Toutes les publications (31)
Robert Paul a dédié ce réseau Arts et Lettres à Max Elskamp.
D'autres trésors de cet admirable poète sont épars sur ce réseau
Suit une brève biographie d'Elskamp.
Max Elskamp est né le 5 mai 1862 à Anvers, non loin de l'église Saint-Paul. A cette époque, la ville possédait encore toute sa noblesse flamande, marchande et maritime. Les anciens quartiers, aux ruelles étroites et, tour à tour, grouillantes et silencieuses, firent sur l'enfant une impression profonde. Toute son oeuvre sera pénétrée de l'odeur sauvage du fleuve, où de grands coups de vent jetaient la senteur du goudron et des cargaisons, et les notes rauques des sirènes. Ses yeux s'étaient ouverts sur les bassins aux mâtures nombreuses, les écluses, les embarcadères et leurs pilotis, les magasins d'épices rares et exotiques, les marins aux parlers rudes et divers, les allées et venues des débardeurs et des filles, les voiliers aux noms touchants et magnifiques et les petites gens du quartier. Tout enfant encore, Max Elskamp suivra ses parents dans une maison neuve, au boulevard Léopold, dans un quartier neuf, lui aussi, et patricie, comme on disait alors. Mais ce vaste et magnifique hôtel, où pourtant devait s'écouler sa vie, occupera moins sa pensée que le décor de ses premières années. Jeune garçon, il était invinciblement attiré par le port et y passait toutes ses heures de liberté.
Son père avait été banquier; artiste de goût, il menait son fils au Musée et lui montrait une admirable collection de primitifs. Sa mère, rêveuse et mystique, atteinte d'une maladie mystérieuse, lui apprenait à éviter de faire souffrir. C'est d'elle qu'il tint en horreur, qu'il gardera toute sa vie, de la force brutale, son attention aux choses les plus humbles, sa curiosité de leur sens caché, et une sensibilité très subtile et très discrète, une sensibilité de solitaire. Max Elskamp doit à son père le sens de la beauté des images, de la ligne et de la couleur, et une dignité de grand seigneur timide. L'hérédité nordique, du côté paternel, s'alliait en lui à l'hérédité française et wallonne que lui avait transmise sa mère. Les vacances d'été dans la campagne wallonne au sein d'une famille joyeuse alternaient pour lui avec le séjour rêveur et solitaire, près du grand port flamand.
Elskamp fit quelques voyages. Il connut le métier des marins et des bateliers. Il s'intéressa à tous les anciens artisanats aux traditions séculaires. Le nom des objets et des outils, leur forme parfaite par l'usage, les gestes et les tableaux et les chansons de l'humble vie populaire, il recueillit tout dans sa mémoire et dans son coeur. Il reçut ainsi la leçon de l'apparence et de la vie profonde des choses, et l'intuition prolongeait l'étude.
Comme tant de fils de famille riche, à l'époque, il fit des études de droit. Mais il ne s'intéressa guère au barreau et le quitta après très peu de temps. Il éprouva un grand et pur amour pour une jeune fille qu'un autre épousa et emmena en Egypte. Il ne se consola jamais de l'avoir perdue. Ce furent des années vraiment désolées. Il se rapprochera davantage de son père et ce fut entre eux une admirable amitié. Sa mère mourut, puis, tragiquement, sa soeur. Lorsqu'en 1911, son père mourut, il sembla qu'il n'avait plus qu'à songer à la mort. Lui-même était malade et croyait qu'il ne guérirait plus.
Il avait écrit des poèmes qui furent publiés d'abord en plaquettes et en livres de haut luxe. Il en surveillait attentivement la typographie. Il les agrémentait de gravures qu'il taillait dans le bois selon les modes des anciens imagiers. Ils furent réunis en un volume qui parut au Mercure de France en 1898, sous le titre de "La Louange de la Vie" (Brève présentation suivra) . Ce volume comprend "Dominical", Salutations dont d'angéliques", "En symbole vers l'apostolat", Six Chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre" (Texte intégral suivra). La même année parut encore un recueil: "Enluminures" (Brève présentationsuivra).
Le poète se tut alors. Il s'était épris de folklore et rassemblait d'importantes collections. Les instruments qui ont servi à étudier les astres ou à mesurer le temps l'intéressaient particulièrement: horloges, gnomons, sextants, astrolabes, etc. Il s'en procura de toutes provenances, fit à leur propos des calculs et des études. Il semblait s'être fait dans sa solitude une manière de quiétude: ce n'était peut-être qu'une forme du renoncement. Quelque chose d'obscur le détournait de la littérature. On put croire alors que l'oeuvre du poète était terminée. Il se livrait à des recherches de technique et de science.
Ce fut la guerre de 1914, et l'exode vers la Hollande des civils qui voulaient éviter les horreurs de l'occupation allemande. Max Elskamp s'en fut par les routes à Berg-op-Zoom. Il y mena la vie misérable des réfugiés en exil. Sa dépression morale fut extrême et sa faiblesse inquiétante. En 1915, Henry van de Velde (voir le très précieux hommage qu'il rendit au poète), son plus ancien et son plus fidèle ami, parvint à le décider à rentrer à Anvers. Max y retrouvera sa maison abandonnée et le silence qu'il aimait. Il reprit ses occupations coutumières. Il se remit à la recherche et à l'étude des témoins émouvants de la vie populaire. Les souvenirs, belles images, occupaient de leur douceur ou de leur peine ses insomnies. Il se remit à graver le bois et à écrire des poèmes. La guerre prit fin. Ses journées se suivaient dans leur régularité et leur monotonie: mêmes occupations, entretiens avec quelques intimes, promenades avec la même amie, son "Accoutumée", comme il disait.
Après la période de la prostration, du silence et de l'exil - c'est ainsi qu'il la désignait lui- même - vint une période de production intense, de 1920 à 1924. Un premier recueil: "Sous les tentes de l'exode" (1921) (Brève présentation suivra), nous apporte le témoignage d'une sensibilité émue par les événements. Puis ce furent les "Chansons désabusées" (Brève présentation suivra) et "Maya" (Brève présentation suivra), --- (Texte intégralsuivra) où revivaient ses souvenirs d'amour et les anciens thèmes de sa rêverie (1922). En 1923, les "Délectations moroses" nous rappellent ses hantises et sa longue peine. "La Chanson de la rue Saint-Paul" (Texte intégralsuivra) évoque de la façon la plus émouvante ce qu'il a le plus profondément aimé: les siens et le vieux quartier de ses premières années. En 1923 encore, "Les Sept Notre-Dame des plus beaux Métiers", le plus bel album de ses oeuvres xylographiques. En 1924, les deux derniers recueils qui parurent sous son contrôle: "Aegri Somnia" (Brève présentationsuivra) et "Remembrances".
Mais la maladie était venue, l'affreuse maladie et des obsessions terribles. La cloison s'était rompue entre l'univers et la vie intérieure. On a parlé de démence, d'accès de fureur et d'heures de dépression. Le poète est mort le 10 décembre 1931.
Il laissait quelques recueils de poèmes inédits. On en a publié la partie la plus importante et sans doute la plus belle: "Les Fleurs vertes", "Les Joies blondes", deux recueils qui parurent en 1934. Mais d'autres recueils demeurent inédits, dont il faut convenir qu'ils présentent des répétitions, des incohérences ou des traces de défaillance.
Familier de toutes les images chrétiennes, Max Elskamp ne fut pas catholique. "Religion vague et invoulue, dit-il, car je ne crois pas." Mais s'il fuyait les dogmes, il était pourtant "l'être le plus religieux" (Jean de Bosschère nous l'assure). Sa piété pour les choses et pour les hommes simples qui révèlent, sans le savoir, par des signes, ce qu'il y a d'essentiel en eux, suit des routes pour ainsi dire franciscaines et le mène à la mystique populaire. Dans l'évocation des croyances et des rites, "résonne la hantise mystique". Sa curiosité et le besoin de pénétrer plus profondément dans la compréhension de l'être et de sa solitude le conduiront à une sorte de bouddhisme qui n'était pas le bouddhisme et où il alliait deux sensibilités, la flamande qu'il s'était formée dans la solitude, et la chinoise qu'il avait rêvée; mystique de douceur, de silence et de paix. Mais sa pensée ne put s'y arrêter. Il était obsédé par des spéculations dont on ne trouve l'expression que dans sa correspondance. Il poursuivait, dans son absolu, le mystère de l'Etre, de l'Unité, du Temps et de l'Eternité. Ses dernières années lui apportèrent une douloureuse féerie pleine de persécutions, qui n'étaient pas toutes imaginaires.
Il vivait au plus haut de sa vaste et belle demeure, remplie de curiosités et d'oeuvres d'art. La chambre qu'il habitait était, tour à tour, la cellule monastique d'un fervent lecteur de l'"Imitation de Jésus-Christ", et l'atelier d'un artiste féru de la scrupuleuse perfection de l'artisan des anciens métiers. Sorte de moine laïc, préoccupé d'astronomie et de pensées secrètes. De là-haut, comme d'une tour, dans sa rêverie, ses confusions et ses clartés, "il était l'homme le plus vivant d'Anvers,, il était l'âme même d'Anvers, son honneur et sa légende". Il fuyait le contact des négociants et des grands armateurs. Solitaire et comme regardant au plus profond de soi-même, c'était la ville en lui en tout ce qu'elle a de durable et de meilleur, dans les joies et les douleurs, dans les prières et les chansons du peuple.
Cette vie d'Anvers, il nous la lègue dans son oeuvre, comme il fait revivre le quartier où il passa son enfance. "La rue Saint-Paul où je suis né, rue de consulats, maritime, joignant l'Escaut. Notre maison se trouvait pour ainsi dire enclavée dans l'église Saint-Paul, et mon enfance s'est passée sous les cloches, au milieu des corneilles et tout contre un horrifique calvaire en grès et cendrée, chef-d'oeuvre d'un sacristain en délire, où l'on voyait, entre les barres de fer, Christ au tombeau et dans de grandes et terribles flammes rouges, brûler sans fin les âmes du Purgatoire. En août passaient chez nous les baleines, les géants des Ommegancks flamands; et les hivers, si près du fleuve, les nuits d'hiver surtout étaient affreuses et trop emplies de bruit du vent, des glaces et de la marée. . ." Toute la vie véritable de sa vieille ville flamande, nous la retrouvons partout dans ses livres, mêlée à sa pensée, et site de ses souvenirs, particulièrement dans sa "Chanson de la rue Saint-Paul" (Texte intégral suivra) --- (Brève présentation suivra), où il nous a parlé de lui et des siens de la façon la plus émouvante.
Les premiers recueils de Max Elskamp, réunis dans "La louange de la vie" en 1898, nous le révèlent tel qu'il ne cessera d'être. Les thèmes de ses chants - il en parlait comme de l'"enfantin missel de notre Passion selon la vie" - s'ordonnent en suites régulièrement organisées. Déjà sa manière est fixée. Elle peut sembler d'un ton si préconçu qu'on a voulu y déceler de l'artifice. Il s'était choisi un style très consciemment personnel. Evitant à la fois les épanchements et l'accent "pleurard", comme il disait, il était parvenu à ralentir le débit et à concentrer les images. Il ne tarda pas à s'aperçevoir que ce ton et son rythme correspondaient à ceux des anciennes chansons flamandes Sa langue, une langue bien personnelle, faite d'ellipses et de tours syntaxiques inusités, création unique dans nos lettres, donnait l'impression d'archaïsme et s'adaptait merveilleusement à la nature de son inspiration. On a dit qu'il avait emprunté aux symbolistes, à Verlaine et à Mallarmé. Mais il suffit de lire une seule de ses strophes, un de ses couplets, pour découvrir ce que sa manière et son rythme ont de personnel. La langue des symbolistes, qui, chez d'autres, paraît une affectation et une préciosité vaines, est, chez lui, non un balbutiement ni un ornement, mais la forme même de la sensibilité. "Langue prodigieuse, dit Jean Cassou, faite d'appositions, de participes adjectivés, d'ablatifs absolus, de substantifs sans articles, langage tout naturellement synthétique, c'est-à-dire en contradiction complète avec le génie français, mais qui impose à notre raison sa densité paradoxale, son chant en sourdine, ses basses tenues, sa douce et lente marche d'orgue. Il ne s'agit point ici de disposer un discours, mais de juxtaposer en les retenant gauchement, par le moyen le plus immédiat, des images modestes et touchantes." Max Elskamp, craignait qu'on lui en fût grief; il disait, dans un moment de découragement: "J'écris trop au Nord". Et il marquait par là ce qu'il y a d'étrange dans sa manière, et aussi d'archaïque, souvenir des vieilles chansons populaires. Rien ne pouvait mieux convenir qu'elle à une pensée qui n'a rien d'actuel et dont on peut dire qu'elle vit hors du temps, dans un décor que les âges passés lui ont transmis.
