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La jeune mariée de coton bleu (3)

Nous entrâmes chez moi. Tout était prêt, du premier biscuit d'apéritif jusqu'au dernier grain de sucre du dessert. Elle m'avait dit qu'elle aimait manger de tout, que je pouvais lui faire plein de surprises. Le temps que je me débarrasse de mon manteau, je me retournai vers elle.

— Tu fais visiter? Je suis curieuse.

Tiana s'était débarrassée de ses bottes. Elle était pieds nus.

— Je ne veux pas salir.

Moi qui me déchaussais à peine rentré lorsque j'étais seul, j'étais pris de court. Mes chaussures vinrent sans tarder rejoindre les bottes de mon invitée.

— Du parquet partout, c'est chaud, j'adore.

— Oui, moi aussi. C'est en partie pour cela que j'ai pris cet appartement. C'est d'ailleurs la maman de Marie qui l'a trouvé.

— Elle a bon goût on dirait.

Je lui fis visiter mon chez moi, en commençant par la chambre de Marie. Tiana était un peu déçue de ne pas pouvoir la voir. Tandis que nous visitions les autres pièces, elle me posa plein de questions sur elle. La couleur de ses cheveux, de ses yeux, où elle allait à l'école, comment la vie s'organisait autour d'elle avec ses parents séparés.

Marie fut dont notre principal sujet de conversation durant tout l'apéritif. Tiana s'était installée en tailleur dans mon fauteuil en cuir. Tout en lui parlant je l'observais. Ses pieds nus contrastaient avec la toile sombre de ses jeans. Un trésor fragile sorti d'un sac de toile. Le caraco s'ouvrait sur ce bel anneau qui brillait fièrement à la naissance de ses seins.

Et je racontais ma vie pour ne pas être troublé. Elle m'aidait en cela d'ailleurs: depuis qu'elle était entrée chez moi elle donnait l'impression d'y être venue des dizaines de fois. Lorsqu'un geste ou un regard de sa part me touchait d'un peu plus près, je reformais mentalement l'image de l'étudiante qui s'éloignait vers le cabinet médical.

Peu à peu le trouble m'empêchait de la suivre. Je lui proposai de passer dans la cuisine. Elle me suivit. Ses pas, juste derrière moi, me firent deviner qu'elle marchait sur la pointe des pieds.

— Coquilles St Jacques pour commencer, tu aimes?

— Beaucoup. Tu les prépares comment?

— Juste poêlées. Tu me parles de Paris?

Je pris le « mmmh » qu'elle émit doucement pour une invitation à déguster les St Jacques au plus vite. Je me trompais. En réalité, c'était le souvenir de son amant français. Leur relation avait été passionnée. Une grande entrée dans la vie d'adulte. Il était riche et terriblement romantique. Elle était irrésistiblement belle et sa fraîcheur le fascinait. Le bel anneau, c'était pour ses fiançailles. Les parents s'étaient rencontrés, le mariage suivrait quelques mois plus tard.

— Je suis tombée amoureuse de ce bijou. J'aime le porter, j'aime le voir sur moi, le sentir contre moi. Quand j'ai quitté Dominique, j'ai voulu le lui rendre mais il n'a pas voulu.

Oui ma belle invitée, j'imagine bien. Amoureuse. Sur toi, contre toi. Mon Dieu, je vais perdre pied.

— Pourquoi cela n'a pas marché entre vous?

— J'étais son bijou à lui. Il adorait se montrer avec moi.

— Il était fier d'être avec une jolie jeune femme. Qui ne le serait pas?

— Les hommes ne savent pas porter les bijoux.

Une réponse toute faite. C'est fermé, monsieur. Tiana avait à coup sûr beaucoup souffert de sa séparation.

L'arrivée des St Jacques à table nous offrait l'occasion de changer de sujet de conversation, mais elle s'entêta.

— J'ai gardé le silence quand tu as parlé de ta séparation, me dit-elle.

— Touché, dis-je en français, avec un accent vaguement américain.

Son sourire s'agrandit.

— Touchée aussi, reprit-elle. Quitter Paris, c'était dur.

Le séjour des coquillages fut encore plus bref dans son assiette qu'en cuisine. Elle avala le tout en un temps record, en concluant par un « Oh que c'est booooon » aux accents parisiens.

Je retournai vers la cuisine.

— Je reste perplexe, dis-je. Comment as-tu fait pour retrouver ma trace? C'est un peu surréaliste, non? Tu te souvenais de mon nom?

— Oui.

Je m'en étais douté. Qu'étais-je pour elle?

— Ton nom était sur l'ordonnance, tu te souviens, en Allemagne. Et quand tu m'as dit que tu espérais qu'un jour Marie aurait mes yeux, ça m'a fait plaisir, alors j'ai retenu ton nom, je ne sais pas pourquoi.

Les moteurs de recherche, index et autres annuaires avaient fait le reste. J'étais soulagé et fier que Marie soit à l'origine de la persistante de mon nom dans les souvenirs de Tiana.

