettes. Lucas jeta ses petites mains vers le ciel. Derrière la grande baie vitrée, son papa dévorait la scène des yeux.

Elle sortit en poussant le lit devant elle.

— Allons-y. Lucas aura grand faim dans pas longtemps.

***

Ils ne tardèrent pas à arriver à destination.

— Il y a déjà un lit pour Lucas dans la chambre, je n'ai utilisé celui-ci que pour le trajet. Vous le prenez dans vos bras ?

Le papa accepta avec gratitude. Delphine aimait favoriser ces petites mises en scène : père et fils allaient pénétrer dans la chambre en héros.

— Je reviens dans un instant, dit-elle à mi-voix, car il avait déjà ouvert la porte.

— Chérie ? dit le papa. J'ai un cadeau pour toi.

***

En reprenant le chemin du service de néonatologie pour y rapporter le petit lit, Delphine se perdit dans ses pensées. Elle n'allait nulle part avec Marc.

Jamais je n'ai pensé à faire un enfant avec lui.

À cette idée, elle sentit son cœur réagir bizarrement, comme s'il s'était mis à tourner de travers, mais cela ne dura pas. Elle laissa trotter l'idée dans un coin de sa tête : il n'était pas question de s'appesantir sur le sujet, mais il n'était pas question non plus de le zapper.

Delphine avait suffisamment d'expérience pour savoir que les hommes et les femmes ne voyaient jamais vraiment les choses de la même manière. Aussi lorsqu'elle posait la question à chacun de ses petits amis : « qu'est ce qu'un homme et une femme qui s'aiment peuvent faire de plus beau au monde ? », jamais elle ne s'était vraiment étonnée lorsque chacun d'eux – y compris Marc – avait répondu « faire l'amour ». Elle avait aussi posé la question à ses amies et chacune avait répondu « faire un bébé ».

Delphine comprenait vaguement qu'en tirant de trop rapides conclusions sur de tels sujets, elle n'irait jamais nulle part dans sa relation avec les hommes et, son désir de maternité finissant par l'emporter, elle ferait tôt ou tard un bébé toute seule.

Laisse cela de côté, ma fille. Tu ferais bien de te concentrer sur ton travail.

Mais elle avait beau se le répéter, ses pensées partaient en vrille. Marc était le seul fiancé qu'elle ait « réellement mérité », comme disaient ses amis. En fait, c'était le seul après qui elle ait dû courir : tous les autres lui étaient tombés du ciel.

« Tombés du ciel, et boum, directement sous ton charme, évidemment, ils sont sonnés, les pauvres ! Tu peux les manger tout crus avant qu'ils ne reviennent à eux. »

C'était ce que Henri lui avait dit, quelques années plus tôt. Il était gynécologue. Delphine ne le voyait pas souvent, car il n'était pas affecté exclusivement à son hôpital, mais ils prenaient plaisir à prendre un café ensemble lorsque l'occasion se présentait.

Henri – et bien d'autres – le lui avait déjà dit : parmi les femmes du service, Delphine était la seule qui attirait le regard de tous les hommes, sans exception aucune.

— Même le mien, si tu veux savoir.

— Même le tien ? Je te trouve bien « cash » sur ce coup-là.

— Quoi ? Je dis ce que je pense, tout simplement. Tu ne crois quand même pas que je te drague ?

Delphine n'avait pas répondu car à vrai dire elle n'en savait rien. Ils étaient tous deux célibataires à cette époque, et Henri était un homme très séduisant. Elle n'avait ni ouvert ni fermé la porte, mais Henri n'avait jamais été plus loin. Leurs petits séjours à la cafétéria demeuraient leur unique partage.

Il y avait néanmoins une petite voix dans la tête de Delphine qui lui répétait que Henri devait avoir raison : elle plaisait aux hommes. Jamais elle n'avait eu à faire le moindre effort pour finir une soirée en agréable compagnie. Sous ses jolis cheveux noirs mi-longs se cachait une frimousse coquine, le plus souvent enrichie d'un sourire enfantin. Son corps était celui d'une gymnaste : souple, tonique, en perpétuel mouvement. Ses gestes étaient harmonieux et teintés d'une animalité toute féline. Les hommes plus âgés cherchaient en elle une petite protégée à couvrir de baisers, les plus jeunes imaginaient mille et une nuits de plaisir. Fidèle à sa manière d'envisager la vie, Delphine se soumettait avec délectation aux exigences des deux rôles. Ce faisant, elle n'avait jamais eu de petit ami de son âge, sérieux ou non, à l'exception de Marc.

Elle laissa le lit juste à l'entrée du service. Cécile s'affairait autour d'un nouveau venu. Elle fit demi-tour pour rejoindre Lucas et ses parents.

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Il y a des nuits comme ça (1)

Il y a des nuits comme ça

Putain, ça penche
On voit le vide à travers les planches

Alain Souchon

Le petit bouquet de pétards mouillés

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la journée de Delphine avait très mal commencé.

— Votre voiture de remplacement n'est pas rentrée, madame.

Dans un premier temps Delphine voulut se maîtriser. Mais très vite elle se dit que son calme allait irrémédiablement la conduire à se poser deux questions : d'une part, son garagiste allait-il lui proposer une vraie solution, et d'autre part, pourquoi était-ce justement aujourd'hui que, pour la première fois, il ne l'appelait plus « mademoiselle » ?

Delphine se dit qu'une charge serait plus salutaire.

— C'est-à-dire ?

— La voiture réservée à votre attention n'a pas été restituée par la personne à qui nous l'avons cédée hier.

— Votre client n'est pas revenu ?

— Non.

— Et sa voiture est prête ?

— Je vous demande pardon ?

— Oui : si vous lui avez cédé un véhicule de remplacement c'est bien pour le dépanner pendant une réparation ou un entretien, non ?

— Oui, en effet.

— Et sa voiture est prête ?

— Heu... je dois vérifier.

— Vous feriez bien.

— Oui. Et... Non, en fait... il nous manquait une pièce, et...

— Donc vous l'avez averti.

— Ce n'est pas moi qui...

— Vous l'avez averti qu'il était inutile de revenir chercher sa voiture. Sans penser que moi, j'aurais besoin de son véhicule de remplacement.

— Madame, je...

— MADEMOISELLE !

Ce fut très bref, et très douloureux aux oreilles. Le garagiste comprit vite que seule une rapide concession le sauverait d'un nouveau coup de tonnerre.

— Je peux vous prêter la mienne...

— Rendez-moi mes clés.

Il ne se fit pas prier.

***

Delphine se maudissait. En remontant l'avenue, elle en était à se demander pourquoi elle avait battu en retraite juste au moment où on lui offrait une solution sur un plateau, avec en prime l'occasion de se venger. Il lui aurait suffi d'accepter sa proposition, et de lui restituer sa voiture, disons, un jour plus tard que prévu. Justice aurait été faite.

Sauf que Delphine n'était pas ce genre de femme. Une telle opportunité la laissait indifférente. Et lorsqu'une journée de galère s'annonçait, aucune de ces petites compensations morales ne venait interrompre sa descente aux enfers. Ses amies la surnommaient « le petit juge d'instruction » : elle déployait une armée verbale pour découvrir la cause de ses contrariétés, mais s'arrêtait une fois la lumière faite. Avec Delphine, il n'y avait ni jugement, ni verdict, ni châtiment. Elle laissait les gens face à leurs mauvais diables.

Il était déjà dix-sept heures. Cela faisait donc plus de trois jours maintenant que Marc et elle ne s'étaient plus parlés.

On peut y ajouter les quinze prochaines heures, se dit-elle. D'ici à la fin de sa garde, son téléphone portable resterait éteint. Pourvu que je sois débordée.

C'était ainsi depuis l'été. Travailler et dormir, c'était tout ce à quoi sa vie se résumait. Pour le reste, une cohabitation sans relief, quelques disputes, et deux tentatives de réconciliation sur l'oreiller. Mais là non plus, pas de miracle : pendant, Delphine s'était empêchée de pleurer ; après, elle s'était sentie sale.

La circulation n'était pas encore trop dense à ce moment. Elle arriverait à l'avance et ce serait tant mieux. La situation avec Marc lui pesait tellement qu'elle préférait être occupée au plus tôt.

***

L'avantage d'arriver tôt : le vestiaire était désert. Delphine se changea en vitesse et se dirigea vers son service.

Juste avant de refermer son sac, Delphine avait coupé son téléphone. Aucun message. Elle ne savait qu'en penser. Peut-être était-ce fini. Peut-être pas. Après tout, Marc était à l'étranger pour trois jours, et leur dernière dispute les avait menés suffisamment loin : il gardait le silence depuis.

Après tout, j'ai fait de même.

Delphine s'accommodait de cette incertitude comme elle s'accommodait de devoir reporter aux calendes l'entretien de sa voiture. De toute façon, cela faisait bien longtemps que plus rien n'avançait droit dans sa vie.

Bien des femmes se protègent en laissant leur ego prendre la parole, parfois avec fruit, parfois sans. Delphine déplaçait le sien sur l'échiquier de sa vie au gré de ses humeurs : il n'était jamais là où on croyait l'atteindre.

— Tu es déjà là ?

C'était Maya, sa chef infirmière.

— Ça roulait bien aujourd'hui.

— Ça roule bien à chaque garde. Tu n'as plus de maison, Delphine ?

— Si. Il vaut mieux arriver trop tôt que trop tard, non ?

Elle regretta aussitôt sa réplique artificielle. Maya n'allait pas s'en contenter.

— Assieds-toi.

Delphine obéit. Gagné.

Maya reprit :

— Tu fais du bon boulot. Non seulement tu es compétente, mais en plus tu prends plaisir à venir travailler. Ne me prends pas pour une idiote. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Tu arrives tôt, tu repars tard.

— C'est vrai.

— Qu'est-ce qui est vrai ?

— Quelque chose ne tourne pas rond.

— À la bonne heure. Tu m'en parles ?

— Quand on aura un peu de temps.

— Pour ce genre de choses on n'a que le temps que l'on veut bien prendre, Delphine. Ok. Tu m'en parles ou non, c'est à toi de voir. Mais moi, je te pose une question : si tu ne te sens pas à la hauteur cette nuit, si tu sens que tu pourrais faire une erreur, auras-tu l'honnêteté de me le dire ?

Maya était une chef infirmière redoutée, mais son équipe tournait comme du papier à musique. Delphine traduisit mentalement : tu peux tourner les talons maintenant et te faire porter malade, je ne t'ai pas vue. Si tu restes, il vaut mieux que je n'entende pas parler de toi lors du débriefing demain matin.

— Auras-tu cette honnêteté, Delphine ?

Les semaines de chaos chantaient faux dans sa tête. Marc qui se taisait. Elle qui s'énervait. Les nuits à dormir dans le même lit, mais plus dans le même rêve. L'incompréhension. La fuite chez les copines. Puis, quand les copines en ont assez, la fuite au boulot. La pente est douce au début. On se sent à peine glisser, mais cela ne dure pas.

— J'ai besoin d'une réponse, Delphine.

Retourner chez soi. Dormir douze heures sans interruption.

— Oui, Maya. Ça va aller. Tu peux compter sur moi.

Le « petit chef » – un surnom qu'elle assumait volontiers – regarda Delphine dans les yeux, laissant volontairement s'égrener les secondes.

— Et je vais mettre de l'ordre dans ma petite tête, ajouta Delphine. Promis.

— Ce n'était pas ma question.

— Je sais.

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La jeune mariée de coton bleu (5... et fin!)

Quatrième tableau: La jeune mariée

En me couchant le lendemain soir, je priai pour revivre notre émouvante anomalie dans les moindres détails. J'avais essayé de comprendre ce qui m'était arrivé, en vain. Et malgré un sommeil inconfortable, propice aux pensées qui vagabondent et se mélangent, rien ne revint. Mes souvenirs semblaient avoir trouvé leur ultime port d'attache dans ma conscience diurne et cartésienne.

Je pris le parti de m'en satisfaire, car à la réflexion je préférais ne pas penser aux mille variations nocturnes qu'aurait pu engendrer l'image douce et bleutée de ma main glissée sous le coton.

Trois jours plus tard, Tiana m'écrivait. Mon albatros avait voyagé jusqu'aux antipodes. Shooting pour une marque célèbre de maillots – sa peau ambrée allait faire sensation. Elle me remerciait encore, espérait qu'on pourrait se revoir bientôt.

Ce fut le début d'une longue série d'échanges de courriers électroniques, durant laquelle, hélas, jamais elle ne revint chez moi.

Nous nous écrivions environ chaque semaine. Nous jouions à « cache-cache-mail »: à chaque fois je devais deviner et préciser par écrit à quel endroit de la planète je croyais la trouver lorsqu'elle lirait mon message suivant.

Ce fut notre jeu des mois durant.

L'hiver suivant fut précoce. Le dimanche 23 Novembre 2008, la neige se mit à tomber en abondance en Belgique. Pour la toute première fois, l'ambiance laiteuse à l'extérieur me rapprochait mentalement de mon invitée d'un soir.

Il me semblait évident que cette expérience avait été « notre » expérience; je me rappelais que Tiana avait été la seule à en parler.

Un sentiment de déséquilibre m'envahissait progressivement: en me quittant elle m'avait dit ce qui s'était passé, et même si elle ne semblait pas se souvenir des détails, elle avait eu l'honnêteté d'en parler avant de partir. Mon albatros avait lâché du lest avant son envol. Et moi, pour toute réponse j'avais tout enfoui dans ma mémoire: pas un mot, ni ce jour-là, ni plus tard.

La lune n'était pas encore bien haut dans le ciel que je trouvai cette situation de moins en moins supportable. Je me mis au clavier.

Un quart d'heure plus tard j'avais reconstitué son discours blanc, au mot près, j'en avais la quasi-certitude. Je m'excusai aussi de ne pas en avoir parlé si tôt. J'expédiai le courrier électronique.

Je ne reçus aucune réponse.

Ou du moins par courrier électronique.

Cette nuit-là je fis un rêve.

La neige tombait en flocons tout fins. J'ouvrais la porte de ma voiture.

— Tu as gardé tes belles manières.

— Tu as gardé ton beau sourire.

Tiana m'accompagnait vers mon appartement, pieds nus dans la neige.

— Pourquoi tu ne m'as pas dit, pour cette nuit?

Je ne pouvais déterminer si elle avait dit « cette nuit » parce que nous n'en avions partagé qu'une seule, ou parce que mon rêve me ramenait à l'instant où nous avions quitté ma voiture ce soir-là.

Je glissai la clé dans la porte.

— Parce que les hommes gardent toujours pour eux ce qui les trouble, du moins pendant quelque temps. Ensuite, seuls certains d'entre eux arrivent à en parler.

— C'est dommage de perdre tout ce temps.

— Tu m'en veux?

Je me retournai. Tiana n'était plus là. Les traces dans la neige s'interrompaient juste derrière les miennes.

Le même rêve revint tous les soirs, des nuits durant.

Chaque soir je lui ouvrais la porte, chaque soir je pouvais dialoguer avec elle. Il m'était permis d'avoir de ses nouvelles, de connaître ses derniers déplacements, ses aventures de modèle, ses amourettes aussi, brèves, amusantes, mais jamais passionnées comme avec Dominique. Et chaque soir elle disparaissait dès qu'elle me questionnait à propos de « cette nuit ».

Puis un soir je décidai de changer de scénario. J'attendis comme chaque nuit mon rendez-vous rêvé.

— Tu as gardé tes belles manières.

J'ouvris la porte:

— Je te demande pardon, Tiana.

Elle ne parut même pas surprise. C'était comme si elle avait patiemment vécu chaque soir la même scène, en attendant que je me décide. Elle sourit d'un air soulagé, contourna la portière et m'embrassa aussitôt, en murmurant:

— Je vais te faire un cadeau.

Le lendemain matin je reçus un mail de sa part, le premier depuis des mois. Je compris tout de suite que les rêves allaient cesser. Il ne précisait aucun sujet, et contenait juste l'adresse d'un site Internet. Je cliquai sur le lien, la page s'ouvrit. J'arrêtai de respirer.

J'atterris sur une page d'information mise à jour par une petite localité américaine. Tiana était morte depuis deux jours. Méningite foudroyante. Vingt-neuf cas recensés rien qu'en Arizona.

La journée se déroula dans un brouillard épais. Rien ne tenait debout. Tiana – si c'était elle – m'avait envoyé un courrier électronique deux jours après sa mort. Et comment cela pouvait-il être un cadeau?

J'espérais la retrouver en rêve le soir même, et obtenir d'elle une explication.

Le rêve ne vint pas.

J'en fis un autre, qui ajouta à ma confusion.

Je marchais dans l'herbe. Devant moi, une assemblée se séparait en deux groupes pour me laisser le passage. Tout le monde chantait.

Devant moi, un couple debout me tournait le dos. Elle portait une robe de mariée, il portait un smoking. Je contournai le couple par la gauche. Tiana priait. Harmonieux mélange de bonheur et de recueillement, son profil était d'une extraordinaire pureté.

Je m'éveillai, soulevé par un violent haut-le-cœur.

Tiana était morte, mais elle s'était mariée auparavant. Était-ce donc cela son cadeau? Un message en rêve, qui me disait qu'elle avait enfin trouvé le bonheur, un mari, une famille à bâtir?

Peut-être bien.

Je me levai et allumai mon ordinateur. Comment trouver la trace d'un mariage sur la Toile? J'explorai d'abord le site de son agence. Rien: l'anonymat des modèles était bien préservé. Une autre piste: son adresse e-mail pouvait m'amener à un blog, un autre site Internet, un forum... toujours rien. Quelques essais du côté des municipalités de l'état d'Arizona, en commençant par le mystérieux lien reçu le matin. Échec. Mais peut-être ma globe-trotteuse ne s'était-elle pas mariée aux États-Unis.

A l'issue d'une nuit blanche j'avais fait chou blanc sur toute la ligne. Je pris une douche bouillante avant de prendre ma voiture et filer vers mon premier rendez-vous professionnel de la journée.

J'espérais du fond du cœur en apprendre plus ce soir, s'il m'était donné de rêver encore à cette cérémonie.

Je sortis de ma voiture.

L'instant d'après, j'étais soulevé de terre.

J'entendis plusieurs craquements lorsque je retombai. Puis, plus tard, quelques voix qui s'approchaient. Les unes impuissantes, les autres effrayées, puis, enfin, une qui m'interpella.

— Monsieur, est-ce que cela va?

(- Oh Mon Dieu tu as vu le choc?)

(- Il faut le couvrir.)

— Monsieur, est-ce que vous m'entendez? Si vous m'entendez, serrez ma main.

Voilà. Je vous serre la main. Moi aussi j'ai suivi des cours de secourisme.

— Monsieur, est-ce que vous m'entendez? Pouvez-vous parler?

(- L'ambulance arrive)

(- Laissez-le respirer, s'il vous plaît)

— Monsieur pouvez-vous serrer ma main?

Encore? J'ai compris. Je suis paralysé.

(- Il a fermé les yeux)

— Monsieur, ne vous endormez pas, monsieur, s'il vous plaît, l'ambulance va arriver.

Je sens vos mains sur mon cou. Prenez votre temps. Cherchez mon pouls. Moi, j'ai trouvé mon cadeau.

— Vous avez dit quelque chose? Parlez-moi, Monsieur, il ne faut pas dormir, il faut rester avec moi. Restez avec moi, Monsieur, vous m'entendez? S'il vous plaît!

(-Il sourit)

Excusez-moi, je ne peux pas rester avec vous: je me marie.

 

 

 

 

Bruxelles, le 20 Novembre 2008.

 

Voilà! Nous sommes au terme de notre visite dans les histoires "poids plume" et "poids moyen". Si le coeur vous en dit, j'en au encore une à vous proposer... elle s'intitule "Il y a des nuits comme ça", elle se subdivise en 11 tableaux.

Qui veut?

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La jeune mariée de coton bleu (4)

Troisième tableau: l'anomalie

Au-dehors, le vent du début de la soirée s'était calmé, et avait laissé la place à un silence feutré. Il devait avoir neigé: dehors, l'atmosphère était laiteuse. Je sentais mon corps au repos. Je prenais lentement conscience de sa position. Mon esprit flottait lentement vers un état de conscience altérée. Je me voyais, allongé sur le dos. Parfois dans les rêves de mon enfance je volais à quelques mètres au-dessus du sol: mes sensations s'apparentaient à cela, mis à part qu'ici j'avais la conviction de ne pas rêver. Trop de détails s'offraient à ma vue. Les deux flûtes à champagne vides, sur la table basse face au canapé, mon téléphone portable laissé juste à côté, ma respiration calme.

Au moins je ne suis pas mort.

J'avais lu et entendu bien des choses sur les personnes revenues à la vie après une mort clinique. Je vivais une expérience, mais la mort n'était pas là.

Quelle heure pouvait-il être? Sans m'en rendre compte mon esprit s'était rapproché de mon téléphone portable. Malgré l'obscurité je devinai ce qu'indiquaient les cristaux liquides. Quatre heures huit. Je jetai un regard mental vers le micro-ondes. J'y lus: quatre heures neuf. Ils étaient décalés d'une minute: c'était ainsi depuis le passage à l'heure d'hiver. Tous ces détails étaient trop réels pour se retrouver dans un simple rêve.

Un frisson me parcourut le dos. Je me concentrai à nouveau sur mon corps: je venais de me tourner sur le côté. Mon pied droit dépassait de la couette que j'avais empruntée à Marie, et en effet, je percevais qu'il n'était plus couvert.

L'esprit et le corps sont liés.

Je fis une autre constatation: j'étais libre d'observer tout mon appartement. De me déplacer mentalement de pièce en pièce. Je portai mon intérêt vers la chambre de Marie. Elle était plus froide que le reste des pièces de l'appartement. Je coupais le radiateur lorsqu'elle n'était pas là, c'était ma manière à moi de la mettre en berne, d'empêcher quiconque de s'approprier cet espace en son absence.

Marie avait laissé un de ses crayons de couleur traîner sur sa table de nuit. Je ne l'avais pas remarqué auparavant. Avant de revenir vers le salon, je constatai que je n'avais pas froid dans cette pièce, mais qu'en revanche mon pied droit était à coup sûr toujours découvert.

Facile à vérifier: je m'observais maintenant comme si je me tenais debout accoudé à la cheminée. Mon pied droit était toujours à l'air. Cependant, malgré mes efforts, je ne pouvais donner aucun ordre à mon corps. C'était comme si la motricité et mon inédite clairvoyance nocturne n'étaient pas pilotés au même niveau de conscience.

Je plongeai à nouveau vers les flûtes. Le cercle de leur pied me rappela l'anneau de Tiana.

La pensée qui me traversa à cet instant aurait dû me soulever la poitrine, mais je restai désespérément immobile.

Regarder Tiana dormir.

Jamais je n'aurais cru pouvoir me déchirer à ce point. Je ne pouvais m'autoriser à faire cela. Je ne pouvais ajouter cette expérience à mon trouble de la soirée. Qui sait ce que je ferais, une fois suspendu au-dessus de mon propre lit, à contempler la plus belle jeune femme que j'ai rencontrée de ma vie entière?

Détaché de mon corps, mon esprit ne résista pas plus d'une seconde. Je me laissai littéralement aspirer en direction de ma chambre. J'eus à peine le temps de constater que les averses de neige avaient cessé, et que la lune éclairait un paysage cotonneux: déjà je m'abandonnais à la contemplation du bel anneau.

Les brillants jouaient avec les quelques lueurs qui filtraient à travers les rideaux entrouverts.

Tiana l'avait enlevé avant de dormir: je cherchais sa peau ambrée sous l'anneau, je n'y trouvai que du bois. Après une ultime hésitation, je passai au-dessus de mon lit. Mes draps bordeaux étaient en bataille, mes trois oreillers balancés au sol: elle dormait à plat.

Mais je ne la voyais pas.

Mon lit était vide.

Et à cet instant je sentis qu'elle me prenait la main.

Sans rien comprendre je revins mentalement à moi.

Voilà que Tiana était près de moi assise comme lorsqu'elle était venue me dire bonsoir. Ma main était en effet dans les siennes. Je voyais son visage. Elle pleurait des rivières en silence.

Tout en gardant ma main elle s'assit par terre, en tailleur. Nos visages étaient à la même hauteur. Elle se mit à murmurer en Anglais. C'était un discours blanc, un dédale de paroles somnambules.

Je suis creuse malheureuse je n'aime pas ce que je suis devenue ma maman mon papa n'ont pas compris ce qui s'est passé à Paris ils ne veulent même plus que l'on parle de moi à table et je sais je sens qu'à chaque fois qu'ils pensent à moi et s'empêchent de prononcer mon nom ils ont mal très mal.

Je vins au plus près de ses lèvres, pour lire sa tristesse. De ses yeux transformés en billes noires débordaient des larmes en épaisses fontaines.

Tu sais pourquoi je n'ai jamais froid c'est simple la majorité des shootings s'effectuent hors saison car la lumière est belle et il y a moins de monde alors rester en bikini pendant des plombes par douze degrés tu ne t'y habitues jamais vraiment et ça c'est peu de chose face au regard de certains hommes qui fait plus froid encore.

Et ceux qui voudraient t'observer dans ton sommeil, qu'en fais-tu? En pensée les gentlemen n'existent pas.

Avant je me disais que tous ces gens qui m'envisagent cachent peut-être un regard respectueux qui me réchauffera et un homme qui m'aimera pour ce que je suis et pas pour une histoire de charme car les histoires ont toutes une fin.

Elle s'était mise à genoux, les fesses sur les talons. Les larmes atteignaient son menton, puis allaient s'écraser sur ses cuisses. Sa tristesse était profonde et consentie.

Maintenant je ne sais même plus ce que c'est que d'avoir un chez soi je vis à l'hôtel tout le temps tu sais à propos de Paris de Dominique si je suis tellement triste ce soir c'est aussi parce que j'ai appris hier qu'il était papa et même sans être vraiment heureuse avec lui j'aurais peut-être trouvé mon bonheur en ayant une famille de lui je crois vraiment que j'ai commis une erreur en le quittant et c'est seulement maintenant que je le vois aussi clairement.

Elle se dressa sur ses genoux. On aurait dit une communiante attendant le prêtre. Ma main était toujours prisonnière. Elle me fit glisser sous le coton bleu. Le contact de ma paume avec son ventre secoua mon esprit avec une telle violence que je fus certain de me réveiller en sursaut. Il n'en fut rien. Mon corps toujours immobile se contentait d'aspirer la chaleur du corps de Tiana. J'étais sa victime paralysée, et la paume de ma main embrassait le centre du monde.

Moi ce que je voudrais tant c'est tout arrêter planter là ma vie d'albatros qui vole vole et jamais ne se pose et toujours finit par disparaître je sais que ta main sent combien je veux que mon ventre devienne tout rond tout plein tout chaud et je veux tant être maman et fière de mes enfants plus tard et encore plus tard je veux que leur père m'accompagne jusqu'au bout tu devines comme je maudis notre différence d'âge car je sais que toi tu pourrais être celui-là tes mains se feraient douces rien que pour moi et je me ferais si désirable que tu te perdrais en moi chaque jour que Dieu fait tu inonderais mon ventre de bonheur je te garderais heureux c'est pour moi une évidence depuis le premier instant où je t'ai vu en Allemagne.

Et dans le silence de ses larmes je désirai à cet instant être au fond du ventre de Tiana comme jamais.

Oh Mon Dieu ma jeune princesse
Je t'en prie fais ce que tu veux de moi
Car je suis à ta merci par je ne sais quelle magie
Mais quoi que tu fasses
Fais-le vite
Car je suis au supplice
Et fais le bien
Car je veux m'en souvenir

Elle avait cessé de pleurer.

Elle libéra ma main, la reposa doucement sur mon cœur.

Se pencha vers moi.

Elle déposa un baiser dans mon cou. Je sentais battre le sang dans mes veines sous sa bouche qui s'éternisait. Peu à peu le décor s'assombrissait, comme si un voile avait été tiré entre mon esprit et la scène que j'observais.

J'accueillais son baiser, c'était comme une feuille d'automne déposée à la surface d'un étang. Tandis que son visage s'éloignait, le tableau glissait vers des teintes noirâtres et feutrées. Bientôt je ne fus plus qu'une étoffe de douces sensations, mais mon esprit était redevenu aveugle.

Je l'entendis:

— Sweet dreams, Darling.

Ensuite les pas de Tiana s'éloignèrent tandis que je coulais à pic vers des eaux tièdes.

Je pourrais raconter la même histoire dans dix ans, le moindre détail sortirait encore de ma mémoire aussi facilement qu'à cet instant.

Le lendemain ce fut Tiana qui me réveilla. Elle s'était déjà habillée.

— Mon taxi attend en bas.

— Quelle heure est-il?

— Six heures trente. Je dois filer, j'ai juste le temps de prendre une douche.

Elle était à nouveau assise près de moi.

Comme hier soir. Comme cette nuit.

Son sourire ravageur était de retour. Elle prit ma main dans les siennes, une fois encore. Elle me parla en français.

— Merci, vraiment. Tu ne peux pas savoir comme j'ai aimé cette soirée.

Je souris en retour. Les mots ne venaient pas. Je pris un air de « pas réveillé » pour couvrir mon trouble.

— Et puis je dois te dire une chose.

Les mots ne vinrent pas plus; seul mon regard l'invita à continuer.

— Cette nuit j'étais triste alors je suis venue te parler tout bas. J'ai pris ta main et cela a été mieux. Puis je t'ai donné un baiser et je suis retournée dormir.

Je sais Tiana. J'étais aux premières loges.

— Tu dormais bien. Enfin je veux dire tu avais l'air de bien dormir. Mais je préfère te dire les choses, c'est plus honnête, car si tu as un souvenir bizarre un jour, je ne veux pas que tu sois fâché. Dors encore un peu, il est tôt pour toi, non?

Avant de se relever elle porta le bout de ses doigts à ses lèvres, puis les miennes.

— A bientôt! On se parle! La voix, le clavier, comme tu préfères.

Elle disparut aussitôt.

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La jeune mariée de coton bleu (3)

Nous entrâmes chez moi. Tout était prêt, du premier biscuit d'apéritif jusqu'au dernier grain de sucre du dessert. Elle m'avait dit qu'elle aimait manger de tout, que je pouvais lui faire plein de surprises. Le temps que je me débarrasse de mon manteau, je me retournai vers elle.