Gens des vieux métiers et des corporations, dans des ruelles de béguinage, que longent derrière leur murs clos des jardins bien ordonnés. Joie quotidienne et gestes réguliers. Heures prévues comme à l'office et dont chacune a sa couleur et son objet. Saisons alternées. Passages des barques et lumières des jardins, prières devant chaque Madone, au coin des rues. Telles sont les visions du poète. Mais dans ces visions qu'il transcrit en bon imagier qui connaît les choses, sans déformer leur réalité, se trouve une réalité seconde, "celle du rêve et de l'absolu". De la réalité familière toujours vivante, il s'évade dans un monde à son image, mais où les choses cachées ont une vie claire, un monde où tout est de l'âme, où tout chante des paroles humaines, très simples et très chargées. Flandre est parée de ses plus belles saisons, de ses plus belles couleurs. Les anges et la Vierge y vivent, comme ils vivaient voisins des bonnes gens de jadis. Le paysage est un signe, un miroir intérieur où se reflète le coeur du poète. Il semble s'en tenir à ce qu'il voit; mais l'attention de son coeur - sa tendresse - est si grande que tout s'en trouve magnifié. Humblement, il nous propose ses "Enluminures", comme s'il copiait les apparences. Or, mystiquement, ce sont des présences qu'il évoque devant nous, par la force de son amour. Mystique, sans doute il l'est, bien qu'il n'adhère à aucune croyance. Mais il a l'amour de cette évidence qu'est pour lui la vision. C'est une foi encore, personnelle et secrète et qui le remplira de plus en plus de souffrance que de joie. Il souffre amèrement de souvenirs anciens. Il souffre aussi d'une douloureuse peine métaphysique. Mais il souffre seul, lui, le doux qui a horreur de la force, le pacifique qui craint de blesser les fleurs ou les objets, le disciple de l'Ecclésiaste qui mesure la vanité des choses et de nos souffrances mêmes, et qui n'arrive pas à se résigner, lui le bouddhiste pour qui toute vie est sacrée. Ses peines et ses pensées sont encloses dans ses belles images, avec une tendre discrétions.
Les chansons se succèdent évoquant tous les aspects d'une pensée qui se replie sur les images familières et sur les anciennes affections. Ce seront encore les "Chansons désabusées", "Maya", "Aegir somnia", "Les Délectations moroses". Mais depuis l'exil et "Les Tentes de l'Exode", il y a dans plus d'un poème quelque chose de moins indirect. Le lien demeure entre les faits particuliers de la vie et le chant qui en procède. L'aveu est plus nettement circonstancié. L'oeuvre en conserve quelque chose de tremblant et de plus fiévreux. Un accent nouveau se mêle à l'ancienne diction. Ce sont toujours des chansons "d'une perfection villonesque". Le tour populaire et la fraîcheur n'en sont pas feints, - car le poète est toute sincérité. Mais ce ne sont plus seulement ces petits airs comme on s'en chante pour bercer, pour calmer sa peine d'être un homme. Le poète est toujours possédé par sa volonté d'art. Son style et sa langue, comme ses rythmes familiers, lui sont si habituels que, souvent, le vers s'assouplit, se précipite. La pensée profonde qui "accompagne presque tous ses chants", les déborde constamment. La douleur, celle de la dureté de sa vie comme celle des souvenirs qui le harcèlent, lui est insupportable. Le destin est trop lours pour qu'on l'accepte sans percevoir l'effort. Il est altéré de perfection, et il n'y a plus de commune mesure entre la pensée, toute métaphysique, et les chansons. Le rêve même est trop pénible. Et celui qui avait prêché la paix et la joie et l'amour, défaille. Il lui arrive d'essayer de se distraire en décrivant des objets ou des estampes. Ses poèmes "ne sont jamais des peintures futiles". (Jean de Bosschère nous le signale utilement). Ces poèmes sont "des signes". Max Elskamp semble se hâter de tout dire pour pouvoir enfin se taire lorsqu'il éprouvera le besoin de crier sa plainte. Cette discrétion est bien aussi d'un homme de chez nous. Il peut se faire que nous l'ignorions, car il n'est pas fréquent que ces poètes profonds et renfermés écrivent ou parlent: contemplatifs, leur poésie est en eux et on a de la peine à la deviner, car elle se nourrit de solitude et de silence.
D'autres trésors de cet admirable poète sont épars sur ce réseau
Et voir encore ici: Max Elskamp et le presse privée en Belgique (documents issus de ma collection privée)
Des déclaration initiales de « La Jeune Belgique », le 1er décembre 1881, témoignent d’un peu plus d’assurance que celles de « La Jeune Revue littéraire » un an plus tôt. Mais on est loin encore d’un esprit révolutionnaire et même combatif. Le directeur et propriétaire Albert Grésil (c’est-à-dire Albert Bauwens), futur notaire, n’a rien d’un mousquetaire.
