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Il y a des nuits comme ça (3)

Latence

Dix-huit heures avaient sonné : habituellement c'était à partir de ce moment qu'il devenait impossible de ne faire qu'une seule chose à la fois. Après vingt et une heure, avec un peu de chance, cela se calmait. Le reste était étroitement lié au pur hasard.

Mais cette nuit-ci démarrait comme dans du coton.

La visite à Lucas fut de courte durée. Ses parents contemplaient leur petit bonhomme tout occupé à se nourrir. Delphine pouvait considérer que cette chambre-ci ne la solliciterait pas trop durant la nuit.

Depuis qu'elle exerçait ce métier, Delphine aimait sentir la nuit envelopper son service. Elle avait l'impression à chaque début de garde de monter à bord d'un transatlantique, avec armes et bagages, patients et collègues.

Le briefing avait commencé. Maya cédait la main à Bertrand, que chacun surnommait « le vitrail ». L'expression avait été trouvée par une stagiaire, un soir de fête : quelle que soit sa couleur c'est toujours Maya qu'on voit au travers. En effet, Bertrand n'avait pas le charisme de son chef, mais elle l'avait formé avec patience, et il coordonnait les travaux avec autant d'efficacité que sa supérieure.

— Noémie est entrée en néonat il y a une demi-heure. Elle est à 30 semaines environ et souffre d'une insuffisance pulmonaire, le diagnostic est réservé pour l'instant. La maman est sortie de réa, rien à signaler en post-op, mais elle est très inquiète. Nous avons une autre césarienne en cours – les informations vont suivre – et trois salles de travail occupées. Aucun déclenchement de prévu ce soir. Pour le reste, vous voyez Bertrand et les tableaux.

Deux césariennes de front, cela faisait avant tout deux couples à gérer : le sort des bébés était dans les mains de Cécile. Delphine entama ses travaux du soir par les soins à quatre mamans qui étaient à la veille de leur départ du service. Le plus délicat fut d'inviter leur famille à quitter la chambre pour quelques minutes.

De retour au « camp de base » – c'était ainsi que l'on surnommait le local des infirmières – Delphine s'attaqua au premier épisode de paperasse pour la nuit. Sa garde était habituellement rythmée par l'alternance entre les soins proprement dits et leur miroir administratif. Cette nuit, elle sentit tout de suite que ses collègues ne la verraient pas souvent – ni longtemps – derrière un ordinateur. À peine ses doigts s'étaient-ils posés sur le clavier qu'elle s'était mise à penser à Marc.

S'il revient, ce sera cette nuit.

Il devait être en route, quelque part en Allemagne. Elle imagina le bitume fuyant à vive allure dans la lumière des phares.

Bravo ma fille. Tu pries pour qu'il arrive sain et sauf, mais tu ne sais même pas si c'est vers toi qu'il se dirige. Éloigne-toi de cet ordinateur.

Delphine hésita un instant. Elle pouvait consulter ses messages vocaux via Internet.

Ne te laisse pas distraire. Tu as encore le suivi de deux protocoles à encoder. Laisse tomber.

Mais deux clics plus tard, Delphine consultait le site Web de son opérateur téléphonique. Nom d'utilisateur, mot de passe, et...

...Rien. Aucun message vocal, ni sur son téléphone fixe, ni sur son mobile.

Et voilà. Ça valait bien la peine. Contente ? Maintenant au travail.

— Delphine ?

Isabelle lui souriait.

— Oui ?

— Le clavier ne t'a rien fait, tu sais.

Bravo. Et en plus ma nervosité est palpable.

— Oups... Désolée.

— Pas de problème. On dirait bien que tu n'auras pas besoin de café cette nuit.

— Oui, on peut dire ça... je te laisse la place dans cinq minutes.

— Tu prends en charge les parents de « bébé trente » ? Ils devraient sortir de salle d'op dans un quart d'heure.

— D'accord. Pas de prénom ?

— Pas de prénom. Les parents sont très angoissés depuis le début de la grossesse, paraît-il. Ils n'ont pas voulu savoir quel était le sexe de leur enfant, et ils n'ont pas choisi de prénom. Le papa a tenu à rester près de sa femme, mais il a passé tout le temps assis sur un tabouret, dans un coin de la salle d'op. Il n'a plus de jambes, mais il fait bonne figure.

Pas de prénom... Des parents qui n'osent pas y croire. C'est ce qui s'appelle partir gagnant... mais bon, je ne suis pas à leur place.

— Qui opère ?

— Henri.

Elle vit le petit sourire que Delphine tentait de dissimuler, et ajouta :

— Tu vois, il n'y a pas de quoi s'acharner sur le clavier.

Tout le monde dans le service adorait travailler avec Henri. De tous les obstétriciens c'était le plus rare, mais c'était aussi celui qui manifestait le plus de respect vis-à-vis du personnel infirmier.

Haut les cœurs, avec un peu de chance, la nuit sera bonne.

— Delphine ?

— Oui ?

— Bébé trente, c'est une petite fille.

Idiote, je ne l'ai même pas demandé... Je vais vraiment passer pour la groupie qui perd la tête à l'idée d'approcher son idole.

