L'escorte des héros
Delphine savait très bien que sa chef infirmière la ferait surveiller de très près durant la garde, mais cela ne l'inquiétait pas. Ses compétences n'étaient pas en cause, et elle tiendrait le coup. Bertrand, qui coordonnerait les travaux jusqu'au retour de Maya le lendemain matin, était plus jeune qu'elle dans le service, mais il était expérimenté et assumait très professionnellement son statut de « second ».
D'ailleurs, en guise de mise en jambe, Maya avait fait un cadeau à Delphine :
— Monsieur ?
Il téléphone. La famille, sûrement. Stressé, le jeune papa.
Elle mit dans son sourire la promesse d'une bonne nouvelle.
— Oui, excusez-moi, dit-il d'un air gêné, je ne devrais pas utiliser mon portable...
— Vous êtes au bout du couloir, il n'y a aucun appareil électronique dans les environs, je ne vais pas vous gronder. Vous m'accompagnez ? Nous allons voir Lucas.
— Il y a du nouveau ?
— Oui. Vous allez pouvoir rassurer sa maman.
Delphine savait qu'il lui serait facile d'évacuer le stress de ce papa-ci. Merci Maya. Elle demanda :
— Je viens de prendre mon service. On dirait que Lucas est arrivé un peu fatigué ?
Elle lui fit raconter ce qu'en réalité elle savait déjà. Le travail avait été long, et à l'arrivée, la maman et son bébé étaient tous deux épuisés. Lucas était en hypothermie. Rien d'alarmant : le service de néonatologie l'avait sous sa garde depuis une heure et demie. Le temps d'y arriver, le papa avait terminé son histoire.
— Vous m'attendez ici ? J'en ai pour une minute.
Et Delphine pénétra dans le service.
Derrière la grande baie vitrée s'alignaient plusieurs couveuses. Certaines étaient faiblement éclairées, d'autres d'une lumière plus intense et tirant sur le violet. Plus loin, trois bébés dormaient sous un halo rouge.
— Bonsoir Cécile.
— Bonsoir Delphine. Tu viens faire tes courses ?
— Je suis arrivée à l'avance. Tu sais bien qu'avant dix-huit heures Maya ne m'autorisera même pas à remplacer une perfusion. Elle estime que je n'ai aucune bonne raison d'arriver plus tôt, alors elle m'offre une petite promenade.
— Sans commentaires... On manque de bras partout, donc tu tombes à pic. On m'a dit que toutes les salles de travail étaient occupées, et que deux mamans sont en salle d'op'... à trente semaines.
Deux prématurés. Ils avaient toutes les chances de se retrouver en néonatologie avant le lever du jour. Cécile était la pédiatre de garde : elle n'allait pas chômer cette nuit.
— Ça te fait déjà deux clients.
— Et toi deux mamans à rassurer. Bon, Lucas a retrouvé sa température normale, la saturation en oxygène est ok, il est grand temps qu'il voie ses parents.
— Et vice versa.
— En effet.... Et la fatigue reprendra vite le dessus... Je parie qu'il va dormir tout le temps durant les prochaines vingt-quatre heures. Dis à sa maman d'en profiter.
Delphine prit Lucas dans ses bras et l'entoura d'une couverture, puis elle le déposa dans un austère lit à roulettes. Lucas jeta ses petites mains vers le ciel. Derrière la grande baie vitrée, son papa dévorait la scène des yeux.
Elle sortit en poussant le lit devant elle.
— Allons-y. Lucas aura grand faim dans pas longtemps.
***
Ils ne tardèrent pas à arriver à destination.
— Il y a déjà un lit pour Lucas dans la chambre, je n'ai utilisé celui-ci que pour le trajet. Vous le prenez dans vos bras ?
Le papa accepta avec gratitude. Delphine aimait favoriser ces petites mises en scène : père et fils allaient pénétrer dans la chambre en héros.
— Je reviens dans un instant, dit-elle à mi-voix, car il avait déjà ouvert la porte.
— Chérie ? dit le papa. J'ai un cadeau pour toi.