L’adhésion à l’Art pour l’Art et l’exclusion de la politique, ces deux points nouveaux du programme, ne sont affirmées qu’implicitement : « Nous faisons de la littérature et de l’Art avant tout. » Il faudra que Waller ait pris la direction de la revue pour qu’elle proclame une « neutralité complète ». Waller souhaite d’autre part qu’elle ne soit pas avant tout une revue de poètes, il se fait champion d’une langue correcte, d’un style original, d’une versification impeccable. Il est moderne, éclectique.
La Jeune Belgique formera un équipe, non une école. C’est voulu dès le départ : « La Jeune Belgique » ne sera d’aucune école. Nous estimons que tous les genres sont bons s’ils restent dans la modération nécessaire et s’ils ont de réels talents pour les interpréter. » On ne cache pas ses sympathies pour un naturalisme modéré : « Nous préférons le naturalisme de Daudet à celui de Zola ; celui-ci peut choquer parfois ; le premier jamais. » On invite les jeunes, « c’est-à-dire les vigoureux et les fidèles », à montrer « qu’il y a une Jeune Belgique comme il y a une Jeune France » et à prendre pour devise : « Soyons nous ».
Qu’est-ce à dire ? La Jeune Belgique rêve-t-elle d’une littérature belge, indépendante de la littérature française et ayant ses caractères propres ? Ou veut-elle surtout qu’une littérature puisse se développer en Belgique comme en France et exprimer la personnalité, belge ou non, des jeunes écrivains « vigoureux » ? On verra plus loin qu’il faut adopter cette seconde interprétation d’une devise équivoque.
Les principaux collaborateurs belges de cette première année (vingt-quatre numéros de seize pages) sont : Waller, Bauwens, Eekhoud, Mettange, Rodenbach, Maubel, Hannon, Jules Destrée, Verhaeren, Vierset, Lemonnier, Nizet, Gilkin, Nautet. Ils seront joints, au tome II, par Khnopff, Sulzberger, Van Arenbergh, Demblon, Fontainas, Picard et (sous le pseudonyme M. Mater) Maeterlinck. Plusieurs d’entre eux sont encore étudiants.
Waller est le plus actif des rédacteurs. Mais il ronge son frein ; lorsqu’il veut jouer à l’iconoclaste, il doit s’en prendre à Goethe. Même sa « Lettre à M. Luis Hymans », si elle est ferme dans sa justification d’un naturalisme en quête du vrai, ne peut franchir les bornes de la « courtoisie ». On sent néanmoins son impatience. Il s’intéresse avec prédilection à la littérature de chez nous, il réagit contre tout dénigrement systématique de nos écrivains, il porte aux nues Lemonnier, « l’artiste qui travaille pour l’art, rien que pour l’art, sans souci du public banal ». Il encourage, en poésie, l’inspiration nationale de Georges Eekhoud, mais il n’en fait pas un principe de notre littérature ; il admire Rodenbach, il loue d’un ton espiègle et vif l’originalité de Théo Hannon. Le 15 août 1882, à propos d’un malentendu qui l’oppose à Nautet, il ose écrire : Nous nous battrons contre les eunuques qui envient notre virilité, contre les vieux genoux qui convoitent nos crinières, contre les cancres qui dénigrent les Belges… »
Invitation à la gavotte
Il y a loin de ces lignes, cependant, à la fugueuse « Invitation à la gavotte » lancée par Albert Giraud en tête du dernier numéro de cette première année, le 15 novembre 1882. Le prétexte en est Ferdinand Loise, professeur à Mons et collaborateur du « Journal des Beaux-Arts » dont le directeur, Adolphe Siret, a naguère accueilli, pour peu de temps, des Jeunes Belgique, amis de son fils, Giraud attaque en Loise le représentant de « ces retraités de la littérature », ces « catarrheux et pituiteux », académiciens ou non, « congestionnés d’orgueil, ballonnés de vanité », qui font autour des jeunes « la conspiration de la grimace », au moment où « un mouvement artistique se prépare ». Il les avertit : « S’ils veulent se jeter en travers de l’effort actuel, (…) nos phrases seront un orchestre de lanières et de cravaches et nous cinglerons, cinglerons, cinglerons, si vite, si fort et si large, que dans une suprême gavotte, on les verra danser… ». La couverture annonçait en lettres grasses un changement complet de direction. Waller, avec les deniers de son père, venait de racheter la revue à Bauwens. Sans plus attendre, l’impatient Giraud, journaliste dans l’âme autant que poète, montait à l’assaut. Pendant plus de quinze ans, chaque fois que la revue devra définir sa doctrine, on retrouvera cet excellent critique dans son rôle de polémiste.
La Jeune Belgique est rajeunie, dans son équipe et sa typographie. Elle est plus copieuse et paraît désormais en fascicules mensuels de quarante pages, où la critique tient une place plus importante. A propos d’un ouvrage de Potvin, Waller, au nom des « crinières » qui sont l’avenir, lance un défi aux « perruques » de l’Académie royale. Il dénonce les écrivains qui font de la politique, « cette lèpre de la littérature ». Il inaugure des « Dialogues des morts », qui lui permettent d’aiguiser davantage une critique joyeuse, insolente et fantaisiste.
La Jeune Belgique peut désormais brandir sa nouvelle devise : Ne crains. A chaque occasion, elle va manifester un esprit jeune, celui de son directeur, espiègle, impertinent et agressif, éminemment constructif cependant.
On vit une aventure exaltante ; on se réunit chez Lemonnier, chez Picard et au café ; on a le bonheur de suivre une vocation, d’attaquer les bonzes de la littérature, de porter crinière et costumes extravagants, de scandaliser le public, de conspirer, de s’affirmer chaque jour davantage.
Ce foudroyant succès, Picard l’enregistre avec une joie étonnée, des conseils dédaigneux, de mars à juin 1883, dans « L’Art moderne » : les œuvres de ces jeunes gens ne lui paraissent pas supérieures à celles des aînés ; toutefois ils retiennent l’attention de tous, ils ont « une presse », favorable ou hostile, comme on n’en a guère vu jusqu’ici et cela au moment même où, « dans d’autres domaines, il y a un véritable affaissement ».