— C'est pour cela que je suis triste de ne pas la voir ce soir.

Je sursautai. Elle s'était approchée de moi et avait murmuré cela à mon oreille. Le pouvoir d'attraction qu'elle exerçait sur moi se renforçait de minute en minute.

Comme si elle l'avait senti, elle s'était rapidement éloignée. Le temps de dresser les assiettes, je la retrouvai sagement assise à table.

Les bougies faisaient danser deux petites têtes d'épingle incandescentes dans ses yeux noirs. En lui présentant le plat de résistance, je fis appel à toute ma volonté pour ne pas laisser traîner mon regard sur l'anneau qui jouait à cache-cache avec son caraco.

Je lui expliquai que le coucou de Malines n'était pas un vrai coucou mais une volaille qui n'avait rien à envier à la région de Bresse. Elle fit des efforts pour manger lentement, mais cela ne dura pas. Était-ce la faim ou le goût de l'interdit? Je la taquinai:

— Ma maman dirait que tu ne prends pas le temps de savourer.

— God bless ta maman, mais c'est trop bon!

— C'est un point de vue respectable. Dans ton métier cela ne doit pas être tous les jours ainsi.

— On doit se surveiller c'est vrai... Oh, nous sommes toutes à la même enseigne, alors c'est plus facile: il suffit de suivre le mouvement. Moi je fais surtout des photos, pour la lingerie et les bijoux, ça va encore... tu devrais voir celles qui font les défilés de haute couture, ça c'est l'enfer. Je ne pourrais pas.

Ses mains s'envolèrent soudain derrière sa tête, qu'elle pencha légèrement en arrière. Rideau sur la chevelure enveloppante: elle allait nouer ses cheveux, dénuder son visage. Mon regard glissa en ligne droite de son menton relevé à l'anneau parisien qui remontait à présent de sa cachette. Une lune toute ronde sur deux dunes dans le désert.

Une fois de plus je glissai mentalement. Il était temps de couper court.

— Je peux te poser une question, Tiana?

Et comme je m'y attendais:

— Une question gênante, si tu me demandes la permission.

— Que cherches-tu?

— Et toi?

— Tu veux savoir?

— Oui, bien sûr!

Je mentis:

— Le souvenir d'avoir passé une soirée avec une jolie étudiante, devenue une femme absolument ravissante.

— Un souvenir? C'est tout? Tu voudrais déjà que je sois partie, alors?

— Non, bien entendu. Mais comme nous ne sommes pas amenés à nous revoir... le souvenir sera déjà un joli cadeau.

Elle me sourit comme lorsqu'elle m'avait quitté en Allemagne.

— Toi aussi tu es mon cadeau-souvenir.

— Tiana...

— Non, laisse-moi dire les choses. Tu as du fromage?

Et comment. Elle m'avait dit avoir pris goût aux produits les plus parfumés. Alors qu'elle constellait son assiette d'un bout de chacun des fromages du plateau, elle s'expliqua.

— Tu sais, c'est en Allemagne qu'on m'a présentée à mon agence. Je suis mannequin depuis quelques mois après notre rencontre. Je vis parfois deux mois à l'hôtel avant de pourvoir passer une soirée ou un week-end dans un vrai appartement, ou, une vraie maison... Rien à voir avec les jolies villas où l'on nous met en scène, à Marrakech, Ibiza, Tarifa, j'en passe... C'est pour cela que j'avais envie de venir. Voir ton chez toi. Et puis si j'ai retenu ton nom c'est qu'il y a une raison.

— Il y a une raison?

— Oui.

— Laquelle?

Elle avait achevé de disposer tous les morceaux de fromage, comme autant de petits soldats. Elle releva la tête.

— Je n'en sais rien. Mais il y a une raison sinon je n'aurais pas retenu, tu comprends? Je dois encore la chercher.

— On est bien avancés...

Déjà elle picorait ses fromages avec une délectation digne d'un enfant mastiquant un bonbon volé.

— Je peux dormir ici ce soir?

Nous y voici.

— Tiana...

— S'il te plaît.

— Tiana...

— Juste dormir.

Juste dormir. Une formule usée jusqu'à la corde. Elle baissait la tête sur ses friandises. Ses cheveux rassemblés donnaient de la gravité à son visage. La lune diamantée se couchait derrière l'étoffe écrue.

— À une condition.

— D'accord.

— Je n'ai pas encore dit laquelle.

Sur son assiette, toute trace de fromage avait disparu.

— Je suis d'accord de toute façon. J'ai mes affaires dans mon petit sac. Je prendrai un taxi demain matin tôt. On met combien de temps jusqu'à l'hôtel, le matin?

— Tu dors dans mon lit, je dors dans le canapé.

— Et le lit de Marie? Il est assez grand pour moi.