— Tu fais visiter? Je suis curieuse.

Tiana s'était débarrassée de ses bottes. Elle était pieds nus.

— Je ne veux pas salir.

Moi qui me déchaussais à peine rentré lorsque j'étais seul, j'étais pris de court. Mes chaussures vinrent sans tarder rejoindre les bottes de mon invitée.

— Du parquet partout, c'est chaud, j'adore.

— Oui, moi aussi. C'est en partie pour cela que j'ai pris cet appartement. C'est d'ailleurs la maman de Marie qui l'a trouvé.

— Elle a bon goût on dirait.

Je lui fis visiter mon chez moi, en commençant par la chambre de Marie. Tiana était un peu déçue de ne pas pouvoir la voir. Tandis que nous visitions les autres pièces, elle me posa plein de questions sur elle. La couleur de ses cheveux, de ses yeux, où elle allait à l'école, comment la vie s'organisait autour d'elle avec ses parents séparés.

Marie fut dont notre principal sujet de conversation durant tout l'apéritif. Tiana s'était installée en tailleur dans mon fauteuil en cuir. Tout en lui parlant je l'observais. Ses pieds nus contrastaient avec la toile sombre de ses jeans. Un trésor fragile sorti d'un sac de toile. Le caraco s'ouvrait sur ce bel anneau qui brillait fièrement à la naissance de ses seins.

Et je racontais ma vie pour ne pas être troublé. Elle m'aidait en cela d'ailleurs: depuis qu'elle était entrée chez moi elle donnait l'impression d'y être venue des dizaines de fois. Lorsqu'un geste ou un regard de sa part me touchait d'un peu plus près, je reformais mentalement l'image de l'étudiante qui s'éloignait vers le cabinet médical.

Peu à peu le trouble m'empêchait de la suivre. Je lui proposai de passer dans la cuisine. Elle me suivit. Ses pas, juste derrière moi, me firent deviner qu'elle marchait sur la pointe des pieds.

— Coquilles St Jacques pour commencer, tu aimes?

— Beaucoup. Tu les prépares comment?

— Juste poêlées. Tu me parles de Paris?

Je pris le « mmmh » qu'elle émit doucement pour une invitation à déguster les St Jacques au plus vite. Je me trompais. En réalité, c'était le souvenir de son amant français. Leur relation avait été passionnée. Une grande entrée dans la vie d'adulte. Il était riche et terriblement romantique. Elle était irrésistiblement belle et sa fraîcheur le fascinait. Le bel anneau, c'était pour ses fiançailles. Les parents s'étaient rencontrés, le mariage suivrait quelques mois plus tard.

— Je suis tombée amoureuse de ce bijou. J'aime le porter, j'aime le voir sur moi, le sentir contre moi. Quand j'ai quitté Dominique, j'ai voulu le lui rendre mais il n'a pas voulu.

Oui ma belle invitée, j'imagine bien. Amoureuse. Sur toi, contre toi. Mon Dieu, je vais perdre pied.

— Pourquoi cela n'a pas marché entre vous?

— J'étais son bijou à lui. Il adorait se montrer avec moi.

— Il était fier d'être avec une jolie jeune femme. Qui ne le serait pas?

— Les hommes ne savent pas porter les bijoux.

Une réponse toute faite. C'est fermé, monsieur. Tiana avait à coup sûr beaucoup souffert de sa séparation.

L'arrivée des St Jacques à table nous offrait l'occasion de changer de sujet de conversation, mais elle s'entêta.

— J'ai gardé le silence quand tu as parlé de ta séparation, me dit-elle.

— Touché, dis-je en français, avec un accent vaguement américain.

Son sourire s'agrandit.

— Touchée aussi, reprit-elle. Quitter Paris, c'était dur.

Le séjour des coquillages fut encore plus bref dans son assiette qu'en cuisine. Elle avala le tout en un temps record, en concluant par un « Oh que c'est booooon » aux accents parisiens.

Je retournai vers la cuisine.

— Je reste perplexe, dis-je. Comment as-tu fait pour retrouver ma trace? C'est un peu surréaliste, non? Tu te souvenais de mon nom?

— Oui.

Je m'en étais douté. Qu'étais-je pour elle?

— Ton nom était sur l'ordonnance, tu te souviens, en Allemagne. Et quand tu m'as dit que tu espérais qu'un jour Marie aurait mes yeux, ça m'a fait plaisir, alors j'ai retenu ton nom, je ne sais pas pourquoi.

Les moteurs de recherche, index et autres annuaires avaient fait le reste. J'étais soulagé et fier que Marie soit à l'origine de la persistante de mon nom dans les souvenirs de Tiana.

— C'est pour cela que je suis triste de ne pas la voir ce soir.

Je sursautai. Elle s'était approchée de moi et avait murmuré cela à mon oreille. Le pouvoir d'attraction qu'elle exerçait sur moi se renforçait de minute en minute.

Comme si elle l'avait senti, elle s'était rapidement éloignée. Le temps de dresser les assiettes, je la retrouvai sagement assise à table.

Les bougies faisaient danser deux petites têtes d'épingle incandescentes dans ses yeux noirs. En lui présentant le plat de résistance, je fis appel à toute ma volonté pour ne pas laisser traîner mon regard sur l'anneau qui jouait à cache-cache avec son caraco.

Je lui expliquai que le coucou de Malines n'était pas un vrai coucou mais une volaille qui n'avait rien à envier à la région de Bresse. Elle fit des efforts pour manger lentement, mais cela ne dura pas. Était-ce la faim ou le goût de l'interdit? Je la taquinai:

— Ma maman dirait que tu ne prends pas le temps de savourer.

— God bless ta maman, mais c'est trop bon!

— C'est un point de vue respectable. Dans ton métier cela ne doit pas être tous les jours ainsi.

— On doit se surveiller c'est vrai... Oh, nous sommes toutes à la même enseigne, alors c'est plus facile: il suffit de suivre le mouvement. Moi je fais surtout des photos, pour la lingerie et les bijoux, ça va encore... tu devrais voir celles qui font les défilés de haute couture, ça c'est l'enfer. Je ne pourrais pas.

Ses mains s'envolèrent soudain derrière sa tête, qu'elle pencha légèrement en arrière. Rideau sur la chevelure enveloppante: elle allait nouer ses cheveux, dénuder son visage. Mon regard glissa en ligne droite de son menton relevé à l'anneau parisien qui remontait à présent de sa cachette. Une lune toute ronde sur deux dunes dans le désert.

Une fois de plus je glissai mentalement. Il était temps de couper court.

— Je peux te poser une question, Tiana?

Et comme je m'y attendais:

— Une question gênante, si tu me demandes la permission.

— Que cherches-tu?

— Et toi?

— Tu veux savoir?

— Oui, bien sûr!

Je mentis:

— Le souvenir d'avoir passé une soirée avec une jolie étudiante, devenue une femme absolument ravissante.

— Un souvenir? C'est tout? Tu voudrais déjà que je sois partie, alors?

— Non, bien entendu. Mais comme nous ne sommes pas amenés à nous revoir... le souvenir sera déjà un joli cadeau.

Elle me sourit comme lorsqu'elle m'avait quitté en Allemagne.

— Toi aussi tu es mon cadeau-souvenir.

— Tiana...

— Non, laisse-moi dire les choses. Tu as du fromage?

Et comment. Elle m'avait dit avoir pris goût aux produits les plus parfumés. Alors qu'elle constellait son assiette d'un bout de chacun des fromages du plateau, elle s'expliqua.

— Tu sais, c'est en Allemagne qu'on m'a présentée à mon agence. Je suis mannequin depuis quelques mois après notre rencontre. Je vis parfois deux mois à l'hôtel avant de pourvoir passer une soirée ou un week-end dans un vrai appartement, ou, une vraie maison... Rien à voir avec les jolies villas où l'on nous met en scène, à Marrakech, Ibiza, Tarifa, j'en passe... C'est pour cela que j'avais envie de venir. Voir ton chez toi. Et puis si j'ai retenu ton nom c'est qu'il y a une raison.

— Il y a une raison?

— Oui.

— Laquelle?

Elle avait achevé de disposer tous les morceaux de fromage, comme autant de petits soldats. Elle releva la tête.

— Je n'en sais rien. Mais il y a une raison sinon je n'aurais pas retenu, tu comprends? Je dois encore la chercher.

— On est bien avancés...

Déjà elle picorait ses fromages avec une délectation digne d'un enfant mastiquant un bonbon volé.

— Je peux dormir ici ce soir?

Nous y voici.

— Tiana...

— S'il te plaît.

— Tiana...

— Juste dormir.

Juste dormir. Une formule usée jusqu'à la corde. Elle baissait la tête sur ses friandises. Ses cheveux rassemblés donnaient de la gravité à son visage. La lune diamantée se couchait derrière l'étoffe écrue.

— À une condition.

— D'accord.

— Je n'ai pas encore dit laquelle.

Sur son assiette, toute trace de fromage avait disparu.

— Je suis d'accord de toute façon. J'ai mes affaires dans mon petit sac. Je prendrai un taxi demain matin tôt. On met combien de temps jusqu'à l'hôtel, le matin?

— Tu dors dans mon lit, je dors dans le canapé.

— Et le lit de Marie? Il est assez grand pour moi.

— Il est trop près du mien. Je ronfle. Tu m'entendras à travers les portes fermées, c'est garanti sur facture.

— Alors ton canapé sera très bien pour moi.

— C'est ma condition, Tiana. Sinon je te ramène à l'hôtel.

Elle fit la grimace. L'espace d'un instant, son visage perdit de son éclat.

— D'accord.

— Parfait. Dessert? Tu as encore de la place?

— Oui! C'est quoi?

— Des crêpes Suzette, tu aimes?

— Mmmmh Oui!

J'aurais crû entendre Marie. Les crêpes font toujours revenir l'enfant qui est en nous.

— Je n'arrive pas à comprendre où tu as mis tout ton repas. Tu as mangé plus que moi!

— Je brûle tout très vite, c'est pour ça que je n'ai jamais froid!

Une réplique préfabriquée de plus. Comme une béquille. Pour la première fois je devinais de la fragilité dans sa voix. Le pire arrivait à grands pas: à chaque minute jusqu'à son départ je devrais me battre contre l'idée de prendre Tiana dans mes bras.

Je retournai dans la cuisine pour avaler d'un trait un verre d'eau glacée. Lorsque je servis le dessert, les petits feux follets qui dansaient dans les yeux de mon étudiante achevèrent de déchirer en lambeaux la dérisoire étoffe de résistance dont je m'étais couvert.

Tiana me parlait encore, mais ses propos traversaient ma conscience de part en part.

Je ne la voyais plus, je laissais flotter mes yeux sur elle.

Je ne comprenais plus rien, rêvais de nous deux.

— Tu es fatigué?

Retour sur terre.

— Oui, un peu.

— Alors c'est mieux que je dorme ici, non? Ce n'est pas prudent de conduire maintenant.

Il était temps de céder.

— Bonne idée.

Je lui préparai de quoi prendre une douche, mis de nouveaux draps sur mon lit. Elle vint me rejoindre dans le salon quelques minutes plus tard. Je m'étais déjà calfeutré sous la couette que j'avais empruntée à Marie.

Elle portait un simple pyjama de coton bleu ciel. Un top à bretelles torsadées, un short tout sage. A peine sortie de la douche, elle paraissait encore plus jeune que dans le cabinet de Frau Hartmann.

— Je voulais te dire merci. J'ai vraiment passé une merveilleuse soirée.

Elle déposa un bisou sur mon front, tout comme elle avait dû en déposer sur bien des fronts d'enfants dans la région de Daun.

— Bonne nuit Tiana, dis-je d'une une voix enfantine.

Deux bulles de rire vinrent secouer son buste de coton bleu ciel.

— Pour moi c'est vraiment un cadeau, cette soirée.

Ses attitudes de petite fille auraient dû m'apaiser quelque peu. Il n'en était rien.

— Tout le plaisir était pour moi.

— Je peux te dire quelque chose?

— Quelque chose gênante, si tu me demandes la permission...

— C'est malin! Non, sérieux.

— D'accord, sérieux.

J'étais à son diapason: nous parlions comme si nous étions en train de « clavarder » sur la Toile.

— Dominique, à Paris... il te ressemblait.

Une bûche de chêne en pleine figure m'aurait probablement fait le même effet. Je rassemblai mes forces, mais je n'arrivai qu'à murmurer:

— Pourquoi me dis-tu cela?

— Parce que je dois partager ces choses-là. Ne rien dire et mentir, c'est la même chose.

— Tiana, est-ce que tu as une idée de ce que ces propos, dans la bouche d'une femme comme toi, peuvent faire à un homme comme moi?

— Oui, je sais, je ne devrais pas être « cash » comme ça. Tout le monde me le dit.

Je n'en revenais pas. Si cette femme se comportait ainsi avec tous les hommes, elle avait dû collectionner les gifles depuis des années.

— Je voyais dans le regard de Dominique qu'il m'aimait, à chaque instant. Il me regardait, il m'écoutait, nous parlions, nous nous embrassions, nous faisons l'amour, et tout le temps, dans son regard, je voyais le plaisir d'être avec moi.

Dans un ultime effort je lâchai:

— C'est pour cela que je lui ressemble?

— Oui. Je sens que tu es content de la soirée. Et tu sais que je suis contente aussi.

Elle se leva. L'anneau avait disparu. Selon toute vraisemblance elle ne le gardait pas pour dormir.

— Bonne nuit. Ça me touche que tu aies accepté que je reste cette nuit.

— Good night, Tiana. Sweet dreams.

Je la regardai s'éloigner vers ma chambre, toujours sur la pointe des pieds. Lorsqu'elle disparut, je sombrais déjà dans un sommeil sans rêves, tapissé de coton bleu ciel. Morphée m'emmenait doucement vers la nuit la plus inattendue de mon existence.

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La jeune mariée de coton bleu (2)

Deuxième tableau: la princesse

J'avais passé la soirée avec un ex-collègue à siroter quelques Caïpirinha au comptoir du café Belga, parmi des cohortes de jeunes étudiants venus fêter la fin de la session d'examens de janvier. J'étais rentré chez moi, parfaitement mûr pour une nuit sans rêves. Sur mon bureau une surprise virtuelle m'attendait.

Ce n'est pas gentil, tu ne m'as même pas regardée.

Elle m'avait écrit en français. La photo à côté du message était d'une beauté à couper le souffle. Son sourire était intact, conquérant, magique. La topaze brillait toujours discrètement à la base de son cou. Je me demandais si son petit ami était toujours le même. Le jeans informe avait fait place à un pantalon moulant bleu ciel, les baskets à d'élégantes bottes courtes et le sweat-shirt s'était transformé en petit top blanc comme j'avais dû en apercevoir par dizaines lorsque j'étais au bar.

Mais pas porté de si belle manière.

Tiana était devenue mannequin, avait fait sécession avec sa famille. Elle était à Bruxelles pour deux jours. Une collection de diamants à mettre en scène. Puis ce serait l'Australie, puis Tokyo.

Marie va bien?

Oui Tiana, ma fille se porte comme un charme, mais si je te réponds, où et quand recevras-tu mon message? Lorsque tu seras de l'autre côté de la terre? Et puis... comment m'as-tu retrouvé?

