Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

Il y a des nuits comme ça (4)

Bousculades

Elle était dans une chaise roulante, face à la grande vitre. Delphine devina que c'était la maman de la petite Noémie.

— Madame ?

— Je sais, je devrais être dans ma chambre.

Elle était courbée en avant, dans une attitude qui lui donnait le triple de son âge. Sur son visage se mélangeaient souffrance physique et inquiétude.

— Vous devriez surtout ménager vos sutures, Madame. Vous êtes pliée en deux, c'est tout le contraire de ce qu'il faut.

Le petit haussement d'épaules de la maman acheva d'alarmer Delphine. Il y avait fort à parier que maman Noémie était seule dans sa chambre, et qu'elle avait saisi la première chaise roulante à sa portée pour se rendre ici. Personne n'avait dû la voir se déplacer.

Delphine s'accroupit pour que leurs visages soient à la même hauteur.

— Madame, je vais aller prendre des nouvelles de Noémie immédiatement. Vous m'entendez ? Je reviens.

Elle poussa la porte.

— Cécile ? J'ai besoin de toi.

— Tu viens aux nouvelles ?

— Plutôt deux fois qu'une. J'ai un problème : la maman de Noémie est là, juste derrière la vitre.

— Quoi ? Elle est folle ? Elle avait le ventre ouvert il y a une heure à peine. Vous faites quoi, en bas, les filles ? Vous lâchez vos patientes dans les couloirs ?

— Elle est passée à travers les mailles. Je n'ai aucune chance de la raisonner tant que je n'ai rien à lui dire à propos de sa fille. Tu peux m'aider ?

— Pas vraiment. Rien de nouveau pour l'instant. Noémie ne tient qu'à un fil. On pourra tenter une alimentation par sonde dès qu'elle pourra tenir quelques minutes sans assistance respiratoire.

— Super...

— Je ne vais pas te mentir, Delphine.

— Je reviens.

— Dans une heure. On vient de m'amener bébé trente aussi. Les mamans, c'est ton rayon.

— Pas dans une heure, Cécile, s'il te plait. Les sutures ont peut-être lâché. Je dois m'arranger pour qu'elle s'allonge.

— Je vais chercher de l'aide.

— Pour qu'elle panique ? Là, on la remballe en salle d'op à coup sûr.

— Ça va, j'ai compris. Ne traîne pas.

Delphine se dirigea vers la porte. Le front de maman Noémie pesait sur la vitre comme celui d'un enfant au départ d'un train.

— J'ai des nouvelles.

Pas de réaction. Les larmes étaient prêtes à déborder de ses paupières. Elle s'accroupit et lui prit la main.

— Noémie est dans un état stationnaire.

Génial. Trouve autre chose, et vite.

La maman se redressa, et les larmes se précipitèrent vers le sol.

— Elle a besoin de vous, Madame. Nous allons lui rendre visite, et nous allons prendre des dispositions pour la nourrir avec votre aide. Vous comptez l'allaiter ?

Delphine espérait la voir réagir : c'était une question à laquelle maman Noémie devait avoir réfléchi suffisamment pour pouvoir y répondre, quel que soit son état.

— Oui, répondit-elle, en tournant enfin le visage vers Delphine.

Bingo. On fonce, maintenant.

— Alors voilà : dans quelques minutes, nous allons rentrer ensemble dans le service de néonatologie par la porte que je viens d'emprunter, et rejoindre Noémie. Il lui faudra du temps pour pouvoir s'alimenter toute seule, mais vous pourrez la nourrir via une sonde gastrique. Je vais tout vous expliquer.

Le regard de la maman revenait progressivement à la réalité. Delphine vit aussi la douleur physique envahir son visage, en même temps que l'angoisse refluait.

Elle reprend conscience de son corps. Pourvu que ça dure. Continue, ma fille.

— Mais avant cela je dois m'assurer du fait que vous n'avez causé aucun dégât à vos sutures en venant jusqu'ici. Vous ne pouvez pas pénétrer dans ce service si je ne vous ai pas examinée. Vous me comprenez ?

Delphine n'aimait guère se laisser empêtrer dans ces subtils arrangements avec la vérité, mais elle n'avait guère le choix. Seule la perspective de s'approcher de Noémie laissait une chance à l'infirmière d'examiner sa maman sans risquer la crise de nerfs.

— À l'intérieur, vous pourrez vous asseoir dans un fauteuil où vous ne serez pas pliée en deux comme vous l'êtes maintenant. Mais auparavant je dois vraiment vous examiner. Vous voulez bien vous redresser ? Nous en avons pour une minute.

— Une minute ?

— Oui. Et tout de suite après nous parlerons à Noémie.

La maman posa ses mains sur les accoudoirs de sa chaise roulante pour se lever.

— Non, non, ne vous levez pas. Glissez juste votre bassin vers moi, comme si vous vous installiez dans une chaise longue. Le couloir est désert, je vais faire vite.

Elle souleva le côté droit de sa robe d'opérée. Le pansement était rouge et complètement imbibé.

Triple idiote ! Et tu fais quoi maintenant ? Tu lui dis « oups, pardon, tout compte fait vous devez refaire un petit tour en salle d'op, on postpose le rendez-vous avec Noémie d'une petite heure, d'accord ? ».

Delphine se ressaisit. Après tout c'était dans ces circonstances-ci qu'elle aimait vraiment son métier.

— Bon. Il faut que je vous change ce pansement avant d'entrer. Normalement je dois vous emmener dans un lieu plus adéquat faire cela, mais nous perdrions du temps. Je vais faire cela ici. Je reviens dans un instant.

Delphine poussa à nouveau la porte et s'adressa tout de suite à Cécile.

— Tu as des compresses ?

— Oui, dans les bacs du bas, là... Que se passe-t-il ?

— Il se passe que le seul moyen d'évaluer les dégâts que maman Noémie a fait à ses sutures sans qu'elle ne pète un câble, c'est de lui renouveler son pansement ici et maintenant.

— Tu ne peux pas calmer le jeu autrement ?

— Tu as une autre question ?

— Oui : je téléphone déjà à Henri ?

— Pourquoi ? C'est lui qui l'a opérée ?

— Oui. Il a enchaîné les deux césariennes.

— Alors laisse-moi une minute.

Delphine ressortit. Elle enleva le pansement imbibé de sang.

Ouf. Ça pourrait être pire.

— Je vous arrange cela, mais je crains que votre chirurgien n'ait à nouveau à vous examiner.

— On y va ? demanda maman Noémie, ignorant la réflexion de l'infirmière.

— Oui, dans un instant.

***

Les deux femmes se dirigeaient silencieusement entre les couveuses.

Lorsqu'elle eût installé la maman près de sa fille, Delphine rejoignit Cécile.

— J'appelle ?

— Non. Je m'en occupe dans un instant, le temps que j'achève d'installer Madame.

Elle revint vers maman Noémie et approcha la couveuse où sa petite fille luttait silencieusement. Sa maman se mit à lui parler d'une voix à la fois douce et haut-perché. Delphine jeta un regard à la petite fille, baignée de lumière ultra-violette.

Sous le petit bonnet de laine, Noémie offrait un visage au teint presque transparent, strié de minuscules vaisseaux sanguins roses vif. Elle avait les yeux fermés, mais on aurait dit qu'elle écoutait.

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles