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Il y a des nuits comme ça (5)

Reproches

La voix résonnait dans le combiné :

— Delphine, tu es en train de m'expliquer que la maman de Noémie est à côté de sa fille, en néonat ?

— Henri, je l'ai découverte face à la vitre, dans une chaise roulante. Au moins ici elle ne se déchire pas l'abdomen et elle ne panique pas.

— Tu parles... Et maintenant qu'elle est près de sa fille, tu crois qu'on va pouvoir la ramener tout simplement en salle d'op vite fait bien fait ?

— Ce ne sera pas nécessaire, à mon avis.

— Ça, tu n'en sais rien.

Delphine encaissa la claque. Henri avait raison : lui seul pouvait déterminer si oui ou non les sutures de maman Noémie nécessitaient une nouvelle intervention.

Il n'en restait pas moins que l'infirmière n'aimait pas le ton de reproche que lui adressait l'obstétricien. Après tout, personne dans son service n'avait vu la maman quitter sa chambre, fait hautement improbable après une césarienne. Il était évident que l'angoisse de maman Noémie avait eu raison de la douleur.

Et au fond... Où est le papa dans tout ça ?

Elle appela Bertrand.

— Dis-moi Delphine, c'est quoi c'est histoire de maman voyageuse ? Henri monte vous rejoindre, et pas spécialement de bon poil.

— C'est l'imprévu de cette nuit. Je t'expliquerai dès que j'aurai donné des nouvelles de bébé trente à ses parents : c'est pour cela que j'étais montée. Tu peux me renseigner ? La maman voyageuse a accouché toute seule ?

— Oui. Pas de papa à l'horizon.

— Merci. Je suis là dans dix minutes.

Pas de papa. Pauvre maman pauvre petite fille.

A ce moment Delphine entr'aperçut le visage de Marc, seul au volant de sa voiture.

À chacun sa solitude.

***

Chaque garde apportait son « imprévu de la nuit », c'était un des aspects de son métier qui plaisait le plus à Delphine. Depuis la première fois, la jeune infirmière savait qu'elle prendrait plaisir à vivre pleinement chaque nuit – et l'imprévu qui l'accompagne.

Et les parents de bébé trente qui attendent.

Delphine revint vers Cécile.

— Comment va-t-elle ?

— Idem. Pour l'instant la saturation en oxygène n'est vraiment pas bonne, mais elle se réchauffe. On dirait la jumelle de Noémie.

— Je reviens quand avec les parents ?

— Laisse-moi au moins une heure. Je n'ai pas qu'elle.

— Je sais, Cécile. Merci.

Elle se dirigea vers maman Noémie, qui parlait doucement à sa fille.

— Madame ? Si vous êtes d'accord, nous allons ensemble faire le nécessaire pour nourrir Noémie. Et aussi l'aider à se protéger.

***

Utiliser un tire-lait pour récupérer le colostrum n'était pas la chose la plus simple à faire, mais maman Noémie se débrouillait très bien. Cécile avait donné son feu vert pour que l'on tente de nourrir la petite fille.

Maman Noémie semblait très bien renseignée. Elle savait que si sa fille était capable d'ingérer son colostrum, elle bénéficierait d'un vrai concentré d'anticorps et augmenterait son immunité. Restait à savoir si Noémie arriverait à se nourrir.

En s'engageant dans le couloir, Delphine faillit percuter Henri. Son expression était aux antipodes de celui qui l'avait accueilli en salle d'opération quelques temps plus tôt.

— Tu m'expliques ? demanda-t-il.

— Rapidement. J'ai des parents inquiets deux étages plus bas.

— Ne me fais pas ton numéro. Avec un peu de chance ils sont toujours dans leur chambre et les sutures de ma patiente n'ont pas sauté.

Delphine regretta sa petite réplique.

— Désolée.

— Rapidement, as-tu dit ?

— Ok. Je l'ai trouvée exactement à ta place. Pliée en deux. J'ai prétexté un changement de pansement pour jeter un œil. Maintenant qu'elle est occupée à nourrir sa fille, tu pourras facilement l'examiner, et la convaincre de retourner au bloc si c'est nécessaire.

— Merci.

Il posa la main sur la poignée de la porte. Delphine s'éloigna.

— Delphine ?

— Oui ?

— J'ai bien compris que tu n'y es pour rien.

Elle était à deux doigts de répondre quelque chose comme : « je vais rejoindre ton autre patiente avant qu'elle ne se relève et monte ici », mais à la place, elle décocha un sourire et tourna les talons.

Petite conne. C'est quoi ce sourire ? Pourquoi tu ne le dragues pas ouvertement tant que tu y es ?

Delphine n'eut pas beaucoup de temps pour y penser. L'idée de Marc revenait. À chaque fois qu'elle était seule, elle le voyait, en route, tourné, tendu vers sa destination.

Mais quelle était-elle, cette destination ? Et que faisait Delphine, à jouer les petites filles gênées face au médecin qu'elle avait irrité l'instant d'avant ? Elle n'avait pas grand chose à se reprocher, et pourtant elle réagissait comme si elle avait voulu dissimuler une erreur fatale.

Ressaisis-toi, ma fille.