C’est que le zèle des jeunes est infatigable : ils ne se contentent pas de leur revue, ils commencent à lancer des volumes, ils s’introduisent dans d’autres périodiques et même dans la presse quotidienne (Lemonnier leur a ouvert notamment « L’Europe du dimanche », ils organisent des conférences à travers tout le pays. Ils s’intéressent d’ailleurs pas seulement à la littérature, ils font écho, de plus en plus, aux expositions et au mouvement musical.
En avril 1883, ils saisissent avec opportunité une occasion exceptionnelle de s’affirmer davantage encore, de se faire les champions de « notre renouveau littéraire ». Le jury officiel chargé d’attribuer le prix quinquennal de littérature s’est trouvé tellement divisé qu’aucune majorité n’a pu ses faire sur un nom, même sur celui de Lemonnier. Le prix n’a donc pas été décerné.
La Jeune Belgique interprète cette décision comme une insulte à la littérature. Elle proclame son attachement au « maréchal des lettres » et annonce bruyamment un banquet de protestation. Plus de deux cents convives, écrivains, peintres, musiciens, avocats, éditeurs, journalistes, étudiants et même députés, répondent à son appel, le 27 mai. C’est une « veillée d’armes », c’est « la Pâque publique de notre renaissante littérature ».
Conflits avec « L’Art moderne »
Ce triomphe de « La Jeune Belgique », Picard y contribue, mais il ne peut supporter que l’Art pour l’Art éloigne de la politique et de l’art social cette jeunesse vigoureuse et pleine de talent.
Edmond Picard était alors un personnage déjà considérable. Né en 1836, il avait plus de quarante-cinq ans ; réputé comme juriste, avocat et mécène, il tentait depuis peu de se faire un nom dans le monde littéraire. Il avait fondé avec Octave Maus, en mars 1881, « L’Art moderne ».
Ce journal hebdomadaire n’avait pas d’a bord un programme bien défini, sauf son modernisme. Entièrement consacré à la critique, il s’intéressait à tous les arts, littérature, peinture, sculpture, architecture, musique, etc. Picard, militant socialiste, laissa entendre dès le début qu’il rêvait de voir la littérature belge s’orienter vers une inspiration nationale et une action politique et sociale. Mais il ne déclencha qu’en 1883 l’offensive qui devait, sur ces deux points, l’opposer à « La Jeune Belgique ».
Avant cela, en décembre 1882, séduit par le talent de Waller et de ses amis, flatté par leur déférence, il patronne, avec Camille Lemonnier, Victor Arnould, Léon Cladel et Edmond de Goncourt, la fondation de « La Revue Moderne », confiée à Max Waller. On y retrouve, dans un climat plus tempéré, les principaux collaborateurs de « La Jeune Belgique ». Le jeune rédacteur en chef, après avoir fait écho à « une tendance à sortir du provincialisme, de la littérature de clocher, de la vulgarité des livres terre-à-terre », définit ce qui lui paraît essentiel : l’épanouissement de la personnalité, « l’effort du vrai » et « le désir d’approfondir la pensée en ciselant la forme ». La revue s’intéresse aussi à la science, à la peinture et surtout à la musique et à Wagner. Picard, dès le second numéro, y fait de la politique. Mais en tête du tome II, en juillet 1883, il ne se contente plus de parler en son nom : au moment où « La Jeune Belgique » refuse de s’engager dans la littérature politique et l’art social, il annonce que « La Revue moderne » devient « l’organe mensuel de la politique avancée ».
On ne s’étonne pas qu’elle perde dès lors beaucoup de son intérêt et qu’elle ne vive plus que deux mois, le temps nécessaire à la liquidation !
Nous n’allons pas retracer dans ses détails l’histoire des polémiques entre « La Jeune Belgique » et « L’Art Moderne ». L’initiative en est imputable à Picard, dont les maladresses égalent la sincérité. En 1883, il bataille pour l’art social contre l’Art pour l’Art : cette jeunesse qui se déclare, avec Rodenbach, « écoeurée des platitudes politiques », il veut qu’elle renonce à un art de distraction et qu’elle se porte au secours des « réformes que la politique doit réaliser », qu’elle prépare le raz de marée qui submergera la bourgeoisie sous le peuple. Cet appel s’accompagne de réflexions extrêmement désobligeantes sur la sévérité des jeunes à l’égard de Potvin, sur leur excessive préoccupation de la forme, sur les « contorsions » de leur style, sur leur vanité, leur soif de réclame, leur publicité tapageuse.
La Jeune Belgique se raidit, repousse « l’art social, « vulgaire nécessairement », « la négation même de l’art » ; elle tâche toutefois d’éviter la rupture avec ce grand aîné, dont elle supporte les brimades avec une patience exceptionnelle. L’année 1884 est assez clame apparemment ; l’armistice se prolonge, rompu par quelques coups de feu ; l’équipe de « La Jeune Belgique » perd un peu de sa cohésion ; la « dictature » de Waller agace quelques-uns de ses collaborateurs. Une nouvelle maladresse de Picard, en novembre 1884, va rapprocher les chefs de file du jeune mouvement.
Picard met cette fois l’accent sur un autre idéal, associé d’ailleurs à celui de l’art social. De nouveau, il mêle à ses objurgations des jugements déplaisants : les Jeunes Belgique manquent d’originalité, ils ne sont que les pasticheurs des Jeunes France et des Parnassiens ; s’ils veulent faire œuvre originale, leur art doit être non seulement social, mais national ; la littérature belge doit chercher dans le pays toutes les inspirations, « voir le milieu belge, penser en Belge ».
Picard rejoignait ainsi par un biais l’art social, inspiré par l’actualité, par la vie nationale : mais il rejoignait aussi l’idéal qui n’avait cessé de s’affirmer depuis plus d’un demi-siècle : celui d’une littérature belge, indépendante de la littérature française et vivifiée par l’inspiration nationale ou le régionalisme.