Je demeurai quelques minutes immobile devant mon écran, à dévisager la jeune femme pixellisée. L'étudiante s'était transformée en une femme d'une extraordinaire beauté. La photo était prise au café Belga, probablement au moment où j'y étais. Pourquoi n'était-elle pas venue à ma rencontre? Je n'eus pas trop de difficultés à deviner: j'avais vieilli, grossi, et peut-être n'était-elle pas sûre de me reconnaître. Et puis la Caïpirinha ne nous rendait peut-être pas d'un abord facile. Si Tiana s'était approchée et avait fait erreur sur la personne, comment se serait-elle débarrassée de deux quadragénaires raisonnablement imbibés?

La réponse ne se fit pas attendre.

Elle se souvenait de mon nom. Elle s'était emparée de son petit smartphone préféré, avait demandé à son amie de la photographier, puis avait consulté tous les sites internet « sociaux » à ma recherche.

Douze minutes... pas mal non? Un ange qui hier encore avait l'âge d'être la baby-sitter de mes enfants m'avait pisté grâce à la grande toile en moins d'un quart d'heure. J'étais à la fois flatté et effrayé. Quand on cherche, on trouve... tu n'es pas fâché j'espère?

Elle m'avait envoyé une deuxième photo, avec un commentaire: « mon métier de maintenant ». Elle y posait en nuisette; elle était devenue mannequin. Lise Charmel. La marque que j'avais tant et tant offerte à la maman de ma petite Marie. Mon étudiante était devenue très féminine.

Je m'endormis après lui avoir répondu:

Non pas fâché, que du contraire: heureusement surpris de te voir par ici. Maintenant que j'ai ton adresse mail (enfin, que tu as trouvé la mienne plutôt), je ne te lâche plus... Donnant donnant, tu me racontes, je te raconte. Et pour commencer, oui, Marie va très bien, elle est chez sa maman pour l'instant, je la retrouverai vendredi... et elle est presque aussi jolie que toi :-)

Si j'avais su ce qui allait suivre, me serais-je abstenu de répondre?

Bien des hommes croient forcer leur destin. Ces mêmes hommes ne sont rien face aux femmes dont ils croisent le chemin.

Le lendemain je consultai les mails au pied de mon lit. Encore une autre photo d'elle. Marie aurait dit « elle t'envoie un bisou qui vole ». Tiana portait ses cheveux bruns déliés, et ses yeux pétillaient au-dessus d'un nouveau pendentif: un anneau constellé de brillants. Cadeau d'un autre petit ami, avec plus de moyens? Au moment où je chassais cette pensée, je constatai que ma main droite avait abandonné la souris pour venir se poser sur mon écran. J'avais posé trois doigts sur l'image de Tiana.

Je suis tombée amoureuse de ta Vieille Europe, tu sais? Tu m'excuses pour mon français mais j'aime écrire dans ta langue même si je fais des fautes. C'est comme ça depuis Paris, je dois te raconter! Demain je pars, alors ce soir j'ai envie de manger tout ce que je ne peux pas à cause de mon métier. On mange ensemble si tu veux.

Sans réfléchir j'accédai à sa demande.

Tu vas être servie... Frau Hartmann, Marie et moi te devons bien cela. Je te fais la cuisine. Je viens te chercher où et à quelle heure?

J'avais à peine expédié mon courrier que je me maudissais. « Tu vas être servie »: quel idiot! J'espérai que sa compréhension du français ne laisserait planer aucun malentendu. Le tableau était déjà assez bizarre ainsi: un quadragénaire célibataire invite chez lui une jeune et jolie modèle. Se connaissent-ils? Non, du tout: ils ont partagé en tout et pour tout:

  • vingt minutes de voiture
  • quelques mots
  • une ordonnance

Rien dans cette histoire n'était vraisemblable et pourtant la réponse vint sans tarder.

Au Conrad, je suis là après 19:00. Je suis contente.

Signe des temps: la « Toile » avait réuni deux êtres qui jamais n'auraient dû se revoir.

À dix-neuf heures précises, les vingt-quatre ans triomphants de Tiana illuminaient le début de notre soirée.

Elle m'attendait dans le hall d'entrée de l'hôtel. Son jeans moulant plongeait au fond de hautes bottes en cuir noir, et un caraco écru moulait son buste. Elle ne portait rien d'autre. Dehors il faisait à peine quelques degrés au-dessus de zéro. On annonçait même de la neige.

— Je suis descendue t'attendre, je ne t'ai jamais dit mon dernier nom? Si?

Elle avait traduit « last name » littéralement de l'anglais: dernier nom, nom de famille.

— Non, c'est vrai... et comme tu ne le précises pas dans tes mails, je n'avais aucune chance de te retrouver.

Elle m'embrassa sur les deux joues.

— Combien, à Bruxelles? Deux? À Paris c'est deux, ailleurs c'est parfois trois, je ne sais pas. Et si je fais des fautes de français tu les corriges, tu promets?

— Une, deux, cela n'a pas d'importance. Ton français est encore meilleur que ton allemand il y a quelques années. Comment fais-tu?

— Ah, les langues, j'aime les apprendre, c'est comme la cuisine, tu sais?

— J'espère que tu aimeras la cuisine que je te destine, alors.

C'était comme accueillir une petite sœur sur le quai de la gare. J'avais plein de choses à lui demander. A commencer par « tu n'as pas froid? », mais déjà je savais que cette question tomberait à plat: elle ne me laissait pas le temps d'en placer une... et l'enthousiasme dont elle faisait preuve laissait clairement entendre que le froid était le dernier de ses soucis.

Elle utilisait le français pour me poser des questions, et l'anglais pour raconter. Je m'amusais du vocabulaire simplifié dont elle faisait usage, comme si elle voulait aller à l'essentiel, exprimer le plus possible de choses avec le moins de mots possible. Après tout le temps nous était compté.

— Tu as vu la tête du concierge, à l'hôtel? Il croit que tu es mon petit ami.

— Tu veux rire?

— Non c'est vrai, j'ai dû lui faire promettre de dire que je dormais si mon agence m'appelle. Et à la copine qui partage ma chambre aussi.

— Tu es interdite de sortie le soir?

— On doit dormir beaucoup, pour avoir une belle tête le lendemain. C'est surtout pour les yeux, tu comprends? Je vais voir Marie?

— Non hélas elle est chez sa maman ce soir.

C'était mon « sujet sparadrap » de la soirée. Dire les choses d'un coup, et qu'on n'en parle plus: je ne vivais plus depuis quelques mois avec la maman de Marie. J'avais trouvé un équilibre, elle avait retrouvé un compagnon. A chacun ses priorités. Elle cita en français: « On s'est quittés d'un commun accord mais elle était plus d'accord que moi ».

— Tu connais ça, toi? Grand Corps Malade?

— Oui, je connais presque tout par cœur, j'ai appris beaucoup de mes mots de français en l'écoutant quand j'étais à Paris.

Et voilà comment une jeune américaine avait étendu ses connaissances en langues. Je venais de prendre un coup de vieux, mais à quoi devais-je m'attendre d'autre? Dix-neuf ans nous séparaient. L'idée de partager cette soirée avec elle m'enchantait vraiment, mais je devais me rendre à l'évidence: je l'avais invitée chez moi car je m'étais laissé séduire, et cela ne se faisait pas.

Avant d'arriver à destination elle avait résumé toute sa vie depuis notre première rencontre. J'usai mentalement de cette expression à la mode: « donc, ça... c'est fait ».

Je stoppai mon véhicule face à l'ancienne brasserie dans laquelle mon appartement avait été aménagé.

— Tu es au bout du monde, ici!

— Cela doit te changer de l'Arizona... Temps humide, frais, bienvenue dans la périphérie bruxelloise.

— Bof, je n'aime plus trop l'Arizona, je préfère les pierres de l'Europe.

— Et tu n'aimes pas retrouver ta famille?

— Ma famille n'aime pas le métier que je fais.

Je contournai la voiture pour lui ouvrir la portière. J'avais fait de même en Allemagne, devant la pharmacie, mais là-bas c'était aussi pour jeter un œil sur ma fille enfiévrée et endormie.

— Tu as gardé tes belles manières.

— Tu as gardé ton beau sourire.

Je lui tendis ma main. Elle cilla avec humour:

— Ça c'est nouveau. Très élégant.

— My pleasure, Milady.

À Daun j'avais saisi la main d'une étudiante. Ce soir-là j'accueillais une princesse.

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La jeune mariée de coton bleu (1)

 

Premier tableau: l'étudiante

Elle s'appelait Tiana, elle avait à peine vingt-quatre ans, en paraissait un peu plus sur ses photos, et un peu moins en vrai.

La première fois que je l'ai vue, elle était étudiante.

Venue du fin fond de l'Arizona, elle passait une année en Allemagne, pour apprendre la langue. Un échange. Elle s'adaptait avec plaisir aux traditions de la vieille Europe, pendant que le fils de sa famille d'accueil, lui, perfectionnait son anglais en compagnie de ses trois frères.

Je me dépêtrais avec difficultés face au médecin de garde, un samedi midi, dans les ruelles de la ville de Daun. Ma petite Marie accusait un bon 39 de fièvre, et ma connaissance de l'allemand était poussiéreuse.

Après avoir concentré toutes mes forces dans l'interprétation du diagnostic et du contenu de l'ordonnance, j'achevais de me perdre dans les explications du médecin pour que je parvienne à la pharmacie avant la fermeture.

Mon interprète était alors apparue. Jeans et sweat-shirt informes, autour d'une grande adolescente au sourire dévastateur. Elle parlait anglais avec un fort accent, mais j'aurais détrôné toutes les voix féminines so British de la BBC au profit de celle-là, du moment qu'elle procède au doublage sonore du Doktor Hartmann. Cette dernière dessinait le plan d'accès à l'officine, ponctuant le tout d'explications dont le peu que je comprenais laissait clairement entendre que rien de ce qu'elle avait dessiné n'était vraiment à l'échelle.

Tiana s'était présentée. Elle m'avait expliqué qu'elle rangeait et nettoyait les salles de consultation le samedi après-midi, pour se faire un peu d'argent de poche, et que si je le souhaitais elle pouvait m'accompagner jusqu'à la pharmacie. Il me suffirait de la ramener après. Marie s'était endormie sur mon épaule, soulagée qu'on la laisse enfin tranquille après l'auscultation. Ses dix-sept mois avaient diligemment besoin d'aide pour faire baisser sa température. J'acceptai avec gratitude.

J'installai Marie dans son siège et démarrai. Tiana avait les yeux marrons, presque noirs, terriblement rieurs. Sur le chemin elle m'expliqua quelque peu comment sa vie d'étudiante américaine s'organisait ici, à quelque cinquante kilomètres de Koblenz. De temps à autres je voyais jaillir sa main vers le pare-brise, et ses doigts pointer la direction à suivre. Elle racontait. Une année d'histoire de l'Art, du baby-sitting et d'autres petits boulots pour les extras, une famille d'accueil assez stricte, un peu d'écriture, beaucoup de peinture. Elle posait aussi parfois pour des peintres, en ville, mais ça, personne ne devait le savoir. Sa peau était mate, peut-être trahissait-elle des origines mexicaines ou amérindiennes.

Elle était arrivée à peine trois mois plus tôt et déjà son allemand était d'une belle fluidité, comme j'eus tôt fait de le constater lorsque nous arrivâmes à la pharmacie. Je remarquai surtout le regard des gens qui l'apercevaient. Tiana ne laissait personne indifférent. Son sourire de jeune fille venait de très loin, et se projetait vers le regard de l'autre avec une innocence presque enfantine. Pourtant Tiana n'était plus une enfant. Avant de rentrer dans la voiture elle saisit ses cheveux des deux mains pour les nouer derrière la tête, en un mouvement d'une rare élégance. À son cou je devinai une petite topaze ronde accrochée à une fine queue-de-rat en or blanc: j'imaginai volontiers que c'était un cadeau de son petit ami.

En moins de vingt minutes nous étions de retour. Je la remerciai de sa gentillesse, lui souhaitai un heureux séjour en Allemagne. Marie dormait toujours. Je lui donnerais ses médicaments dès mon retour à l'hôtel. Lorsqu'elle quitta ma voiture je lui saisis la main, et lui dis dans un anglais devenu hésitant: « Merci de tout cœur. Vous m'avez fait gagner un temps précieux. Et puis... j'aimerais que plus tard ma fille ait votre sourire ». Celui qu'elle me décocha en retour était un diamant de joie de vivre. « Alors prenez bien soin d'elle. Bon retour en Belgique... » m'a-t-elle répondu avant de disparaître vers le centre médical.

Un visage de lumière comme jamais je n'en avais vu, et comme très probablement jamais je n'en reverrais. Je priais souvent ma mémoire pour que ce souvenir ne s'altère pas.

C'est l'histoire de notre deuxième rencontre que personne ne voudra croire.

Elle eut lieu quelques années plus tard.

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Le joli fil entre nos coeurs passé

Oui, c'est « du Souchon », comme on dit. J'avais cette notion du couple à une époque pas si lointaine... Disons pour faire simple que maintenant j'entrevois des fils plus subtils, parfois plus longs mais jamais moins forts.

Leurs mains gantées se serrent, pour qu’ils ne se perdent pas. Elles crispent leurs phalanges sous la tourmente. Vent, neige, froid glacial, les deux ombres fantomatiques errent dans un univers blanchâtre.

Leurs pas hésitent, amorcent péniblement une montée. Crampons, chaussures, guêtres s’enfoncent dans la neige, sans couvrir les hurlements du vent entre les rochers. Il la guide, elle le suit et l’encourage, même si elle doute.

A l’ordinaire, une corde tendue aurait suffi. La balade aurait été belle sous le soleil: pentes douces de neige étincelante et de glace bleutée, murailles de granit projetées dans un ciel bleu foncé. Petite remontée vers le col et la crête, descente apaisante vers les alpages. Un vrai délice.

Mais il en va de la montagne comme de la vie: la tourmente sans crier gare survient et s’immisce, surprend même les cordées solides et averties. Alors, lorsque le souffle se fait court, la cordée resserre ses liens, et se met en marche vers un refuge ou des cieux plus cléments.

C’est toujours à l’approche du col que le vent se fait le plus violent. Un courant d’air entre deux mondes. Tourbillons, bourrasques, les éléments se déchaînent. L’un contre l’autre, ils progressent. C’est à peine s’ils peuvent s’entendre tant la bise hurle autour d’eux. La crête est toute proche, mais demeure invisible. Ils fournissent sans trop réfléchir ce dernier effort. Collisions d’épaules. A chaque fois, une main attrape le bras de celui qui chancelle. Tantôt l’un, tantôt l’autre.

Puis il y a un cri. Perte d’équilibre. Les mains se sont manquées. Glissade, mal rattrapée. Elle s’accélère. La corde va se tendre. Le piolet se plante dans la neige, son possesseur couché sur lui, jambes tendues. Le choc dans les reins, la corde qui tire violemment sur le baudrier. Le couple désuni dégringole de quelques mètres et s’immobilise.

Il y a déjà moins de tension sur la corde. Les deux rescapés se rapprochent, se serrent l’un contre l’autre. Quelle importance, qui a chuté, qui a sauvé l’autre en sauvant la cordée? Il faut reprendre la marche, la tempête peut durer et les transformer en statues inertes.