***
En reprenant le chemin du service de néonatologie pour y rapporter le petit lit, Delphine se perdit dans ses pensées. Elle n'allait nulle part avec Marc.
Jamais je n'ai pensé à faire un enfant avec lui.
À cette idée, elle sentit son cœur réagir bizarrement, comme s'il s'était mis à tourner de travers, mais cela ne dura pas. Elle laissa trotter l'idée dans un coin de sa tête : il n'était pas question de s'appesantir sur le sujet, mais il n'était pas question non plus de le zapper.
Delphine avait suffisamment d'expérience pour savoir que les hommes et les femmes ne voyaient jamais vraiment les choses de la même manière. Aussi lorsqu'elle posait la question à chacun de ses petits amis : « qu'est ce qu'un homme et une femme qui s'aiment peuvent faire de plus beau au monde ? », jamais elle ne s'était vraiment étonnée lorsque chacun d'eux – y compris Marc – avait répondu « faire l'amour ». Elle avait aussi posé la question à ses amies et chacune avait répondu « faire un bébé ».
Delphine comprenait vaguement qu'en tirant de trop rapides conclusions sur de tels sujets, elle n'irait jamais nulle part dans sa relation avec les hommes et, son désir de maternité finissant par l'emporter, elle ferait tôt ou tard un bébé toute seule.
Laisse cela de côté, ma fille. Tu ferais bien de te concentrer sur ton travail.
Mais elle avait beau se le répéter, ses pensées partaient en vrille. Marc était le seul fiancé qu'elle ait « réellement mérité », comme disaient ses amis. En fait, c'était le seul après qui elle ait dû courir : tous les autres lui étaient tombés du ciel.
« Tombés du ciel, et boum, directement sous ton charme, évidemment, ils sont sonnés, les pauvres ! Tu peux les manger tout crus avant qu'ils ne reviennent à eux. »
C'était ce que Henri lui avait dit, quelques années plus tôt. Il était gynécologue. Delphine ne le voyait pas souvent, car il n'était pas affecté exclusivement à son hôpital, mais ils prenaient plaisir à prendre un café ensemble lorsque l'occasion se présentait.
Henri – et bien d'autres – le lui avait déjà dit : parmi les femmes du service, Delphine était la seule qui attirait le regard de tous les hommes, sans exception aucune.
— Même le mien, si tu veux savoir.
— Même le tien ? Je te trouve bien « cash » sur ce coup-là.
— Quoi ? Je dis ce que je pense, tout simplement. Tu ne crois quand même pas que je te drague ?
Delphine n'avait pas répondu car à vrai dire elle n'en savait rien. Ils étaient tous deux célibataires à cette époque, et Henri était un homme très séduisant. Elle n'avait ni ouvert ni fermé la porte, mais Henri n'avait jamais été plus loin. Leurs petits séjours à la cafétéria demeuraient leur unique partage.
Il y avait néanmoins une petite voix dans la tête de Delphine qui lui répétait que Henri devait avoir raison : elle plaisait aux hommes. Jamais elle n'avait eu à faire le moindre effort pour finir une soirée en agréable compagnie. Sous ses jolis cheveux noirs mi-longs se cachait une frimousse coquine, le plus souvent enrichie d'un sourire enfantin. Son corps était celui d'une gymnaste : souple, tonique, en perpétuel mouvement. Ses gestes étaient harmonieux et teintés d'une animalité toute féline. Les hommes plus âgés cherchaient en elle une petite protégée à couvrir de baisers, les plus jeunes imaginaient mille et une nuits de plaisir. Fidèle à sa manière d'envisager la vie, Delphine se soumettait avec délectation aux exigences des deux rôles. Ce faisant, elle n'avait jamais eu de petit ami de son âge, sérieux ou non, à l'exception de Marc.
Elle laissa le lit juste à l'entrée du service. Cécile s'affairait autour d'un nouveau venu. Elle fit demi-tour pour rejoindre Lucas et ses parents.
Commentaires
Je vais tenter de m'en tenir à un épisode par jour :-)
Très sympa cette idée d'histoire comme un feuilleton, cela met du piment dans la journée... Merci et à bientôt pour la suite!
Amicalement
Jacqueline