Littérature nationale ?
On croit trop communément que « le premier point du programme » de « La Jeune Belgique » était une « littérature originale et indépendante », « essentiellement autochtone », affranchie du « joug étranger », « une littérature qui veut se donner une physionomie propre ». J’emprunte ces termes à cinq bons travaux d’histoire littéraire ; je pourrais en choisir d’autres, exprimant la même conviction, la même erreur.
D’où provient cette méprise ? Le nom même de « La Jeune Belgique » dont on a vu l’origine, est trompeur à distance. Ambiguë aussi l’expression « littérature nationale ». Quand Rodenbach s’écrie, dans son toast à Lemonnier : « Nous tous qui travaillons pour créer une littérature nationale », il veut dire : Jusqu’à ce jour, la littérature belge a été inexistante, parce qu’elle a été surtout l’œuvre d’amateurs et de trop rares écrivains dignes de ce nom, que ne soutenait aucune solidarité dans l’effort, aucune sympathie du public. Nous voulons créer cette cohésion et cet intérêt, susciter des vocations et une large mouvement littéraire qui, par son ampleur et son écho, méritera enfin le nom de « national ».
Si telle était d’abord la pensée des Jeunes Belgique, on comprend, toutefois que, dans la suite, l’expression « littérature nationale » ait pris un autre sens, pour plusieurs raisons : la consécration officielle du mouvement et de son nom, la conscience d’une solidarité effective, l’existence de tendances communes à un certain nombre d’écrivains, l’adhésion incontestable d’une partie d’entre eux à l’idée d’une littérature autochtone et surtout à un régionalisme qui fera bientôt fureur mais qui, répétons-le, est étranger aux intentions du début. L’histoire littéraire elle-même n’a pas manqué d’accréditer cette interprétation en cherchant à mettre en évidence tout ce qui semblait traduire, dans les lettres comme dans l’art pictural, une originalité flamande ou belge.
Autre équivoque : la première devise, « Soyons nous », de « La Jeune Belgique ». Elle ne signifie pas : « Soyons Belges, systématiquement, dans notre inspiration ou notre écriture », comme on le pense généralement aujourd’hui. On y voit l’écho d’une déclaration mise par Lemonnier en tête de « Nos Flamands », avant 1870, à une époque où l’on était d’accord pour rêver d’une littérature belge libérée de l’imitation des Français : « La pire annexion n’est pas celle d’un coin de terre. C’est celle des esprits. Nous-mêmes ou périr. »
Mais « Soyons nous » n’a ni cette origine ni ce sens. Cette devise répond à l’invitation lancée par Georges Eekhoud, en Mai 1880, dans la « Revue Artistique » d’Anvers, au terme d’une série d’études sur Zola. Eekhoud a pris la défense du romancier naturaliste, mais il s’inquiète de son influence et de l’engouement et des « calques » qu’il suscite. Imiter est signe d’impuissance ; imiter Zola n’est pas littérairement plus défendable qu’imiter Boileau, Lamartine, Musset ou Victor Hugo. « Etre soi-même » (c’est lui qui le souligne) : telle devrait être la devise de quiconque veut entrer dans la carrière artistique et surtout y demeurer. »
En répondant à l’invitation de son aîné, devenu son collaborateur, « La Jeune Belgique » proclame : Ne soyons d’aucune école ; ne nous mettons à la remorque de personne ; soyons personnels.
Son adhésion au Parnasse est nuancée, réservée, hostile aux formules toutes faites. Elle se refuse à le considérer comme impersonnel et impassible. Elle est loin de renier le romantisme, qui lui paraît se prolonger jusque dans le vrai naturalisme, dans celui qui ne fait pas disparaître l’écrivain et son émotion « derrière l’action qu’il raconte ».
L’exégèse de « Soyons nous », Waller la donne sans détour en tête de « La Revue moderne », au moment où il devient directeur de « La Jeune Belgique » : « Celui qui dans une forme originale s’incarne « lui-même », celui-là est « l’écrivain » et l’on peut dire qu’il n’y a plus aujourd’hui qu’une école : celle de la personnalité. »
C’est bien ainsi que Bauwens, en évoquant ces années, interprète également la devise de la revue qu’il a fondée : « Soyons nous », pour lui, marquait le refus d’adhérer à une école, à une formule littéraire : « Soyons nous » et ne soyons d’aucune école ».
Lemonnier, dans la préface qu’il donne à « La Vie bête » de Waller, en 1883, ne se trompe point sur le sens de cette devise ; il félicite son jeune ami d’avoir écouté son cœur et exprimé ses propres émotions : « Votre livre est bien vous-même, avec la nostalgie des bonheurs impossibles (…). Mettons le plus possible de nous-mêmes dans nos ouvrages, sans se soucier des formules et des canons. »
C’est aussi l’interprétation d’un adversaire des Jeunes Belgique, Charles Tilman, qui avait été à l’Athénée de Louvain le professeur d’Albert Giraud. Dans la quatrième de ses « Lettres sur la Jeune Belgique » (1887), on peut voir que « Soyons nous » lui paraît exprimer la volonté de livrer sa personnalité, de « faire tomber les poncifs, les banalités », comme l’a dit Rodenbach au banquet Lemonnier. « Livrer au public ses entrailles pantelantes : tel est le rêve des Jeunes », écrit Tilman. Il exagère, mais le sens même de son exagération est significatif.
Il se méprend toutefois sur les ambitions patriotiques de la Jeune Belgique. Il prétend qu’elle veut « donner naissance à une littérature nationale, faire éclore une langue belge et une littérature belge, penser en belge et écrire en belge », « secouer les langues dans lesquels aime à nous emmailloter un pays voisin ».