L’approche du col reprend. Ils coordonnent leurs pas, s’encouragent, et approchent du but avec précaution. L’un des deux passe, l’autre reste. Au beau milieu de la tempête, battus par les vents et n’y voyant plus, ils sont paradoxalement en sécurité. Si l’un tombe, ou même les deux, la corde se tend et ils se retrouvent tous deux en équilibre, de part et d’autre du col. Mais ce rassurant équilibre n’est pas de mise pour échapper au mauvais grain qui s’acharne sur eux. Redoublant de prudence, ils se rejoignent de l’autre côté du col, et entament leur descente.

Celle-ci est rapide et efficace. À tour de rôle ils s’assurent, corde tendue. En bas on se dirige et sonde la neige, en haut on se tient prêt à réagir au moindre déséquilibre. L’éloignement du col calme quelque peu le vent, et la neige se fait moins abondante.

Plus tard, alors que la descente se fait plus facile, la corde est abandonnée.

Ils peuvent marcher dans la neige la main dans la main. Leur corps bout encore des efforts fournis. Ils ont eu peur et n’ont pas perdu confiance. Ils ont eu froid et ne se sont pas laissés pétrifier. Ils ont glissé mais jamais bien longtemps. Et ils ont franchi le col sans s’y attarder. Ensemble.

Le feu de bois réchauffe le refuge désert. Serrés l’un contre l’autre, le repos sera le meilleur cadeau du jour. Au-dehors, le mauvais temps s’éloigne.

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Chartreuse

Il y a des histoires qui durent, il y a aussi des histoires d'amour, et parfois, heureusement, des histoires d'amour qui durent.

Sur le bord du verre, l'alcool pleure en de fines rivières. L'averse s'est éloignée: le noir des nuages vire au gris-brun, et au-dessus des arbres un arc-en-ciel vient lentement se peindre. Sous l'érable boule coulent de grosses larmes tièdes, comme autant de gouttes de thé gorgées de soleil.

Mes mains en coupe soutiennent ce verre aussi gros et fragile qu'une boule de Noël. La ligne d'horizon se déforme, puis se met à tanguer au rythme des révolutions circulaires que j'imprime doucement au liquide vert.

Autant de plantes pour m'aider à t'attendre.

La lumière rasante m'oblige à plisser les yeux. Elle souligne les petites rides que j'ai aux coins des yeux, celles que tu aimes tant car, comme tu le dis souvent, tu les as vues naître. Elles sont d'abord apparues au soleil, puis se sont peu à peu senties chez elles sur mon visage, au rythme des rires qui accompagnaient nos soirées.

Ce sont mes mains qui sont les plus impatientes. Dame Chartreuse dans son grand ballon de cristal s'emploie à les occuper, mais elles me murmurent toute l'envie qu'elles ont de se poser sur toi. Bien sûr je commencerai par t'ouvrir mes bras, et pourtant mes mains savent qu'elles seront à la fête dès ton arrivée.

Dès l'instant où nous serons réunis, elles ne te quitteront plus, tu le sais déjà. Elles seront dans ton dos lorsque nous nous embrasserons, elles tiendront tes poignets lorsque nous serons à table. Et nous rirons des regards amusés ou perplexes des convives assis à côté.

Plus tard, ce sont encore mes deux mains qui t'inviteront à te lever, puis à passer au bar avant de nous retirer dans notre chambre. Je sais qu'en mettant ta petite robe d'été ce matin, tu auras aussi pensé à mes mains qui la feront glisser sur tes épaules cette nuit.

Nous étions en vacances à ce même endroit lorsque pour la première fois nous nous sommes parlés. Je dégustais déjà le même breuvage, et tu avais commandé « la même chose » sans savoir de quoi il s'agissait. Je me souviens du rouge qui t'était monté aux pommettes alors que tu faisais tout pour que je ne remarque pas ta surprise.

Le lendemain soir, tu portais une jolie robe blanche, dont le décolleté semblait lutter contre le petit cordon noir qui lui imposait la sagesse. C'était toi tout entière qui étais tournée vers moi, c'était moi tout entier qui voulais te couvrir de caresses. Et pourtant, la soirée durant, nous avons joué l'un et l'autre au jeu de la patience et de la séduction, à n'en plus finir, comme si nous avions deviné à l'avance que nous serions d'accord, et que toute notre vie ne consisterait qu'à faire monter nos enchères amoureuses.

Ce soir-là nous avons dégusté longuement notre verre de Chartreuse face à la montagne. Au lieu de nous jeter l'un sur l'autre une fois montés, nous avons prolongé nos jeux de patience jusque dans le moindre de nos gestes.

Ta jolie robe n'est tombée qu'au milieu de la nuit. Non pas que le petit cordon de cuir noir ait tant résisté, mais goûter à la découverte de toi fut un ravissement, tant au travers de l'étoffe qu'ensuite.

Et c'est pour cela aussi que tu me fais patienter, maintenant. Tu veux me découvrir comme jadis tu m'as découvert, assis au même endroit, avec le même verre à la main. Depuis tout ce temps nous avons partagé des vacances ici et là, mais nous sommes toujours revenus ici, ne fût-ce que pour une seule nuit.

Être les pèlerins de notre amour né ici nous semble une évidence, et cette fois-ci comme chaque année, nous ne dormirons pas avant le chant du coq.

Ce n'est vraiment plus de notre âge, paraît-il. Mais nous le savons, toi et moi: nous resterons complices d'âme et de corps jusqu'au dernier jour.

J'entends ta voiture approcher. Si je m'écoutais je serais déjà debout, mais je veux être comme chaque année, et plein d'autres encore: tel que tu m'as vu pour la première fois.

Et toi tu seras telle que je t'ai aimée depuis ce premier soir.

Allons mes mains, portez à ma bouche les dernières gouttes de ce délicieux mélange, et préparez-vous à retrouver celle qui vous émeut depuis si longtemps.





Bruxelles, le 1 février 2009.

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La Bulle

La vie a ses saisons: parfois en pleine tempête on trouve un phare. On est à l'abri, même si on ne se sent pas chez soi.

J'y allais souvent.

Son appartement n'était ni spacieux, ni joli, ni même accessible. Ses murs étaient perdus en banlieue, et ne valaient pas vraiment le déplacement.

Et pourtant j'y allais, même pour rien, même s'il disait qu'il devait travailler tard. J'y allais parfois juste pour le regarder, pour l'écouter soupirer en achevant de ranger ses paperasses. J'attendais simplement qu'il sorte de son silence.

C'est le moment que je préférais: lorsque son esprit se détournait enfin de ses dossiers, et qu'il s'ouvrait à moi. Je racontais alors ma journée, et pendant qu'il me faisait la cuisine, il m'écoutait.

Je lui livrais mes soucis. Mon divorce qui ne finissait pas de m'épuiser, les manœuvres de harcèlement de mon futur ex-mari, mes angoisses, mon travail qui devenait ma drogue, mes doutes, ma faim, mon besoin d'affection, mes enfants dont le regard disait chaque jour « pourvu qu'elle tienne », ma peur d'être seule, mon lit que je n'aimais plus, le sommeil que je refusais.

Tout cela sortait dans un relatif désordre, dans le calme pourtant. Nous mangions, il me donnait son avis, pimentait mes propos de réflexions qui me faisaient rire.

J'aimais la présence de cet homme. J'étais son invitée. Je pénétrais pour quelques heures dans une bulle qui m'apaisait.

Cric-crac je suis dans sa maison, on ne peut pas me toucher, je suis cachée.

J'aimais la manière qu'il avait de me regarder quand je lui racontais toutes ces choses dont je voulais me débarrasser comme d'une couche de sueur et de poussière mêlées. J'aimais le respect qu'il avait pour les frissons que j'éprouvais lorsqu'il posait les mains sur moi. Pour ce mélange d'apaisement et de désir qu'il m'était impossible de contrôler, et me faisait sursauter lorsque ses mains s'approchaient de mes épaules. La peur des hommes qui trahissent et violentent, cette peur qui m'avait déjà sauvé la vie – mais à quel prix: des mois de mauvais sommeil sous les menaces – je pouvais la laisser sur le pas de la porte lorsque je pénétrais dans la Bulle.

Il m'avait dit dès le premier soir qu'il pouvait m'aider mais qu'il n'était pas l'homme qu'il me fallait. Qu'importe. Quelques instants plus tard cet homme-là me faisait l'amour. Vingt minutes entre le premier regard et son corps sur le mien. Jamais je n'aurais imaginé cela.

Et des semaines durant cet homme qui prétendait ne pas m'aimer me donnait dans ses gestes plus de tendresse et de douceur que j'aie pu recevoir de ceux qui ont partagé mon existence.

Et moi je m'accrochais à la vie avec son aide.

Il prétendait pouvoir m'aider à me relever. Il voulait m'accompagner.

Sans jamais, hélas, consentir à vivre avec moi une vraie relation. Je voulais être aimée: il m'en donnait tout au plus l'illusion. Je voulais m'accrocher, il me tendait ses bras. Je voulais m'affirmer, il jouait les contradicteurs et testait ma volonté.

Il me disait: «Tu es venue chercher de la force ». La Bulle me donnait l'apaisement, faire l'amour avec lui me donnait cette force. Aux moments les plus difficiles, il était là. Juste là. Et il me laissait m'emparer de lui. Je l'aimais alors avec violence. Furieuse contre la vie, je le prenais en moi avec la force du désespoir, et je le tenais prisonnier au fond de mon ventre comme un alpiniste sent du bout des doigts la prise qui lui sauvera la vie.

Tu m'aimes, tu ne m'aimes pas, je m'en fiche, ne dis rien, tu es à moi, ici et maintenant.

Et lorsque mes reins se calmaient, c'est lui qui me couvrait de tout son poids, et qui venait en moi en me caressant le visage, en couvrant mon cou offert de baisers. Jamais je ne me serais crue capable de laisser quiconque poser ses lèvres là où quelques mois plus tôt la lame d'un couteau s'était glissée pour me contraindre. Je croyais que mon corps n'était plus bon à rien. La bulle et son hôte m'ont détrompée.

J'ai bien vite deviné que je ne devrais rien espérer d'autre que cela: une Bulle offerte pour reprendre des forces.

J'en avais les clés.

Il me disait aussi que le goût à la vie n'était pas quelque chose qu'il pouvait me redonner, que cela devait venir de moi. Des années durant je n'ai vécu que dans le partage, dans l'idée d'un partenaire présent, attentif, disponible. Lui ne m'accordait que des éclipses, une soirée ou une nuit dans la Bulle... et faisait exprès de ne pas m'accorder plus que cela.

Je me révoltais parfois. Comment un homme qui me faisait un si bel amour – je veux dire: un vrai partage, pas la chorégraphie stéréotypée d'un amant attentif – pouvait-il n'éprouver aucun sentiment, pourquoi ses paroles devaient-elles irrémédiablement démentir ce que ses yeux plantés dans les miens me disaient, alors que mon ventre s'irradiait de plaisir?

C'était tricher, disais-je.

Il me répondait toujours avec calme. Je ne suis pas celui que tu cherches. Je demeurerai dans l'ombre. Tu dois apprendre à t'aimer avant d'être capable d'aimer à nouveau. Toute relation que tu entreprendras avant d'avoir retrouvé ton amour-propre risque de te ramener à la case départ.

Tous ces discours que je connaissais par cœur et que je ne voulais pas entendre. J'avais trouvé un homme gentil et attentif, pourquoi se refusait-il à moi? Pourquoi voulait-il demeurer dans l'ombre? Avait-il honte de moi, n'étais-je pas à son goût? Pas digne d'être aimée? Je lui disais:

— Je partirai lorsque cette situation me fera trop souffrir.

— Je ne crois pas. Tu quitteras la Bulle quand tu auras retrouvé toutes tes forces. Suffisamment en tout cas pour ne plus te contenter du peu que je te donne.

— Cela prendra encore du temps.

— Moins que tu l'imagines.

— Tu en es bien sûr.

— Oui: toi tu ne t'es pas encore retournée pour voir le chemin que tu as déjà parcouru. Moi je t'observe depuis le début.

— Je n'ai pas envie de cela.

— C'est la dernière marche qui est la plus dure à gravir. Je comprends que tu n'en aies pas envie. Tu dois te sentir épuisée.

— Je crois plutôt que tu vas me pousser peu à peu vers la porte de sortie.

— Je respecte ce que tu crois, mais cela s'arrête là. Tu verras bien.

Je l'aurais giflé. Quel ton paternaliste! Il le faisait exprès, pour m'énerver, pour que je me révolte, que je lui dise que j'en avais marre de ses conseils, de ce grand écart entre sa gestuelle amoureuse et son cœur de granit.

Et lui savait qu'un jour cela arriverait.

Que je lui balancerais quelque chose comme « tu as beau me faire l'amour, tu es incapable d'ouvrir ton cœur, tu es comme ta Bulle, apaisante mais tellement vide, tu me fais pitié ».

Et moi je savais déjà qu'à ce moment-là, il me sourirait, car j'aurais enfin recouvré mon amour-propre, et qu'il pourrait enfin devenir un simple ami.

Que dès ce jour je brillerais à nouveau. Pour moi-même d'abord, et puis... attirés par cette lumière, bien d'autres hommes viendraient.

Et parmi eux celui avec qui je vieillirais.

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Ensemble

Ensemble

Mon professeur de « maths modernes » – comme on disait à l'époque – avait dessiné au tableau deux pommes de terre, qu'il appelait « ensembles ». Il leur avait donné un nom: A et B. Il nous avait ensuite fait remarquer que ces pommes de terre ne se touchaient pas, qu'entre elles, il n'y avait que du « vide ». Cela n'a pas raté: j'ai levé mon doigt et j'ai demandé comment deux pommes de terre pouvaient être « ensemble » en étant si loin l'une de l'autre. Tarif: cinq pages de rédaction. Elles arrivent trente-trois ans en retard, zut alors...

Déjà je me dédouble.

Je t'ai laissé sur un sourire il y a quelques minutes à peine: je conduis, mes amies papotent, je leur réponds, elles sont intarissables, nous rions ensemble.

Nous sommes tout à notre joie. Retrouvailles, soirée entre filles « comme au bon vieux temps » - qui à la réflexion n'est pas si éloigné que cela - et je ne pense qu'à toi. Si tu savais comme je ressens l'éloignement, comme un fil de rien qui s'allonge à l'infini. Si tu pouvais sentir cela, ce goût de « comme je voudrais tant être restée », et si tu pouvais ressentir aussi comme je suis heureuse d'être avec vous, mes amies.

Et j'entends mes sœurs de ce soir annoncer la couleur. Il y a des cohortes d'hommes dont le nez va chatouiller, les oreilles tinter... Le trio infernal est de sortie: tiens-toi bien, samedi-soir-sur-la-terre: mes amies et moi allons refaire le monde de fond en comble, personne n'échappera au grand nettoyage de printemps. Vider les esprits, satisfaire les ventres, boire un peu, parler beaucoup, rire encore plus, dire du mal, vae victis... Et toi mon homme que je viens de quitter je t'imagine comme tu étais, jambes allongées dans le canapé en train de lire ton livre, mon Dieu comme ton sourire m'a enveloppée de douceur quand tu m'as dit « amuse-toi bien », ainsi donc je vais passer toute cette soirée à te regarder lire comme si j'y étais, alors que je suis ailleurs, tellement ailleurs, avec vous mes amies, dont les propos « no limit » pétillent déjà dans mon ventre?