Plus facile à dire qu'à faire. Marc revenait une fois encore alors qu'elle descendait les escaliers.

Fiche le camp. J'ai des parents à rassurer. N'imagine surtout pas que je vais te laisser hanter ma nuit. J'ai du travail, des choses à penser. Un exemple au hasard : comment rassurer un couple de jeunes parents avec les maigres informations que je viens de glaner chez Cécile. Sans compter le temps que j'ai perdu avec la maman de Noémie. Et puis, maintenant que j'y pense, peut-être que mes parents-à-rassurer sont en train de monter aux renseignements par l'ascenseur, de guerre lasse, alors que moi je descends par les escaliers, parce que je crois que c'est bon pour mes fesses et mes cuisses. Merde, Marc, sors de ma tête, je mélange tout.

***

Delphine frappa discrètement à la porte. Pas de réponse. Elle ouvrit la porte.

Noir dans la chambre.

Ce n'est pas vrai : ils sont montés ! Cécile et Henri vont m'arracher les yeux.

De rage, elle alluma la lumière principale.

Quelques éclairs de lumière grise plus tard, elle découvrit le père de bébé trente affalé dans le fauteuil placé au coin de la chambre.

Il lui lança un regard de chien de garde.

— Ma femme dort.

Delphine éprouva instantanément de l'antipathie pour cet homme. Autant ce papa lui avait inspiré un sentiment d'indifférence au sortir de la salle d'opération, autant l'idée qu'il se soit endormi, dans le coin de la chambre, sans plus s'inquiéter pour sa fille, sans tenir la main de sa femme, révoltait Delphine au plus profond d'elle-même.

Les anti-douleurs l'ont assommée. Et lui, quelle excuse a-t-il ?

Elle s'apprêtait à demander « voulez-vous éventuellement des nouvelles de votre enfant ? », mais s'abstint de le provoquer.

— Votre petite fille est dans un état stationnaire. La pédiatre prend soin d'elle. D'ici peu vous pourrez monter la voir.

— Ma femme doit se reposer.

J'ai bien entendu ? Tu ne veux pas voir ton enfant ?

— Oui... Bien entendu. Je voulais juste dire...

— J'irai parler au pédiatre.

— ...que c'est important pour votre bébé de vous sentir près d'elle, maman et papa. Nous prévoyons tout pour que vous...

— Merci, mademoiselle.

Je rêve ! Il me demande de me barrer !

Au lieu de battre en retraite elle avança vers l'homme qui l'éconduisait avec tant de suffisance.

— Je dois examiner Madame.

— Le chirurgien a dit qu'il s'en chargeait.

— Il est retenu par une urgence.

Elle s'approcha de la maman endormie.

— Mademoiselle, le chirurgien...

Delphine fit volte-face. Sa voix descendit d'une octave :

— Si « le chirurgien » était à ma place, ici et maintenant, vous opposeriez-vous à ce qu'il examine Madame ?

L'homme hésita. Elle s'était approchée de lui : son nez lui dit qu'il n'avait probablement pas pris de douche depuis au moins deux jours. Délicieux.

— Je suis ici parce que « le chirurgien » me l'a demandé, monsieur.

Le service commandé. Ça marche presque à tous les coups. Tu as de la chance, mon bonhomme. J'étais à deux doigts de passer en force, et tant pis pour mon grade. De toute façon tout s'écroule au-dehors. Marc ne roule pas vers moi, je le sens. Non, en fait je n'en sais rien, mais merde, cela n'a rien à voir.

Il haussa les épaules et retourna à son fauteuil.

Tension correcte, perfusion changée, pansement sans la moindre trace de sang. C'est presque trop beau : rien à voir avec la maman de Noémie. Et elle dort d'un sommeil de plomb. Je n'ai plus rien à faire ici pour l'instant.

Elle se retourna et vit son mari affalé, le regard vide.

Il n'a qu'une envie : se rendormir. Il ne garde les yeux ouverts que pour me surveiller.

Je déteste ce type.

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Commentaires

  • La suite est là... et l'injustice ne tardera pas à monter son visage.

  • oups!!l'enfer la nuit dans l’hôpital, la peur, j'ai connu, quand on se sent toutes seules, que les malades dorment , mauvais souvenir!!un peu parano, parfois!!quand on travaille la nuit! mais là, je le sens pas trop le mari qui bouge pas de sa chaise dans le coin de la chambre..enfin, je verrai...bon travail. Dominique

  • Bonjour Dominique,

    Je suis content de constater que les conseils qui m'ont été prodigués par deux "professionnelles-de-la-profession" rendent cette histoire vraisemblable.

    En fait, je j'ai écrit cette nouvelle entièrement, avant de la soumettre à leur avis.

    Je tenais à ce que l'exercice d'imagination soit complet, quitte à risquer de revoir l'histoire de fond en comble.

    A mon heureuse surprise, j'ai reçu un bon bulletin!

    Je publie la suite dans pas longtemps...

    ...on s'approche de l'enfer...

     

    Eric

     

  • je me régale et attends la suite, je suis l'épouse de DANIEL, le peintre et moi, je suis infirmière de formation et vous assure que tout le coté médical est complétement véridique; parfait!bravo..DOMINIQUE JOUX

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