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La jeune mariée de coton bleu (4)

Troisième tableau: l'anomalie

Au-dehors, le vent du début de la soirée s'était calmé, et avait laissé la place à un silence feutré. Il devait avoir neigé: dehors, l'atmosphère était laiteuse. Je sentais mon corps au repos. Je prenais lentement conscience de sa position. Mon esprit flottait lentement vers un état de conscience altérée. Je me voyais, allongé sur le dos. Parfois dans les rêves de mon enfance je volais à quelques mètres au-dessus du sol: mes sensations s'apparentaient à cela, mis à part qu'ici j'avais la conviction de ne pas rêver. Trop de détails s'offraient à ma vue. Les deux flûtes à champagne vides, sur la table basse face au canapé, mon téléphone portable laissé juste à côté, ma respiration calme.

Au moins je ne suis pas mort.

J'avais lu et entendu bien des choses sur les personnes revenues à la vie après une mort clinique. Je vivais une expérience, mais la mort n'était pas là.

Quelle heure pouvait-il être? Sans m'en rendre compte mon esprit s'était rapproché de mon téléphone portable. Malgré l'obscurité je devinai ce qu'indiquaient les cristaux liquides. Quatre heures huit. Je jetai un regard mental vers le micro-ondes. J'y lus: quatre heures neuf. Ils étaient décalés d'une minute: c'était ainsi depuis le passage à l'heure d'hiver. Tous ces détails étaient trop réels pour se retrouver dans un simple rêve.

Un frisson me parcourut le dos. Je me concentrai à nouveau sur mon corps: je venais de me tourner sur le côté. Mon pied droit dépassait de la couette que j'avais empruntée à Marie, et en effet, je percevais qu'il n'était plus couvert.

L'esprit et le corps sont liés.

Je fis une autre constatation: j'étais libre d'observer tout mon appartement. De me déplacer mentalement de pièce en pièce. Je portai mon intérêt vers la chambre de Marie. Elle était plus froide que le reste des pièces de l'appartement. Je coupais le radiateur lorsqu'elle n'était pas là, c'était ma manière à moi de la mettre en berne, d'empêcher quiconque de s'approprier cet espace en son absence.

Marie avait laissé un de ses crayons de couleur traîner sur sa table de nuit. Je ne l'avais pas remarqué auparavant. Avant de revenir vers le salon, je constatai que je n'avais pas froid dans cette pièce, mais qu'en revanche mon pied droit était à coup sûr toujours découvert.

Facile à vérifier: je m'observais maintenant comme si je me tenais debout accoudé à la cheminée. Mon pied droit était toujours à l'air. Cependant, malgré mes efforts, je ne pouvais donner aucun ordre à mon corps. C'était comme si la motricité et mon inédite clairvoyance nocturne n'étaient pas pilotés au même niveau de conscience.

Je plongeai à nouveau vers les flûtes. Le cercle de leur pied me rappela l'anneau de Tiana.

La pensée qui me traversa à cet instant aurait dû me soulever la poitrine, mais je restai désespérément immobile.

Regarder Tiana dormir.

Jamais je n'aurais cru pouvoir me déchirer à ce point. Je ne pouvais m'autoriser à faire cela. Je ne pouvais ajouter cette expérience à mon trouble de la soirée. Qui sait ce que je ferais, une fois suspendu au-dessus de mon propre lit, à contempler la plus belle jeune femme que j'ai rencontrée de ma vie entière?

Détaché de mon corps, mon esprit ne résista pas plus d'une seconde. Je me laissai littéralement aspirer en direction de ma chambre. J'eus à peine le temps de constater que les averses de neige avaient cessé, et que la lune éclairait un paysage cotonneux: déjà je m'abandonnais à la contemplation du bel anneau.

Les brillants jouaient avec les quelques lueurs qui filtraient à travers les rideaux entrouverts.

Tiana l'avait enlevé avant de dormir: je cherchais sa peau ambrée sous l'anneau, je n'y trouvai que du bois. Après une ultime hésitation, je passai au-dessus de mon lit. Mes draps bordeaux étaient en bataille, mes trois oreillers balancés au sol: elle dormait à plat.

Mais je ne la voyais pas.

Mon lit était vide.

Et à cet instant je sentis qu'elle me prenait la main.

Sans rien comprendre je revins mentalement à moi.

Voilà que Tiana était près de moi assise comme lorsqu'elle était venue me dire bonsoir. Ma main était en effet dans les siennes. Je voyais son visage. Elle pleurait des rivières en silence.

Tout en gardant ma main elle s'assit par terre, en tailleur. Nos visages étaient à la même hauteur. Elle se mit à murmurer en Anglais. C'était un discours blanc, un dédale de paroles somnambules.

Je suis creuse malheureuse je n'aime pas ce que je suis devenue ma maman mon papa n'ont pas compris ce qui s'est passé à Paris ils ne veulent même plus que l'on parle de moi à table et je sais je sens qu'à chaque fois qu'ils pensent à moi et s'empêchent de prononcer mon nom ils ont mal très mal.

Je vins au plus près de ses lèvres, pour lire sa tristesse. De ses yeux transformés en billes noires débordaient des larmes en épaisses fontaines.