Je n'ai pas vu passer l'apéritif. Nous étions trop occupées à faire notre revue de presse: tout ce que ni msn, ni facebook, ni nos portables n'avaient pu nous dire depuis notre dernière sortie. Trois complices qui règlent leurs montres avant un casse. Ainsi les conversations qui suivent pourront être chargées de tous les sous-entendus possibles et imaginables: c'est notre espéranto personnel.

Je t'avais demandé pourquoi tu ne profitais pas de la soirée pour sortir de ton côté toi aussi. Mais tu avais laissé fuir un « non » discret. Tu voulais lire, dormir, m'attendre.

M'attendre? Veiller jusqu'à ce que je rentre?

Pas spécialement, m'avais-tu dit tout bas. Juste être là, m'entendre rentrer, m'approcher, dire d'un ton voilé par la fumée – et peut-être un verre de trop – que je m'étais bien amusée, avant de me serrer toute froide contre toi tout chaud, et rester ainsi. Je te voyais comme je te quittais et déjà l'image de mon retour était là, à ma disposition.

Pour l'heure je m'amuse tellement. Nous jouons à saute-moutons de fou rire en fou rire, je m'amuse comme rarement je me suis amusée. L'alcool m'aide un peu, c'est vrai, il teinte nos propos de quelques mots d'esprit qui ne parlent qu'à nous, mais qu'importe, c'est notre soirée. Il n'empêche que je me demande ce que tu fais.

Monsieur de Balmain. Parfum frais et citronné, si chaud quand tu le portes. Tu es bien le seul homme que je connaisse à prendre une douche rien que pour le plaisir, juste avant de te plonger dans un roman. Mais j'adore cela et jamais je ne t'ai trouvé plus désirable qu'ainsi, ce soir, concentré sur ta lecture, le corps au repos, couvert d'un simple pantalon de toile et d'un sweat-shirt écru. Pieds nus comme en été. Oh oui, détourner ton attention serait un défi d'une extrême délicatesse, et je m'y serais employée avec de superbes lenteurs...

Et toujours nous papotons. Mes sœurs de soirée et moi portons l'estocade à tous les hommes de cette planète. Comme elles, je les abreuve de détails croustillants sur mes ex. C'est à peine si elles remarquent que je ne parle pas de toi. Juste des autres.

Car mon ventre ne m'a pas vraiment lâchée depuis l'apéritif. Le vide que j'ai ressenti en m'éloignant de toi, le vide que ton sourire a réchauffé quelque peu, ce vide se creuse plus fort maintenant, tandis qu'il envahit mes membres, gagne progressivement du terrain, comme un produit de contraste que l'on m'aurait injecté avant un examen médical, mais qu'est-ce que je raconte, moi, je ne suis pas au sous-sol dans une grande machine, je suis au resto...

...et je ris tant et plus. Mes voisines, mes amies, mes sœurettes, vous n'y voyez que du feu mais j'en aurais bien besoin, moi, de feu, tant je me sens glisser vers ma tempête intérieure qui s'appelle le manque de toi mon amour, sais-tu à quel point je peux être gaie et riante pour mes compagnes de table et tout à la fois tendue vers toi comme si j'étais défoncée à l'héro?

Oh mon Dieu, est-ce bien moi qui ai pensé cela? Oui je suppose alors que j'éclate de rire rien qu'à vous entendre mes deux amies mais ce sont vos voix qui me font rire, pas vos propos, enfin pas vraiment, je communie avec vos voix déchaînées, mais ma conscience se perd dans le manque que j'ai de toi mon homme, et je bénis vos cris à toutes les deux, car si à l'instant même j'entendais ta voix, toi qui es à l'origine de mon manque, responsable et coupable, je te violerais à l'instant.

De la musique autour de moi.

Vous m'annoncez « la dernière étape de la nuit ». Comme je m'y attendais je corrige mentalement: l'avant-dernière étape. Mais vous n'avez rien remarqué: le manque de toi achève de m'envahir et en même temps c'est mon manque perso, celui que j'apprivoise même si à chaque seconde il m'emporte plus loin de vous, et moi aussi sous les coups sourds de la musique, j'achève de vous rejoindre pleinement, je suis double vraiment, toute à notre fête et tout près de toi toute à toi. Vais-je redevenir une seule et même personne quand viendra le jour? Je me permets d'en douter. Je m'autorise à t'aimer. À te faire la confiance suprême.

Je viens de dire quelque chose de très important.

C'est mieux qu'une douche froide: je viens de plonger un instant sous la banquise. Le vide de toi achève de me faire reprendre conscience. Et dans le brouhaha j'achève de me rassembler.

Je sais maintenant.

Je suis la seule à pouvoir transfigurer le manque. Et le temps presse. Je vous plante là mes amies, à plus tard, rassurez-vous je vous expliquerai. Je rentre à la maison.

Tu ne dormiras pas, j'en suis sûre. Nous avons toujours été connectés, n'est-ce pas? Tu as dû ressentir ce que je ressens, je crois même que tu as eu mal quand j'avais mal.

Je crois, je sais que depuis que je suis partie, c'est à peine si tu as pu lire.

Oh, bien entendu, tes yeux ont virevolté sur les lignes. Les pages ont tourné. Mais je suis prête à parier que tu n'as rien retenu. Que tu vas devoir relire tout cela, plus tard.

Ton esprit était ailleurs.

Avec moi.

Nous étions dans le vide qui s'étendait à l'infini entre nous, entre nos âmes entre nos corps. Et l'un et l'autre sont appelés maintenant l'un vers l'autre, notre valse se termine, et comme deux corps célestes qui arrêteraient de tourner nous ne pouvons que nous rapprocher maintenant.

Je vais te retrouver comme je t'ai laissé, car c'est pour moi que tu t'étais fait si désirable, sans rien me dire. Tu m'as laissé m'en aller pour m'amuser, mais je reviens vers toi et notre manque à nous va mourir disparaître s'effacer car nous allons être un deux trois je compte jusqu'à trois j'arrive près de toi j'ouvre la porte dans l'urgence de te voir et: oui tu es comme j'imaginais tu n'es même pas surpris sais-tu donc ce que je vais te demander? Oui tu le sais, je lis dans tes yeux.

Fais-moi un bébé.

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Au menu

Au menu

J'ai toujours aimé associer l'amour et l'art de la table. Dans les histoires comme dans la vie. Dans un cas comme dans l'autre, un peu d'ambition et de risque ouvrent les portes de bien des plaisirs.

Le soir où nos jeux ont commencé, nous n'avons mangé que l'entrée.

Nous nous connaissions depuis peu, et jusqu'à présent jamais il ne m'avait parlé vraiment « cuisine ». C'était aussi le premier homme que je rencontrais qui, parmi ceux qui savent cuisiner, aimait réellement cela.

C'est donc par la cuisine que j'ai commencé à découvrir sa maison.

Il avait grillé deux tranches de pain, puis les avait imbibées de Gewürztraminer avant de les disposer au centre de deux assiettes. Sans savoir pourquoi j'avais laissé traîner mon doigt sur le pain, et j'avais regardé la fine pellicule humide sur mon doigt, avant de le mettre en bouche. Pourquoi ce geste alors que j'avais le même breuvage dans le verre que tenait ma main droite?

Difficile à dire... mais à bien y réfléchir je crois que c'est à cet instant que l'idée de marier les plaisirs s'est développée en moi.

Un parfum un peu acide m'envahissait: il venait de couper en petits dés une nectarine à peine mûre et une poire Conférence, puis avait jeté le tout dans une poêle où le beurre avait déjà fondu. Cette préparation était le reflet du Gewürztraminer qui teintait délicieusement nos verres: fruit brut, acidulé, velouté.

A ces doux parfums vinrent s'ajouter ceux du cidre qu'il versa généreusement sur les fruits en pleine cuisson, qui aussitôt disparurent dans un brouillard fruité.

Il ne me disait rien de ce qu'il comptait faire de tout ceci, et je laissais ce mystère exciter mon imagination. La décontraction dont il faisait preuve ajoutait à ma curiosité. Combien de fois avait-il cuisiné ce plat que je ne voyais encore qu'en chantier? Avec qui l'avait-il partagé? Qu'avait-il fait ensuite?

Moi je savais qu'au plaisir de la découverte - et la faim aussi - s'ajoutaient bien des sensations auxquelles je ne pourrais bientôt plus résister.

Il m'invita à m'asseoir à la table dressée avec soin, et où il avait disposé deux bougies. J'obéis. J'étais légèrement frustrée de ne pas assister à la fin de la préparation, mais ne pas savoir exactement à quoi ressemblerait ce qu'il entendait me servir attisait ma curiosité, et les images qui me venaient me troublaient avec une douceur infinie.

Ses mains sur moi. Et mes yeux bandés.

Tu anticipes ma fille, tu anticipes.

C'est donc les yeux fermés, sans qu'il n'ait à me le demander, que j'accueillis nos assiettes à table.

Sur les deux pains grillés il avait disposé des tranches de foie gras, puis les avait nappées des fruits poêlés au beurre et au cidre. Le tout formait un chaud-froid qui me fit vibrer le ventre.

Qu'est-ce qui me met dans cet état? Toi? Moi? Ton appétissante composition?

La réponse me vint dès la première bouchée.

Tout à la fois.

Le foie gras s'était doucement amolli sous le nappage brûlant des fruits. Son goût délicat s'en trouvait renforcé, et se mêlait harmonieusement aux parfums de Gewürztraminer dont le pain demeurait imbibé. C'était à croire que les parfums s'étaient nourris de l'initiale fermeté du pain et du foie gras, et cette idée entreprit d'agiter les papillons qui dormaient, là, tout en bas.

Mes joues se sont certainement mises à rougir quand je me suis rendu compte que je n'écoutais pas un mot de ce qu'il me disait. C'était un peu comme si j'avais fait un tour sous la table comme une petite fille un soir de fête. Je tentai de m'agripper à sa conversation, en vain. Je sombrais lentement dans un océan de plaisirs parfumés, et sa voix s'éloignait peu à peu de moi.

Je portais à ma bouche une source de plaisir insoupçonné, qui me semblait inépuisable. Sentir couler au fond de ma gorge ce subtil nectar me transformait peu à peu en une chaude vague de désir.

Tais-toi.

C'est ce que je lui dis.

Il ne me parut même pas surpris de cette subite autorité. Il baissa les yeux, et mangea en silence. Mais à chaque bouchée qu'il savourait il me regardait à nouveau. C'était un regard bienveillant. Il m'associait, moi, dans la lueur des bougies, à ce qu'il goûtait. Et cela me plaisait furieusement.

L'idée que bien des soirées semblables à celle-ci se soient passées, avec d'autres femmes, devenait secondaire. Et progressivement la conviction d'être unique ici et maintenant montait en moi.

Il me respectait.

Et je terminais ma dégustation, en silence, face à lui, et lui face à moi.

Amen.

Lorsque nous en eûmes fini avec sa délicieuse préparation, c'est avec la conviction qu'il était inutile de cuisiner encore, du moins pour ce soir-là.

Je lui dis: « Maintenant, je veux que tu le refasses. Avec moi ».

Et c'est ce qu'il fit.

Plusieurs fois cette nuit-là je me dis que j'avais eu de la chance de le rencontrer. Au-delà des dispositions positives qui s'étaient développées en moi tout au long de l'avant-soirée, je garderai un souvenir émerveillé de l'exercice que je lui avais imposé. Je fus tour à tour chacun des ingrédients qui s'étaient transformés en merveille.

Il me déshabilla avec une infinie délicatesse, tout comme il avait fait glisser la peau de la nectarine sur sa chair si tendre en apparence, mais en réalité si ferme au toucher.

Les baisers dont il me couvrait étaient comme autant de morceaux de poire chaude, taillés au couteau, doux et acides à la fois.

Je griffai son dos et il me griffa en retour, et ma peau se souviendra éternellement de ces rugueux tours de passe-passe, tout comme ceux du pain imbibé sur ma langue.

Quant à nos corps, qui au fil de notre dégustation augmentaient en goût et en chaleur, ils furent longs à épuiser la recette de cette nuit.

A plusieurs reprises – combien en fait? Je n'en ai aucun souvenir précis - j'eus l'impression qu'il me portait à ébullition, qu'il me transformait en un nuage parfumé tout autour de lui, et lui perdu au milieu de moi, étouffé mais si vivant, encore et toujours.

Je sombrai alors qu'il faisait déjà jour, et m'éveillai à peine plus tard. Il me regardait, couché sur le côté. Son regard me donnait chaud.

« J'ai faim », dis-je.

Il sourit, se glissa sur le dos, me laissant découvrir derrière lui le plateau du petit-déjeuner, débordant de petits pains au chocolat, croissants, confitures, thé, café, jus d'orange, ...

Je lui lançai un regard gourmand et dévorai le tout en un instant, homme et viennoiseries.

Nous avons inventé tant de recettes. Des mets pour se faire du bien, des dégustations ludiques et coquines, d'énormes plats pour nos amis, de petites douceurs pour se consoler lorsque la vie nous malmenait, et toujours de quoi attiser tous nos appétits... jusqu'à ce que mon ventre en porte le fruit.

Nos enfants sont grands maintenant.

Mais il me fait toujours aussi bien la cuisine, cet homme-là...





Bruxelles, le 10 septembre 2008.

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Alvéoles - Le voyage de Judith (13 ... et fin)

Judith ne fut même pas surprise de retrouver Valérie à ses cotés, tant ses pensées étaient lentes. Elle était à la fois triste de partir, contente d'avoir de la compagnie, et soulagée que ce ne soit pas celle de Mimmo. Car s'il avait été là, tout aurait été bien plus difficile.

La jeune fille essayait de la secouer de toutes ses forces, mais c'était inutile. Judith s'était transformée en statue dure et insensible depuis longtemps. Elle qui avait encore réussi à sentir le pouls de Valérie sur ses lèvres il y a quelque temps – combien de temps était une question bien vague et très secondaire – ne ressentait aucune des secousses que lui infligeait la jeune fille.

La petite s'acharnait, lui parlait, criait probablement, mais les sons ricochaient sur les tympans de Judith, qui se les imaginait comme une impénétrable paroi métallique. Parfois elle voyait le visage tantôt rageur tantôt désespéré de Valérie passer devant le sien, mais elle ne pouvait rien lire sur ses lèvres déformées par la panique. Son acharnement lui faisait une impression très bizarre. Il était inutile et touchant. Allait-elle rester là pour l'éternité ? Après tout, c'était beau, ce ciel bleu clair comme dans le meilleur des jours, tout étoilé malgré cette lumière. N'était-ce pas ce que la jeune fille lui disait, d'ailleurs ? Étoiles ?

Non. Cela ne se limitait pas à cela. Elle ne disait pas que ça. Pas juste : étoiles, elle appelait son nom aussi. Sur ses lèvres, elle avait bien lu : Judith.

Tout au loin, elle avait aussi entendu son prénom, comme un écho aux mouvement des lèvres de Valérie, dont les larmes coulaient sur le visage, jusqu'à tomber sur le sien.

Et que Judith sentait, à vrai dire.