Que ce critique à la fois incompréhensif et consciencieux, qui fait le procès des Jeunes Belgique et de leur réalisme en accumulant des milliers de citations, ait pu se tromper sur un point aussi important, c’est une preuve, après d’autres, que l’erreur s’était bientôt répandue. On imputait à « La Jeune Belgique » une des revendication de « L’Art moderne ». Mais il est remarquable que l’exposé de Tilman, ailleurs truffé d’expressions empruntées à « La Jeune Belgique », n’en renferme pas une seule dans cette partie. Sans doute Tilman note le caractère national de l’inspiration de Camille Lemonnier, d’Emile Verhaeren, de Georges Eekhoud, mais il ne reproduit aucune déclaration de principe. Bien plus, il doit reconnaître que tous ces « Jeunes » sont « infectés » de l’influence parisienne et il déclare : « Il n’est point de littérature nationale possible en Belgique ». Aussi, lorsqu’il fonde, en 1888, « La revue belge », se garde-t-il, en définissant son programme, de parler de littérature belge.
Sur ce point, on peut dire qu’il était d’accord avec « La Jeune Belgique ». Max Waller et ses amis n’ont aucune envie de s’opposer aux Français, de « secouer un joug » dont ils ne sentent pas le poids, ils sont heureux et fiers d’accueillir des collaborateurs français de se chercher des maîtres en France plus encore qu’en Belgique. Ils veulent que leur patrie ait une vie littéraire, soit fière de ses écrivains ; ils bataillent pour que ceux-ci trouvent dans leur pays une critique et des lectures qui permettent l’épanouissement des personnalités ; si quelques-uns d’entre eux, par une inclinaison naturelle, exploitent des thèmes nationaux, c’est fort bien ; mais il ne faut pas ériger « l’exception » en règle et assigner un tel choix à nos prosateurs et à nos poètes.
Cette doctrine, « La Jeune Belgique » l’énonce en 1883, puis en 1884, et surtout en 1885. A aucun moment elle n’a été hostile à l’inspiration nationale, ou plutôt flamande ; elle y a même été favorable, mais elle n’en a pas fait une loi ou un point de son programme.
Elle s’en serait tenue, je pense, à cette attitude réservée, si Picard ne l’avait mise en cause brutalement. Giraud, mandaté ou approuvé par Waller, va préciser la position de la revue.
Ce qu’elle rejette et rejettera toujours, c’est « l’absurdité où l’Art moderne a été conduit, les yeux fermés, par sa manie généralisante. Il nous fait penser à un jardinier qui, se promenant dans une plantureux verger, reprocherait avec véhémence au pommier de ne pas porter des poires, au poirier de ne pas porter des pommes, qui chercherait des melons sur une vigne et des pommes de terre sur un rosier ! »
Pour le reste, les idées de Giraud seront moins constantes. En 1885, il croit à un esprit wallon ou flamand, mais non belge. Il concède d’ailleurs qu’on exprime nécessairement cet esprit : « Il est aussi impossible de ne pas être de son pays ou de son temps qu’il est impossible de se soustraire à l’atmosphère ambiante. Elle nous enveloppe, nous pénètre. Elle est en nous. » Inutile donc de la chercher.
En octobre 1891, dans « La Société nouvelle », il affirme que notre mouvement littéraire, sans être français, n’est pas « un mouvement étroitement national, c’est-à-dire belge » ; mais il n’est pas non plus ni flamand ni wallon. Il est, même en ce qui concerne les écrivains français qui ressentent le plus les sympathies flamandes, inscrit dans le courant littéraire français, mais avec des caractères propres, communs aux Wallons et aux Flamands et dus à une influence « de l’imagination et de la culture septentrionales ».
Mockel, dans un article de « La Wallonie » (juillet-août 1892), rejette cette thèse, bien proche de « l’hypothèse d’un art belge » : « Je ne pense pas, comme M. Giraud, qu’il y ait des différences plus tangibles entre la littérature française pure et la littérature éclose en terre wallonne, qu’entre celle-ci et la littérature française des Flamands ; bien au contraire… » Sur quoi Giraud, dans une lettre que publie le dernier fascicule de « La Wallonie », précise sa pensée : « Pas plus que vous, je ne crois à une littérature belge. je pense que nous avons un
Si des éléments comme l'appartenance régionale, le peuple, le climat ou le décor de la vie ont leur importance dans la formation de l'esprit des écrivains et, par là, dans l'aspect de leurs produits, il n'en reste pas moins que ce qui les crée écrivains, ce qui les fait entrer en littérature, c'est le fait que cet esprit se donne un moule de langage. En se coulant dans ce moule l'esprit s'achève, et surtout il cesse de n'être qu'une chose intérieure pour devenir esprit formulé, exprimé, et naît ainsi à l'existence littéraire. Voilà pourquoi, au-delà de l'infinie diversité individuelle, il existe des patries d'esprits en tant que manifestés par le langage. L'une de ces patries est la littérature française, et le Belge qui use du français, sa langue naturelle, en fait encore plus irrécusablement partie qu'un Panaït Istrati ou un Julien Green par exemple, puisque le français est pour lui cette chose qu'on n'a pas eu à choisir, chose profonde, portée en soi dès l'enfance, qui est vous-même et par quoi l'on se projette hors de soi pour les autres - et d'abord pour d'autres qui pratiquent le même idiome. Même des Flamands de souche - un Maeterlinck ou un Hellens - s'ils sont venus à la patrie littéraire française, c'est parce que la langue française, parlée par eux dès l'enfance, était celle qui leur permettait de se dire le plus véridiquement: eux non plus n'ont pas choisi. Cette littérature - qu'on l'appelle «connexe et marginale» (G. Picon) ou «seconde» (G. Charlier) - est et ne peut être (par nature et non par choix, mais ayant été forcée à cause de sa situation périphérique de confirmer cette nature par la constance d'une volonté) qu'une littérature française.