Tu sais pourquoi je n'ai jamais froid c'est simple la majorité des shootings s'effectuent hors saison car la lumière est belle et il y a moins de monde alors rester en bikini pendant des plombes par douze degrés tu ne t'y habitues jamais vraiment et ça c'est peu de chose face au regard de certains hommes qui fait plus froid encore.

Et ceux qui voudraient t'observer dans ton sommeil, qu'en fais-tu? En pensée les gentlemen n'existent pas.

Avant je me disais que tous ces gens qui m'envisagent cachent peut-être un regard respectueux qui me réchauffera et un homme qui m'aimera pour ce que je suis et pas pour une histoire de charme car les histoires ont toutes une fin.

Elle s'était mise à genoux, les fesses sur les talons. Les larmes atteignaient son menton, puis allaient s'écraser sur ses cuisses. Sa tristesse était profonde et consentie.

Maintenant je ne sais même plus ce que c'est que d'avoir un chez soi je vis à l'hôtel tout le temps tu sais à propos de Paris de Dominique si je suis tellement triste ce soir c'est aussi parce que j'ai appris hier qu'il était papa et même sans être vraiment heureuse avec lui j'aurais peut-être trouvé mon bonheur en ayant une famille de lui je crois vraiment que j'ai commis une erreur en le quittant et c'est seulement maintenant que je le vois aussi clairement.

Elle se dressa sur ses genoux. On aurait dit une communiante attendant le prêtre. Ma main était toujours prisonnière. Elle me fit glisser sous le coton bleu. Le contact de ma paume avec son ventre secoua mon esprit avec une telle violence que je fus certain de me réveiller en sursaut. Il n'en fut rien. Mon corps toujours immobile se contentait d'aspirer la chaleur du corps de Tiana. J'étais sa victime paralysée, et la paume de ma main embrassait le centre du monde.

Moi ce que je voudrais tant c'est tout arrêter planter là ma vie d'albatros qui vole vole et jamais ne se pose et toujours finit par disparaître je sais que ta main sent combien je veux que mon ventre devienne tout rond tout plein tout chaud et je veux tant être maman et fière de mes enfants plus tard et encore plus tard je veux que leur père m'accompagne jusqu'au bout tu devines comme je maudis notre différence d'âge car je sais que toi tu pourrais être celui-là tes mains se feraient douces rien que pour moi et je me ferais si désirable que tu te perdrais en moi chaque jour que Dieu fait tu inonderais mon ventre de bonheur je te garderais heureux c'est pour moi une évidence depuis le premier instant où je t'ai vu en Allemagne.

Et dans le silence de ses larmes je désirai à cet instant être au fond du ventre de Tiana comme jamais.

Oh Mon Dieu ma jeune princesse
Je t'en prie fais ce que tu veux de moi
Car je suis à ta merci par je ne sais quelle magie
Mais quoi que tu fasses
Fais-le vite
Car je suis au supplice
Et fais le bien
Car je veux m'en souvenir

Elle avait cessé de pleurer.

Elle libéra ma main, la reposa doucement sur mon cœur.

Se pencha vers moi.

Elle déposa un baiser dans mon cou. Je sentais battre le sang dans mes veines sous sa bouche qui s'éternisait. Peu à peu le décor s'assombrissait, comme si un voile avait été tiré entre mon esprit et la scène que j'observais.

J'accueillais son baiser, c'était comme une feuille d'automne déposée à la surface d'un étang. Tandis que son visage s'éloignait, le tableau glissait vers des teintes noirâtres et feutrées. Bientôt je ne fus plus qu'une étoffe de douces sensations, mais mon esprit était redevenu aveugle.

Je l'entendis:

— Sweet dreams, Darling.

Ensuite les pas de Tiana s'éloignèrent tandis que je coulais à pic vers des eaux tièdes.

Je pourrais raconter la même histoire dans dix ans, le moindre détail sortirait encore de ma mémoire aussi facilement qu'à cet instant.

Le lendemain ce fut Tiana qui me réveilla. Elle s'était déjà habillée.

— Mon taxi attend en bas.

— Quelle heure est-il?

— Six heures trente. Je dois filer, j'ai juste le temps de prendre une douche.

Elle était à nouveau assise près de moi.

Comme hier soir. Comme cette nuit.

Son sourire ravageur était de retour. Elle prit ma main dans les siennes, une fois encore. Elle me parla en français.

— Merci, vraiment. Tu ne peux pas savoir comme j'ai aimé cette soirée.

Je souris en retour. Les mots ne venaient pas. Je pris un air de « pas réveillé » pour couvrir mon trouble.

— Et puis je dois te dire une chose.

Les mots ne vinrent pas plus; seul mon regard l'invita à continuer.

— Cette nuit j'étais triste alors je suis venue te parler tout bas. J'ai pris ta main et cela a été mieux. Puis je t'ai donné un baiser et je suis retournée dormir.

Je sais Tiana. J'étais aux premières loges.

— Tu dormais bien. Enfin je veux dire tu avais l'air de bien dormir. Mais je préfère te dire les choses, c'est plus honnête, car si tu as un souvenir bizarre un jour, je ne veux pas que tu sois fâché. Dors encore un peu, il est tôt pour toi, non?

Avant de se relever elle porta le bout de ses doigts à ses lèvres, puis les miennes.

— A bientôt! On se parle! La voix, le clavier, comme tu préfères.

Elle disparut aussitôt.

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