Elle sentait les larmes sur son visage, elle entendait Judith, elle entendait étoiles. Et quoi d'autre ? Judith pouvait-elle encore entendre d'autres mots ? Elle se concentra, essaya de capter au mieux les syllabes mimées qui passaient devant ses yeux immobiles.

Chez toi.

Les étoiles c'est chez toi. Voilà, le message était clair. Judith allait vers les étoiles. Non ?

Non. Il y avait d'autres mots. Chez moi. Les vraies étoiles. Quoi ? Les étoiles immobiles sont de vraies étoiles ? Pour la première fois depuis une éternité, Judith parvint à écouter.

— Ce sont les vraies étoiles du vrai ciel, Judith ! Je les vois !

Judith entendait tout, à nouveau.

Mon Dieu, le vrai monde est là, et je ne vois pas ?

Valérie avait-elle remarqué un changement ? Un peu de vie s'était-elle immiscée dans les yeux de la jeune mariée ? C'était bien possible, car maintenant elle ne montrait plus son visage, comme si elle savait que Judith pourrait à nouveau bouger sous peu. Au contraire, elle lui parlait encore plus vite et encore plus fort.

— Judith, toute cette boue noire, tu n'es pas tombée dedans, tu l'as absorbée, elle est en toi ! Tu comprends ? À l'intérieur ! Je l'ai vue ! Crache la boue, Judith, crache la boue pour revenir avec moi, j'ai accroché les vraies étoiles, je ne les lâche pas ! Papa et maman sont là près de moi, ils me tirent loin loin vers les étoiles, tu dois cracher tout et prendre ma main ! Crache, sinon tu continueras à peser des tonnes. Crache, s'il te plaît !

Je rêve ? Elle me tape sur le ventre ? Elle me donne des coups de poings ?

Judith fit des bonds de carpe mentaux : elle sentait les coups de Valérie sur ses abdominaux. Ab-do-mi-naux ! Quatre syllabes ! Judith sentit monter sa joie de retrouver les mots. Les mots ! Mes mots. Mimmo ! Je veux te voir !

Judith se souleva avec violence, à la surprise de Valérie, qui lui saisit immédiatement la main et la serra de toutes ses forces. Elle se retrouva à quatre pattes – enfin, trois – toujours aussi nue. Un spasme d'une violence inouïe secoua son corps tout entier, à tel point que Judith crut que le moindre de ses os allait se détacher de sa chair. La douleur qu'elle ne ressentait plus depuis une éternité faillit lui faire exploser le cœur et la tête. Son champ visuel se rétrécit dangereusement, puis se dilata d'un coup, avant de se résumer une fois encore à un petit point lumineux.

Valérie cria une ultime fois : crache, et cette fois fut la bonne. La noirceur boueuse qui avait tant effrayé la jeune femme lui sortit par tous les orifices, s'épanchant dans l'herbe immobile.

Puis une violente lumière vint tout effacer.

 

 

 

Ainsi s'achève le "Voyage de Judith", qui constitue l'une des multiples trames de mes "Alvéoles". J'espère avoir diverti celles et ceux qui ont suivi les divers personnages de ce drôle de rêve...

 

Que sont devenues Judith, Valerie et ses parents? Seul l'épilogue du roman peut vous éclairer. Je peux vous en dire deux choses.

 

D'une part, j'ai voulu que mon premier roman termine sur une note positive.

 

D'autre part, j'ai depuis tout petit une vilaine manie: je laisse toujours les portes ouvertes.

 

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Alvéoles - Le voyage de Judith (12)

Le voyage de Judith touche à sa fin. Abandonnée et immobile, elle se demande qui l'accompagnera au dernier moment.

Valérie, quant à elle, est revenue auprès de ses parents. Mais pour combien de temps ?

 

Daniel interrogea sa femme du regard.

— Dominique va négocier, dit-elle. Il a eu un contretemps. Je n'ai pas de détails, mais il espère encore pouvoir régler tout ça cette nuit.

— On appelle la police ?

— Je n'en sais rien. Il faudrait récupérer le cylindre dans la voiture de Dominique, ce serait déjà ça... Où est Valérie ?

— Je l'ai mise dans notre lit. Elle s'était endormie dans mes bras.

— Je vais la rejoindre. Nous devrions dormir.

— Je vais prendre un anti-douleur et je te rejoins.

Daniel se leva et tendit la main à sa femme pour l'aider à s'extirper du canapé. Elle était épuisée. Il se dirigea vers la cuisine, attrapa la boite de médicaments et se servit un verre d'eau. Son regard se perdit un instant dans les bulles que se formaient autour du cachet effervescent. Il n'avait rien perdu des échanges entre sa fille et sa femme lors de la séance d'hypnose. Lui non plus n'avait pas aimé les exclamations de Valérie lorsqu'elle était revenue à elle. Ce n'était pas comme un simple réveil en sursaut. C'était comme une chute.

Il sursauta à son tour lorsqu'il entendit :

— Daniel ! Je ne trouve pas Valérie !

 

(…)

 

 

Valérie entendait les voix de ses parents, affolées et lointaines. Elle était triste pour eux, triste de les inquiéter de la sorte, mais il fallait qu'elle se concentre. Elle n'avait pas beaucoup de temps devant elle.

Elle se coucha sur le matelas pneumatique. L'eau était fraîche sur son dos. Dans son rêve, il avait fait froid devant et chaud derrière, près de maman. Maintenant c'était le contraire, mais elle n'avait pas le loisir de faire la fine bouche.

La sensation de flottement, en revanche, l'aida beaucoup. Elle plongea ses yeux dans les étoiles qui commençaient à apparaître. Petit à petit, la jeune fille entendit les voix s'éloigner. Ses parents avaient raison : elle n'avait pas vraiment parcouru tout le chemin de retour depuis sa chambre-rêve. À sa grande satisfaction, lorsqu'elle ferma les yeux, elle s'y retrouva immédiatement.

 

(…)

 

Valérie n'entendait plus ses parents. Elle flottait avec Judith, attendant le moment où elle plongerait. Son rêve avait recommencé exactement au début, comme dans un film.

Lorsqu'elle avait parlé avec son papa, elle avait évoqué toute cette tristesse qui avait lesté Judith, à un tel point qu'elle avait fini par plonger dans la boue noire. Vaguement consciente que son corps était resté allongé dans le monde réel, Valérie se dit qu'elle devait ouvrir les yeux au bon moment, car lorsque la vague de tristesse viendrait et emmènerait Judith, elle devrait se cramponner à quelque chose pour ne pas subir le même sort.

Ou carrément me faire emporter à sa place.

Sa maman avait raison : c'était dangereux d'aller là-bas toute seule.

(…)

À la bastide, plus personne n'entendait le téléphone depuis un bout de temps. Daniel et Faustine avaient retourné la maison entière, jeté un œil prudent au chemin menant à l'imposante bâtisse.

Valérie restait introuvable.

 

(…)

 

Valérie était secouée, mais résistait tant bien que mal. Ses parents l'avaient trouvée, couchée sur le matelas pneumatique, au beau milieu de la piscine, et tentaient de ranimer son corps.

Mais elle n'avait pas le droit de s'en préoccuper. Ce qui se passait dans son rêve lui prenait toute son attention.

La vague de tristesse était venue, énorme, implacable, et Valérie s'était laissée balayer par elle, tout comme Judith. Elle ouvrit les yeux. Derrière les nuages qui s'étiraient comme des cirrus sous l'effet de la vague, les étoiles apparaissaient, parfois cachées par les visages translucides de ses parents. Elle aurait bien voulu leur crier de la laisser tranquille, mais ils n'auraient pas compris, et surtout, ce qu'elle redoutait le plus, l'auraient tirée vers eux.

Tournée vers le ciel, Valérie entendit Judith tomber très bas, loin dans son dos. La jeune fille n'avait pas envie de revoir cela, mais elle n'avait aucune alternative : si elle perdait Judith du regard, elle perdrait Judith tout court.

Tournant le dos aux étoiles – elle referma les yeux, ce qui affola ses parents – Valérie plongea au moment même où Judith embrassait l'énorme masse noire.

 

 

Nous voici presque au terme du voyage. Le dernier épisode apportera autant de réponse qu'il posera de questions.

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Alvéoles - Le voyage de Judith (11)

Valérie ouvrit la porte de sa chambre et se mit à frissonner.

— Dis-moi ce que tu ressens, lui dit Faustine.

— L'air est froid.

— Tu sens encore la chaleur qui nous entoure ?

— Oui. Elle est dans mon dos, mais devant moi c'est glacé.

— Comme en hiver ?

— Non.

— Comme à la montagne ?

— Non. À la montagne, le froid pince la peau. Ici il pince loin.

— Loin ?

— Profond. Le ventre.

— Tu veux qu'on entre ensemble dans ta chambre ?

— Non. Mon rêve est dedans.

— Et tu as peur de ton rêve ?

— Non, je t'écoute, ça va.

— Dis-moi pourquoi nous ne pouvons pas entrer dans ta chambre.

— Il n'y a pas de sol. Je vois mon rêve, il est partout devant moi.

— Dis-moi ce que tu vois.

— Le ciel et des nuages...

... Et les nuages sont un peu partout. Comme le garçon qui pêche, assis sur la lune, au début de l'histoire de Schrek. Il y a des nuages blancs, tout près, je peux presque les toucher.

Il y a aussi des montagnes. Enfin, non, ce ne sont pas des montagnes. C'est un ensemble de grands rochers, comme on a vu déjà vu en vacances, avec les gens qui grimpent dessus, leur t-shirt en couleur et leurs toutes petites chaussures. Mais sur ces rochers-ci il n'y a personne. Ils sont trop glissants.

— Valérie ? Tu vois quelque chose bouger dans ton rêve ?

— Je ne crois pas.

— Peut-être que tu pourrais le faire défiler ? Comme un film ?

— Attends, je regarde autour de moi.

— Tu peux voir tout autour ?

— En haut et en bas.

Je vois que les nuages bougent. Ils m'entourent, ils vont et viennent. Je flotte. J'ai un peu moins froid. Je vois Judith. Elle flotte aussi. Elle est toute petite parce qu'elle est loin de moi, mais je l'entends comme si elle était tout près. Elle murmure des choses à Dominique. Elle lui dit qu'elle ne l'entend pas, qu'elle n'entend plus rien de sa chambre d'hôpital.

Elle regarde vers le bas.

Maman !

— Je suis là, je reste près de toi, tout près. Tu m'entends ? Tu entends ma voix ?

— Oui, mais...

— Si tu entends ma voix tu n'as rien à craindre.

— J'entends. Ce n'est pas ça. Je n'ai pas peur, mais je sens...

— Tu sens quoi ?

— C'est ce qu'il y a en bas.

— Qu'est-ce qu'il y a en bas ? C'est ça qui te fait peur ?

— Non, c'est Judith. Elle a peur, elle veut Mimmo, mais... Oh Maman, c'est pas de la peur, je me suis trompée !

— Calme-toi, Valérie. Reste près de moi. C'est juste ton rêve, il ne peut pas te faire le moindre mal. Tu peux faire un pas en arrière et refermer la porte. On se retrouvera toutes les deux dans la chaleur orange. Tu veux ?

— Non !

— Valérie ?

— Non, je vois...

— Quoi ?

— Judith, elle chute...

...d'abord tout doucement, puis de plus en plus vite. Elle va se noyer. Mais plus elle chute, plus ça vient vers elle. C'est comme à la télévision quand on a vu les oiseaux d'Amérique tout noirs à cause d'un bateau, ou autre chose, je ne sais plus. Très très collant. La boue monte d'un coup comme si il y avait une bulle dessous, et Judith tombe dedans. Oh !

— Valérie !

— Elle a plongé, mais...

— Mais quoi ?

— Le noir, la boue !

— Oui ?

— Tout est entré !

— Tout est entré ?

Dans Judith. Elle a plongé dans le noir, mais c'est le noir qui est entré en elle. Je la vois, elle est toute nue sur l'herbe, elle ne sait pas ce qui est arrivé. Je vais aller la voir.

— Valérie, non !

— Je dois y aller !

— Reste près de moi ! Écoute ma voix !

— Maman, je vais tomber !

— Fais un pas en arrière, Valérie !

— S'il te plaît, maman, laisse-moi !

— Ferme la porte !

 

(...)

 

Faustine regardait dans le vide. Dominique avait à coup sûr présumé de ses forces : à l'annonce de la température de Judith, elle n'avait plus rien entendu de compréhensible. La conversation avait été interrompue quelques secondes après. Depuis, impossible de le joindre.

Sur place, tout le monde avait aussi eu sa dose. Il était grand temps que le calme reprenne le dessus.

Valérie était revenue à elle d'un coup, criant quelque chose comme :

— Laisse-moi y aller !

Du moins était-ce la meilleure manière d'interpréter son unique hurlement, qui avait déchiré d'un seul coup la voix docile et posée dont la jeune fille avait usé jusqu'alors.

Elle s'était redressée d'un coup, et avait ouvert des yeux exorbités, qu'elle avait plongé dans ceux de sa mère avec une fureur que Faustine avait espéré ne plus jamais voir.

Puis elle avait dit : « Ça va, ça va, pardon », comme une fille de quinze ans qui ne veut pas de l'aide de ses parents, avant de s'allonger à nouveau. Faustine avait tout de suite pris le relais.

— D'accord, Valérie, tu es sortie de ton rêve. Reste près de moi. Nous devons refermer la porte et redescendre les escaliers.

Faustine avait senti son cœur se révolter dans sa poitrine lorsque sa fille avait à nouveau ouvert les yeux :

— C'est bon, maman. Je suis réveillée. Les escaliers, la porte, tout ça... Je gère. Je n'ai plus peur.

 

(…)

 

Daniel observait sa fille du coin de l'œil.

— Me regarde pas bizarre, lui dit-elle en souriant. Je vais bien.

— Je n'aime pas cette expression : me regarde pas bizarre, lui dit-il. C'est indigne d'une fille qui aime les dragons forts et fiers.

— Désolée.

— Ça non, plus, je n'aime pas trop.

— D'accord. J'ai mal à la tête. Où est maman ?

— Elle téléphone à Gérard, pour avoir des nouvelles de Judith. Elle est inquiète. Tu devrais encore te reposer, ma puce. Moi aussi, d'ailleurs. Tu n'as plus peur de t'endormir ?

— Non, non.

— Maman dit que ce n'est pas bon pour toi de ne pas avoir suivi ses conseils, de ne pas avoir compté les marches, et tout et tout. Elle trouve que tu es revenue trop vite de ton rêve.

— Je sais. Mais je ne pouvais pas rester là. C'était trop bizarre. Je voulais aider Judith, et en même temps maman ne voulait pas.

— Tu te souviens de tout ?

— Non, pas tout, soupira Valérie. Le rêve est devenu tout flou avant que je ne ferme la porte. Mais je sais ce qui n'allait pas. Ce n'était pas de la peur.

— C'était quoi, alors ?

— De la tristesse. Plein de tristesse.

Daniel prit une longue inspiration avant de poursuivre.

— Je comprends que tu aies eu envie de sortir Judith de là, dit-il. Et j'espère sincèrement que tout ira bien pour elle. Mais on ne sait jamais vraiment ce qui se passe dans la tête des gens qui sont dans le coma. Certaines personnes reviennent, d'autres pas. C'est injuste, mais c'est ainsi. On n'y peut rien.