— Il est trop près du mien. Je ronfle. Tu m'entendras à travers les portes fermées, c'est garanti sur facture.

— Alors ton canapé sera très bien pour moi.

— C'est ma condition, Tiana. Sinon je te ramène à l'hôtel.

Elle fit la grimace. L'espace d'un instant, son visage perdit de son éclat.

— D'accord.

— Parfait. Dessert? Tu as encore de la place?

— Oui! C'est quoi?

— Des crêpes Suzette, tu aimes?

— Mmmmh Oui!

J'aurais crû entendre Marie. Les crêpes font toujours revenir l'enfant qui est en nous.

— Je n'arrive pas à comprendre où tu as mis tout ton repas. Tu as mangé plus que moi!

— Je brûle tout très vite, c'est pour ça que je n'ai jamais froid!

Une réplique préfabriquée de plus. Comme une béquille. Pour la première fois je devinais de la fragilité dans sa voix. Le pire arrivait à grands pas: à chaque minute jusqu'à son départ je devrais me battre contre l'idée de prendre Tiana dans mes bras.

Je retournai dans la cuisine pour avaler d'un trait un verre d'eau glacée. Lorsque je servis le dessert, les petits feux follets qui dansaient dans les yeux de mon étudiante achevèrent de déchirer en lambeaux la dérisoire étoffe de résistance dont je m'étais couvert.

Tiana me parlait encore, mais ses propos traversaient ma conscience de part en part.

Je ne la voyais plus, je laissais flotter mes yeux sur elle.

Je ne comprenais plus rien, rêvais de nous deux.

— Tu es fatigué?

Retour sur terre.

— Oui, un peu.

— Alors c'est mieux que je dorme ici, non? Ce n'est pas prudent de conduire maintenant.

Il était temps de céder.

— Bonne idée.

Je lui préparai de quoi prendre une douche, mis de nouveaux draps sur mon lit. Elle vint me rejoindre dans le salon quelques minutes plus tard. Je m'étais déjà calfeutré sous la couette que j'avais empruntée à Marie.

Elle portait un simple pyjama de coton bleu ciel. Un top à bretelles torsadées, un short tout sage. A peine sortie de la douche, elle paraissait encore plus jeune que dans le cabinet de Frau Hartmann.

— Je voulais te dire merci. J'ai vraiment passé une merveilleuse soirée.

Elle déposa un bisou sur mon front, tout comme elle avait dû en déposer sur bien des fronts d'enfants dans la région de Daun.

— Bonne nuit Tiana, dis-je d'une une voix enfantine.

Deux bulles de rire vinrent secouer son buste de coton bleu ciel.

— Pour moi c'est vraiment un cadeau, cette soirée.

Ses attitudes de petite fille auraient dû m'apaiser quelque peu. Il n'en était rien.

— Tout le plaisir était pour moi.

— Je peux te dire quelque chose?

— Quelque chose gênante, si tu me demandes la permission...

— C'est malin! Non, sérieux.

— D'accord, sérieux.

J'étais à son diapason: nous parlions comme si nous étions en train de « clavarder » sur la Toile.

— Dominique, à Paris... il te ressemblait.

Une bûche de chêne en pleine figure m'aurait probablement fait le même effet. Je rassemblai mes forces, mais je n'arrivai qu'à murmurer:

— Pourquoi me dis-tu cela?

— Parce que je dois partager ces choses-là. Ne rien dire et mentir, c'est la même chose.

— Tiana, est-ce que tu as une idée de ce que ces propos, dans la bouche d'une femme comme toi, peuvent faire à un homme comme moi?

— Oui, je sais, je ne devrais pas être « cash » comme ça. Tout le monde me le dit.

Je n'en revenais pas. Si cette femme se comportait ainsi avec tous les hommes, elle avait dû collectionner les gifles depuis des années.

— Je voyais dans le regard de Dominique qu'il m'aimait, à chaque instant. Il me regardait, il m'écoutait, nous parlions, nous nous embrassions, nous faisons l'amour, et tout le temps, dans son regard, je voyais le plaisir d'être avec moi.

Dans un ultime effort je lâchai:

— C'est pour cela que je lui ressemble?

— Oui. Je sens que tu es content de la soirée. Et tu sais que je suis contente aussi.

Elle se leva. L'anneau avait disparu. Selon toute vraisemblance elle ne le gardait pas pour dormir.

— Bonne nuit. Ça me touche que tu aies accepté que je reste cette nuit.

— Good night, Tiana. Sweet dreams.

Je la regardai s'éloigner vers ma chambre, toujours sur la pointe des pieds. Lorsqu'elle disparut, je sombrais déjà dans un sommeil sans rêves, tapissé de coton bleu ciel. Morphée m'emmenait doucement vers la nuit la plus inattendue de mon existence.

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Commentaires

  • Captivant! Je vais lire la suite...

  • Oui oui... Je vais publier la suite ce week-end :-)
  • J'ai adoré cette histoire, il y a une suite?

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