Quatrième tableau: La jeune mariée
En me couchant le lendemain soir, je priai pour revivre notre émouvante anomalie dans les moindres détails. J'avais essayé de comprendre ce qui m'était arrivé, en vain. Et malgré un sommeil inconfortable, propice aux pensées qui vagabondent et se mélangent, rien ne revint. Mes souvenirs semblaient avoir trouvé leur ultime port d'attache dans ma conscience diurne et cartésienne.
Je pris le parti de m'en satisfaire, car à la réflexion je préférais ne pas penser aux mille variations nocturnes qu'aurait pu engendrer l'image douce et bleutée de ma main glissée sous le coton.
Trois jours plus tard, Tiana m'écrivait. Mon albatros avait voyagé jusqu'aux antipodes. Shooting pour une marque célèbre de maillots – sa peau ambrée allait faire sensation. Elle me remerciait encore, espérait qu'on pourrait se revoir bientôt.
Ce fut le début d'une longue série d'échanges de courriers électroniques, durant laquelle, hélas, jamais elle ne revint chez moi.
Nous nous écrivions environ chaque semaine. Nous jouions à « cache-cache-mail »: à chaque fois je devais deviner et préciser par écrit à quel endroit de la planète je croyais la trouver lorsqu'elle lirait mon message suivant.
Ce fut notre jeu des mois durant.
L'hiver suivant fut précoce. Le dimanche 23 Novembre 2008, la neige se mit à tomber en abondance en Belgique. Pour la toute première fois, l'ambiance laiteuse à l'extérieur me rapprochait mentalement de mon invitée d'un soir.
Il me semblait évident que cette expérience avait été « notre » expérience; je me rappelais que Tiana avait été la seule à en parler.
Un sentiment de déséquilibre m'envahissait progressivement: en me quittant elle m'avait dit ce qui s'était passé, et même si elle ne semblait pas se souvenir des détails, elle avait eu l'honnêteté d'en parler avant de partir. Mon albatros avait lâché du lest avant son envol. Et moi, pour toute réponse j'avais tout enfoui dans ma mémoire: pas un mot, ni ce jour-là, ni plus tard.
La lune n'était pas encore bien haut dans le ciel que je trouvai cette situation de moins en moins supportable. Je me mis au clavier.
Un quart d'heure plus tard j'avais reconstitué son discours blanc, au mot près, j'en avais la quasi-certitude. Je m'excusai aussi de ne pas en avoir parlé si tôt. J'expédiai le courrier électronique.
Je ne reçus aucune réponse.
Ou du moins par courrier électronique.
Cette nuit-là je fis un rêve.
La neige tombait en flocons tout fins. J'ouvrais la porte de ma voiture.
— Tu as gardé tes belles manières.
— Tu as gardé ton beau sourire.
Tiana m'accompagnait vers mon appartement, pieds nus dans la neige.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit, pour cette nuit?
Je ne pouvais déterminer si elle avait dit « cette nuit » parce que nous n'en avions partagé qu'une seule, ou parce que mon rêve me ramenait à l'instant où nous avions quitté ma voiture ce soir-là.
Je glissai la clé dans la porte.
— Parce que les hommes gardent toujours pour eux ce qui les trouble, du moins pendant quelque temps. Ensuite, seuls certains d'entre eux arrivent à en parler.
— C'est dommage de perdre tout ce temps.
— Tu m'en veux?
Je me retournai. Tiana n'était plus là. Les traces dans la neige s'interrompaient juste derrière les miennes.
Le même rêve revint tous les soirs, des nuits durant.
Chaque soir je lui ouvrais la porte, chaque soir je pouvais dialoguer avec elle. Il m'était permis d'avoir de ses nouvelles, de connaître ses derniers déplacements, ses aventures de modèle, ses amourettes aussi, brèves, amusantes, mais jamais passionnées comme avec Dominique. Et chaque soir elle disparaissait dès qu'elle me questionnait à propos de « cette nuit ».
Puis un soir je décidai de changer de scénario. J'attendis comme chaque nuit mon rendez-vous rêvé.
— Tu as gardé tes belles manières.
J'ouvris la porte:
— Je te demande pardon, Tiana.
Elle ne parut même pas surprise. C'était comme si elle avait patiemment vécu chaque soir la même scène, en attendant que je me décide. Elle sourit d'un air soulagé, contourna la portière et m'embrassa aussitôt, en murmurant:
— Je vais te faire un cadeau.
Le lendemain matin je reçus un mail de sa part, le premier depuis des mois. Je compris tout de suite que les rêves allaient cesser. Il ne précisait aucun sujet, et contenait juste l'adresse d'un site Internet. Je cliquai sur le lien, la page s'ouvrit. J'arrêtai de respirer.
J'atterris sur une page d'information mise à jour par une petite localité américaine. Tiana était morte depuis deux jours. Méningite foudroyante. Vingt-neuf cas recensés rien qu'en Arizona.