Sur ces entrefaites, Valérie était venue se blottir dans les bras de son papa. Il l'entendit murmurer :

— Si. On peut. Moi je veux.

Daniel battit en retraite. À quoi bon polémiquer ?

— Câlin, ma puce ?

— Câlin.

 

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Alvéoles - Le voyage de Judith (10)

Sur le conseil de Daniel, Faustine accepte l'idée d'aider sa fille Valérie à se souvenir de son cauchemar, pour qu'elle puisse enfin se détendre et dormir. Mais Valérie a d'autres projets.

 

Faustine avait bien dû admettre que son mari n'avait pas insisté, et que c'était Valérie qui était elle-même revenue sur le sujet. Ils avaient trouvé de quoi faire des crêpes, ce qui malgré les circonstances avait ravi toute la famille. Les signaux de satiété aidant, le sentiment de sécurité avait fini par s'imposer, et contribué à détendre tout le monde.
— Tu peux le faire, tu sais, maman.
Le silence qui s'était imposé avant avait laissé à Faustine tout le loisir d'anticiper les propos de sa fille, mais malgré cela, la jeune femme s'était accordé quelque temps avant de répondre.
— Si tu le souhaites, je suis d'accord, ma chérie. Mais je voudrais savoir comment tu te sens, maintenant.
— Mal à la tête et des trains qui passent un peu partout, répliqua-telle, utilisant la métaphore enseignée par son pédiatre quelque temps plus tôt.
— Et très fatiguée ?
— Ça va, dit sa fille avec une indifférence feinte.
Daniel avait souri en s'éloignant. Il se souvenait comme d'hier du temps où sa fille avait décrété que la sieste et aller coucher tôt, c'était pour les bébés.
— Je crois qu'un petit somme me fera le plus grand bien, moi. Ne faites pas trop de bruit, hein, les filles.
Valérie avait regardé sa maman d'un air complice :
— Je parie qu'il va tout écouter.
Faustine, qui en était persuadée, avait demandé si cela la dérangeait, ce à quoi Valérie répondu, en levant les yeux au ciel :

— Mais non. C'est juste que je n'ai pas trop envie de pleurer.

 

(...)

 

Valérie se détendait peu à peu.
Elle s'était allongée à plat sur le canapé. Ses pieds effleuraient l'accoudoir, et le sommet de son crâne flirtait avec la cuisse gauche de sa maman, assise à côté d'elle.
— Tu es bien ?
— Oui.
— Bien. Tu veux bien me rappeler ce que tu aimerais que je fasse ?
— Je voudrais que tu m'aides à me souvenir de mon rêve.
— Tu voudrais que je t'aide. Et te souviens-tu de comment nous pouvons faire ? Tu peux le dire ?
— Oui, tu vas m'aider à ouvrir ma mémoire, et je vais pouvoir me souvenir.
— Tu vas pouvoir te souvenir de quoi, exactement ?
— De mon rêve, où j'ai vu la femme de Dominique. Je veux m'en souvenir, parce qu'à la fin, c'est devenu un cauchemar. Je veux m'en souvenir pour ne plus avoir peur de dormir et de refaire ce rêve tout le temps.
— Comme pour monstre-placard ?
— Oui, comme pour monstre-placard.
— Tu veux te souvenir de ton rêve, et pour cela tu vas écouter ma voix, qui est là pour t'aider. Tu veux bien écouter ma voix ?
— Oui.
— Je fais ma voix toute douce, comme tu aimes quand on se raconte des choses avant de dormir. Tu te souviens ? Tu entends ma voix, et avec elle tu n'as pas peur. Tu peux me dire cela ?
— J'entends ta voix et n'ai pas peur.
— Bien. Que vois-tu derrière tes paupières ? De l'orange ?

— Oui.
— C'est le soleil au-dehors qui donne cette couleur. Un beau soleil tout chaud. Tu aimes l'orange derrière tes paupières ?
— Oui.
— Tu aimes quand il fait chaud ? Tu voudrais que la chaleur t'accompagne ?
— Oui.
— C'est d'accord. La chaleur restera avec toi et avec moi. Je voudrais que derrière l'orange que tu aimes, tu puisses apercevoir notre maison, un peu comme dans le brouillard. Tu peux faire apparaître notre maison ?
— Oui. Je vois notre maison.
— C'est très bien. Nous allons entrer dans la maison, toutes les deux, et la chaleur et la douce couleur orange vont nous accompagner. Tu veux bien ouvrir la porte ?
— Oui.
— Elle est ouverte ?
— Oui.
Petit à petit, la voix de Valérie était venue s'accorder aux intonations douces de sa maman. Ses affirmations ne furent bientôt plus que de simples ponctuations dans le discours de Faustine.
— Merci. Je vais t'accompagner partout dans la maison, jusqu'à ce qu'on trouve ton rêve. Tu veux bien chercher avec moi ?
— Oui.
— D'accord. Allons voir dans la cuisine. Tu crois que ton rêve s'y trouve ?
— Je ne sais pas.
— Tu es dans la cuisine ?
— Oui, avec toi.
Faustine se concentra. Elle ne devait pas laisser sa fille avoir le moindre doute quant à sa présence à ses cotés.
— Avec toi dans la cuisine. Tu as faim ?
— Non.

— Dans ce cas, nous pouvons quitter la cuisine. Je t'accompagne. La chaleur aussi, pour nous envelopper et nous protéger. Sais-tu où se cache ton rêve ?
— Je crois.
— Tu peux me le dire ?
— Dans ma chambre.
— Dans ta chambre. On va y monter ensemble, avec la douce chaleur orange ? Tu veux bien ?
— Oui.
Faustine perçut la petite vibration dans la voix de sa fille.
— Tu as peur ?
— Un peu.
— Tu entends ma voix et tu as un peu peur ?
Un petit sourire vint se peindre sous les yeux clos de la jeune fille.
— Oui, c'est idiot, dit-elle. Je n'ai pas peur. Pas maintenant.
— Je comprends. Ma voix reste avec toi, et moi aussi je reste avec toi, tout près, et la chaleur aussi. On monte les escaliers ?
— Oui.
— On va compter les marches, tu veux bien ? Combien y en a-t-il ?
— Dix-sept.
— Exact. On compte jusque dix-sept, au bout de dix-sept marches, nous serons face à la porte de ta chambre. Tu es prête ?
— Oui.
— Alors c'est parti. Un... Deux...


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Alvéoles - Le voyage de Judith (9)

Valérie précipitamment quitté Judith, prisonnière dand "l'endroit où l'on fait les rêves dont on ne se souvient pas". Elle se retrouve dans notre monde, où la petite famille est menacée. Mais Valérie refuse d'abandonner Judith à son sort. Son attitude inquiète ses parents.

 

Faustine observa l'infirmière dont le regard s'attardait sur les écrans de contrôle, l'air maussade. Après une hésitation, elle déploya une couverture supplémentaire sur le lit de Judith.
— Elle a froid ? tenta Faustine.
— Trente sept, dit l'infirmière, sachant que cette information était loin d'être confidentielle.
— C'est ça qui m'a fait peur, dit Valérie en serrant le cou de sa maman. Enfin, en partie.
— Quoi donc, ma chérie ? Il faisait froid dans ton rêve, c'est ça ?
— Pas dans mon rêve. Dans Judith.
— Ma puce... Ce n'est pas de ta faute.
— Si. Je l'ai laissée toute seule.

 

(...)

Plus tard, Valérie et sa famille doivent quitter l'hôpital avec précipitation.

(...)

 

Valérie se blottit contre sa maman.
— Tu ne veux pas te reposer un peu, ma chérie ? demanda Faustine. Sur le canapé ? Comme ça tu restes près de nous.
— Je ne suis pas fatiguée. Je n'ai pas envie de dormir.
— Mais tu as encore la grippe. Le repos est le meilleur moyen de guérir, je te l'ai déjà expliqué.
— Je voudrais que Judith guérisse aussi.
Faustine eut un sursaut de culpabilité.
Nous l'avons abandonnée.
— Ça va aller, ma chérie. Elle est à l'hôpital, on la soigne.
— Elle n'est pas à l'hôpital, maman, lui dit-elle d'un ton de reproche. Elle est dans le rêve. C'est là qu'elle a besoin d'aide.
La jeune femme s'assit dans le canapé, sa fille à califourchon sur elle, ignorant que c'était là que Dominique avait transporté sa femme juste après l'attaque des abeilles. Daniel, ne sachant que faire depuis leur arrivée à la bastide, avait empoigné l'aspirateur pour débarrasser le salon, la chambre et la salle de bains des cadavres d'hyménoptères
laissés par les pompiers.
— Raconte, dit-elle, laissant à sa fille tout le champ d'expression possible.
Valérie hésita.
— Je ne me souviens plus bien.
— De quoi ne te souviens-tu plus bien ?
— J'ai vu Judith avant qu'elle ne devienne comme une statue.
— Tu veux dire : avant son accident ?
— Non, dit sa fille, dont la nervosité montait. Dans mon rêve. Je l'ai vue tomber dans la rivière noire.
— Et tu te souviens de ce qui s'est passé ensuite ?
Elle commença à se tortiller sur le ventre de sa maman.
— Non.
Faustine serra sa fille contre elle.
— Ce n'est rien, ma chérie. Tu as zappé ce moment-là ? C'est ça ? C'est comme un cauchemar qui joue à cache-cache dans ta tête ?
— Oui. Je ne veux pas dormir.
— C'est d'accord. Tu peux t'allonger dans le canapé, tu peux te reposer sans t'endormir, comme ça tu ne feras pas de cauchemar.
— Oui, mais...
— Quoi, ma chérie ?
— Mais qui va aider Judith ? Elle va mourir si on ne fait rien.

 

(...)

 

Daniel avait terminé d'aspirer les cadavres d'hyménoptères dans la pièce, au grand soulagement de sa femme et de sa fille. La seconde parce qu'elle avait mal à la tête, la première parce qu'après une telle nuit, même la vue d'une mouche l'aurait fait hurler. Il lui faudrait du temps avant qu'elle ne puisse à nouveau accepter la compagnie de ses propres abeilles.
Valérie s'était allongée sur le canapé. Les yeux fermés, elle tentait de se reposer, mais Faustine, assise auprès d'elle, doutait qu'elle puisse s'endormir. Le visage de sa fille trahissait sa grande nervosité : d'imperceptibles battements de paupières s'associaient à quelques mouvements discrets mais désordonnés au niveau de ses mains, qui
semblaient vouloir saisir quelque chose.
— Ma chérie, je suis désolée que tout ceci nous arrive. Tu n'y es pour rien, tu sais.
Paradoxalement, c'est d'une voix calme et les yeux toujours clos que sa fille lui répondit :
— Je sais bien, maman.
— Je ne voulais pas que tout ceci nous arrive.
— Dominique a dit qu'on est en sécurité ici ?
— Oui, ma chérie, tu n'as rien à craindre.
— Alors Judith est la seule à être en danger ?
— Non, Dominique a dit que les gens qui nous cherchent ne risquent pas de lui...
— Maman, ce n'est pas de ça que je parle !
— Ok, ok, dit Faustine, un peu fâchée que sa fille revienne à nouveau sur le sujet. Mais nous ne pouvons rien faire.
— Il faut la délivrer, dit Valérie après une longue hésitation.
— Comment ? demanda Daniel qui venait de s'asseoir juste derrière Faustine. Tu as une idée ?
— J'ai peur d'y penser.
— Repose-toi, ma chérie, dit Faustine.
— Ma puce, insista-son père, tu ne te souviens pas de ce qui te fait peur ?
— Non, je n'ai pas envie.
— Tu as peur de rêver encore de ça ?
— Oui.
— Et... Tu te souviens de monstre-placard ?
— Daniel ! sursauta Faustine.
— Oui.
— Tu veux que maman...
— Daniel... reprit-elle comme une menace.
— Laisse parler notre fille, veux-tu ? Je crois qu'elle est assez grande pour savoir si c'est une bonne idée ou non. Qu'en penses-tu, Valérie ?
— Je ne sais pas.
— Tu te souviens comment tu lui as donné un gros coup de pied dans le derrière, à monstre-placard ?
— Arrête de lui vendre cette idée, Daniel !
— Moi, je m'en souviens, continua-t-il, ignorant la remarque de sa femme. Vous avez été formidables, maman et toi.
— Mmm... fit la jeune fille, laissant apparaître une petite ride verticale entre ses sourcils.
— Daniel, pour l'amour du ciel !
— Tu sais quoi, ma puce ? Prends le temps d'y réfléchir. Maman et moi allons voir dans la cuisine s'il y a de quoi manger. On peut te laisser quelques minutes ?
— Vous allez vous disputer sans que j'entende ?
Les parents s'échangèrent un regard qui les mit d'accord sur un point : Valérie était bien leur fille, directe comme son père, clairvoyante comme sa mère.
— Nous allons nous accorder, dit-il. Tu sais comment ça se passe.
— Oui.
— Merci ma puce, dit Daniel, invitant Faustine à se lever.
La porte de la cuisine à peine fermée, la jeune femme brandit un index menaçant vers la poitrine de son mari, exactement comme Mimmo l'avait fait envers elle à l'hôpital.
— Daniel ! On ne fait pas ça à la légère !
— Je le sais, dit-il d'une voix calme. Justement. Toi, tu sais comment faire, et je respecte cela. Tu te souviens de notre fille lors de l'épisode de monstre-placard ? De son visage, mangé par les cernes, à force de s'empêcher de dormir ? Dieu sait ce qui se serait passé si tu n'étais pas intervenue.
— Nous n'en sommes pas là.
— Pas encore. Et je sais aussi que tu répugnes à user de ces compétences avec notre fille. Mais regarde les choses objectivement. Jamais nous n'avons vécu quoi que ce soit qui ressemble à ce que nous vivons depuis deux nuits. Notre fille vient de fuir d'un hôpital en compagnie d'un gars qui a mis hors d'état de nuire deux tueurs. Sa maman et son papa ont échappé à la mort. Même si elle ne connaît pas les détails, elle palpe notre angoisse. Et en plus, elle a la grippe A.
— Je sais tout ça, Daniel.
— Elle a cauchemardé à propos d'une femme dans le coma. Crois-tu sincèrement qu'elle va passer à travers ça sans le moindre souci ?
— Ce que tu me demandes de faire n'est pas anodin, Daniel, tu le sais très bien.
— Je sais. Mais tu es une experte, Faustine. Et je te fais confiance. Je ne veux pas que notre fille ait à traîner de mauvais rêves des années durant. Surtout en ces circonstances. D'ailleurs je ne te demande pas de le faire, je te demande de répondre positivement si et seulement si elle te le demande.
— Tu lui as déjà mis l'idée en tête.
— Je lui ai juste rappelé que maman peut l'aider, si elle veut.
Faustine baissa les yeux et sourit doucement. Son mari comprit que la conversation était terminée. Ils revinrent dans le salon où les attendait leur fille.
— Voilà, dit Daniel d'un ton satisfait. Ça va, ma puce ?
— Oui, dit-elle en ouvrant les yeux. Ça a été court.
— Ah bon, tu trouves ? dit Faustine.
— Oui, souvent quand vous vous accordez, vous allez dans votre chambre, et après vous êtes de super bonne humeur. On mange quoi ?

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