***

Dans le service, on appelait souvent les enfants sans prénom ainsi : « bébé », suivi du nom de famille des parents. Mais il arrivait que, pour une raison ou pour une autre, le nom des parents tarde à être communiqué au responsable du service. L'infirmière présente à l'accouchement donnait alors souvent au nouveau-né un petit surnom.

Les deux derniers surnommés du service s'étaient ainsi appelés « bébé brume » (une jolie petite fille née un soir où le brouillard était particulièrement dense) et « bébé plume » (un petit garçon dont le poids à la naissance était très inférieur à ce que la dernière échographie avait laissé entendre).

Dans le cas présent le surnom était beaucoup plus lourd à porter : bébé trente débarquait dans la vie après seulement trente semaines passées dans le ventre de sa maman : rares étaient les cas où aucune séquelle n'était constatée.

Delphine céda la place à sa collègue Isabelle et se dirigea vers la salle d'opération.

***

Une soirée sans « pèlerins ». Cela faisait longtemps, tiens...

C'était le seul hôpital où Delphine avait entendu donner un surnom aux femmes dont l'accouchement est provoqué : une fois la perfusion placée, il leur était recommandé de marcher lentement dans les couloirs. Le cocktail à base d'ocytocine déclenchait le travail, et les déambulations en favorisaient l'évolution, avant de rejoindre la salle de travail. Souvent, le lendemain matin, les pèlerins recevaient la juste récompense de leur marche.

Delphine trouvait les couloirs bien déserts, et, mauvais signe, elle en éprouvait de la contrariété. Son moral flottait entre deux eaux. Les pèlerins, comme les papas au regard comblé, étaient pour elle autant de perches qui se tendaient naturellement vers elle à chaque garde, et qui la maintenaient à flot.

Mais ici : des médecins, des infirmières, personne d'autre.

C'est comme si les coulisses prenaient toute la place.

***

Henri accueillit Delphine comme à son habitude : sans lever la tête, il s'adressa à la maman qui sortait de sa torpeur.

— Je vais vous confier à Delphine, qui va vous accompagner jusqu'à votre chambre, et sera votre ange gardien pour cette nuit.

En présence de patients, jamais Henri n'avait salué Delphine. Bien souvent les infirmières considéraient cela comme de la condescendance, mais il s'en expliquait autrement : « Je ne suis pas suffisamment présent ici pour me permettre d'être familier avec vous devant nos patients. Ils s'imaginent toujours que nous avons eu le temps de nous dire bonjour bien avant que nous ne les prenions en charge, ce qui n'est que rarement le cas ».

Pour l'heure, Delphine s'accordait un bref instant et prenait la mesure de la situation : le papa était toujours assis sur son tabouret, à quelque distance de la table où était allongée la maman.

Il n'osait toujours pas se lever, mais il parlait à sa femme d'un ton rassurant. Bon signe.

Son regard à elle suivait des insectes imaginaires au plafond. Mauvais signe.

Delphine s'approcha d'elle :

— Je vous emmène dans votre chambre, et immédiatement ensuite j'irai prendre des nouvelles de votre enfant. Je comprends votre inquiétude, mais à l'heure qu'il est, il ne peut pas être mieux pris en charge qu'en néonatologie.

Delphine croisa le regard de sa collègue, qui avait assisté Henri toute l'opération durant. Cette dernière contourna la table et se dirigea vers le papa.

— Monsieur ? Vous pouvez vous lever ? Nous y allons.

Puis elle ajouta à voix basse :

— Prenez votre temps. Nous allons transférer votre femme sur son lit, cela va prendre une minute environ. Nous allons passer juste devant vous. Si cela vous convient, levez-vous à ce moment. Sans vous commander, je crois que votre femme a besoin de vous voir debout et confiant.

L'homme lança un regard volontaire à l'infirmière.

— Ça va aller, je vous remercie.

Et il se leva. Delphine adressa un sourire discret à sa collègue. Toutes deux connaissaient par cœur ce petit tour de passe-passe verbal. L'orgueil des hommes triomphait presque toujours des émotions fortes. En tout cas, il les maintenait debout jusqu'à l'arrivée en chambre.

Une fois dans le couloir, ce fut au tour de sa femme de reprendre progressivement ses esprits.

— Quand pourrai-je aller voir ma fille ?

— Le plus tôt sera le mieux, madame, mais ce sont les médecins à qui elle a été confiée qui vont pouvoir nous le dire. Je me rends en néonatologie dès que vous êtes installée dans votre chambre. À mon retour nous discuterons de tout ceci.

— Pourquoi dites-vous « le plus tôt sera le mieux » ? demanda le papa. Elle a plus besoin de soins que de sa maman, non ? Chérie, tu dois te reposer aussi, on t'a fait une césarienne, ce n'est pas rien !

— Elle a autant besoin de soins que de votre présence, glissa Delphine.

Puis, en ouvrant la porte de la chambre, elle ajouta en observant la maman :

— Et réciproquement, j'en suis sûre.

Deux minutes plus tard, Delphine reprenait le chemin de la néonatologie pour prendre des nouvelles de bébé trente.

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Commentaires

  • C'est à partir d'ici que les choses vont basculer... Je ne vais pas résister à l'envie de partager la suite...

  • Merci Eric, cette histoire aussi c'est très interessant.

    J'ai lu les trois épisodes de Delphine tous ensemble!

    A bientot

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