La journée se déroula dans un brouillard épais. Rien ne tenait debout. Tiana – si c'était elle – m'avait envoyé un courrier électronique deux jours après sa mort. Et comment cela pouvait-il être un cadeau?
J'espérais la retrouver en rêve le soir même, et obtenir d'elle une explication.
Le rêve ne vint pas.
J'en fis un autre, qui ajouta à ma confusion.
Je marchais dans l'herbe. Devant moi, une assemblée se séparait en deux groupes pour me laisser le passage. Tout le monde chantait.
Devant moi, un couple debout me tournait le dos. Elle portait une robe de mariée, il portait un smoking. Je contournai le couple par la gauche. Tiana priait. Harmonieux mélange de bonheur et de recueillement, son profil était d'une extraordinaire pureté.
Je m'éveillai, soulevé par un violent haut-le-cœur.
Tiana était morte, mais elle s'était mariée auparavant. Était-ce donc cela son cadeau? Un message en rêve, qui me disait qu'elle avait enfin trouvé le bonheur, un mari, une famille à bâtir?
Peut-être bien.
Je me levai et allumai mon ordinateur. Comment trouver la trace d'un mariage sur la Toile? J'explorai d'abord le site de son agence. Rien: l'anonymat des modèles était bien préservé. Une autre piste: son adresse e-mail pouvait m'amener à un blog, un autre site Internet, un forum... toujours rien. Quelques essais du côté des municipalités de l'état d'Arizona, en commençant par le mystérieux lien reçu le matin. Échec. Mais peut-être ma globe-trotteuse ne s'était-elle pas mariée aux États-Unis.
A l'issue d'une nuit blanche j'avais fait chou blanc sur toute la ligne. Je pris une douche bouillante avant de prendre ma voiture et filer vers mon premier rendez-vous professionnel de la journée.
J'espérais du fond du cœur en apprendre plus ce soir, s'il m'était donné de rêver encore à cette cérémonie.
Je sortis de ma voiture.
L'instant d'après, j'étais soulevé de terre.
J'entendis plusieurs craquements lorsque je retombai. Puis, plus tard, quelques voix qui s'approchaient. Les unes impuissantes, les autres effrayées, puis, enfin, une qui m'interpella.
— Monsieur, est-ce que cela va?
(- Oh Mon Dieu tu as vu le choc?)
(- Il faut le couvrir.)
— Monsieur, est-ce que vous m'entendez? Si vous m'entendez, serrez ma main.
Voilà. Je vous serre la main. Moi aussi j'ai suivi des cours de secourisme.
— Monsieur, est-ce que vous m'entendez? Pouvez-vous parler?
(- L'ambulance arrive)
(- Laissez-le respirer, s'il vous plaît)
— Monsieur pouvez-vous serrer ma main?
Encore? J'ai compris. Je suis paralysé.
(- Il a fermé les yeux)
— Monsieur, ne vous endormez pas, monsieur, s'il vous plaît, l'ambulance va arriver.
Je sens vos mains sur mon cou. Prenez votre temps. Cherchez mon pouls. Moi, j'ai trouvé mon cadeau.
— Vous avez dit quelque chose? Parlez-moi, Monsieur, il ne faut pas dormir, il faut rester avec moi. Restez avec moi, Monsieur, vous m'entendez? S'il vous plaît!
(-Il sourit)
Excusez-moi, je ne peux pas rester avec vous: je me marie.
Bruxelles, le 20 Novembre 2008.
Voilà! Nous sommes au terme de notre visite dans les histoires "poids plume" et "poids moyen". Si le coeur vous en dit, j'en au encore une à vous proposer... elle s'intitule "Il y a des nuits comme ça", elle se subdivise en 11 tableaux.
Qui veut?
Commentaires
Un coup de coeur la fin de l'histoire! Emotionante!
Bonne journée!
https://artsrtlettres.ning.com/events/des-vertes-et-des-pas-m-res
Je souhaitais partager quelques histoires, le moyen le plus simple étant ce réseau... La version papier existe sur amazon depuis peu: j'en ai laissé une trace sur ce réseau (le lien suit, ne bougez pas)
Bien à vous,
Eric
Très beau et très frustrant de devoir rallumer l'ordinateur pour continuer la lecture. J'aime savourer un livre...A quand la version papier? Ou alors je l'imprime? Mais ce n'est pas pareil... Avec mon admiration et ma sympathie! Renée Fuks.
J'aime ta façon de conter, elle m'emporte et me fait rêver...
Oui, ici le réel tente de s'imposer avec violence, mais il ne triomphe pas...
Bonne journée!
Éric
J'adore ces instants où la vie et le rêve se côtoient le destin nous joue des tours et le réel est là pourtant
Merci mille fois pour cette histoire Bravo pour la narration
Arlette
À bientôt,
Eric