C'est bien là son identité. Mais une fiche d'identité ne dit pas le caractère. Ces oeuvres, littérairement françaises mais qui ont germé et pris visage dans le milieu particulier des anciens Pays-Bas ou de la principauté de Liège, n'y aurait-il pas certains traits de sensibilité, d'orientation mentale ou de style que l'on pourrait déceler à des degrés divers, sinon dans toutes, du moins dans un grand nombre d'entre elles? Il ne faut pas oublier qu'en dépit du voisinage de la France ce milieu continue à vivre un peu à sa manière et selon des habitudes et une conscience de soi qui sont assez différentes de celles de Paris et, à plus forte raison, de la Suisse, du Québec ou du Liban. La littérature belge, c'est la sorte de littérature française qui pouvait naître dans un pays comme la Belgique, et elle aura tout de même plus de particularité qu'une littérature de Provence ou de Bretagne, parce que l'existence d'une frontière politique signale et entraîne bien des raisons d'être sui generis.
1. La vie littéraire en petit pays
Dans une première phase d'éclat de la littérature francophone de Belgique, vers 1890, les projecteurs se sont braqués sur Rodenbach, Verhaeren et Maeterlinck, moins déjà sur Lemonnier, et ont encore beaucoup moins touché des auteurs comme Van Lerberghe, Elskamp ou Mockel. Assurément, la phase plus récente n'est pas demeurée tout à fait dans l'obscurité: l'on n'ignore ni un Simenon, ni un Henri Michaux ni un Ghelderode. Cependant, beaucoup de leurs concitoyens qui paraissent les valoir n'ont aucunement éveillé l'attention de Paris. C'est là le drame de la plupart des écrivains belges d'aujourd'hui: pour eux, pas d'audience française veut dire pas d'audience du tout - et même, jusqu'à un certain point, pas d'audience chez eux.
Or, vers 1890, certains facteurs permirent à quelques Belges d'être découverts par la France, dont l'évolution littéraire du moment privilégiait des traits propres à ces écrivains: «Il y avait eu dans le symbolisme un génie qui correspondait à celui de nos marches nordiques» (M. Thiry). Répondant à cet appel, une Belgique un peu embrumée de germanisme a eu son «tour de chant» sur la scène française: l'enfant Septentrion dansa et plut. La raison principale de ce succès fut donc la rencontre d'une demande et d'une offre, mais il ne faudrait pas négliger certaines circonstances d'un ordre plus personnel. Quelques années auparavant, des écrivains parisiens d'avant-garde avaient été accueillis en Belgique par des revues, des cercles de conférences, des groupes de jeunes poètes: le reflux fut la gratitude efficace de ces écrivains devenus influents.
Ensuite, la marche du Nord n'eut plus de produits de choc à présenter. Or, c'était de plus en plus cela qu'il fallait: on voulait du poète maudit! Ce n'est pas que la Belgique en manquât tout à fait, mais l'expérience montre que pour qu'un Corbière ou un Rimbaud sorte de la coulisse, il est bon qu'il soit déjà connu de quelqu'un qui appartient à la littérature en vue. Et, d'ailleurs, les valeurs littéraires belges de ce siècle-ci sont en général de l'ordre du sage, du sensible, de l'intime. Après 1918, les Vikings ont disparu et l'on assiste en Belgique à la «relève wallonne». Tout change alors, et peut-être ce qui commence est-il un temps de vérité. Dangereuse la vérité, dans un monde de plus en plus amoureux du spectacle... Et, sans doute, cette Flandre si avantageusement déployée avait dû beaucoup de son succès au fait de n'être en grande partie que phantasme. Même chez les conteurs ou les poètes (on songera au Thyl Ulenspiegel, à la Bruges de Georges Rodenbach, au Verhaeren de Toute la Flandre, des Campagnes hallucinées et des Villages illusoires), et à plus forte raison chez Maeterlinck, Crommelynck ou Ghelderode, l'on a affaire à du théâtre.
C'est finalement sur les tréteaux que l'exotisme belge a le mieux révélé sa nature irréaliste. Moins historique et paysagère que dans le pittoresque de De Coster ou dans le lyrisme épique de Verhaeren, pas du tout idyllique et naïve comme dans les vers de Max Elskamp, la Flandre (pas toujours nommée d'ailleurs) du premier théâtre de Maeterlinck, du Cocu magnifique ou de Hop signor est évidemment toute imaginée à partir des données, déjà elles-mêmes fort élaborées, des peintres des XVIe et XVIIe siècles. De cette Flandre des musées qu'interprétait un délire, Michel De Ghelderode a pu dire dans un moment de sincérité bien éclairante: «De nos jours, Flandre n'est plus rien qu'un songe.» Songe très «littéraire», et qui ne se rencontre d'ailleurs guère chez les auteurs de langue flamande: la Flandre de Guido Gezelle ou de Stijn Streuvels est beaucoup plus modérée, plus authentique. Le fait qu'un Verhaeren ou un Ghelderode parlaient d'elle en français leur accordait beaucoup de liberté, le décalage linguistique permettait le mirage. Flandre étant un mot talisman qui donnait le départ à la fantaisie créatrice. Aussi y a-t-il une Flandre personnelle de chacun de ceux qui l'ont évoquée et n'est-ce à coup sûr pas dans leurs oeuvres qu'il conviendrait de chercher une image de la Belgique d'aujourd'hui, ni même de ce que purent être la Flandre des comtes et des communes, ou la Lotharingie des ducs de Bourgogne, ou même les Pays-Bas de Charles Quint et de PhilippeII. Mais, de l'histoire littéraire les mythes des poètes font légitimement partie. Ce fut indubitablement un rêve esthétique valable que ce curieux forçage de couleurs et son exploitation aux fins de l'expression à demi factice de tempéraments et de sentiments eux-mêmes un peu sollicités. Pièce importante à conserver dans le dossier «écrivains français de Belgique», et, après tout, dans le dossier d'ensemble de la littérature française. Les comparatistes pourront y observer une floraison un peu folle et tardive du vieil arbre d'illusion dont Herder et Walter Scott sont les racines, et dont le tronc porta notamment certaines pages de Michelet et Notre-Dame de Paris.
Avec la relève wallonne, on sort indubitablement de ce romantisme symbolico-expressionniste si bien fait pour attirer l'attention. Quelles qu'en soient les raisons, les Wallons s'étaient peu montrés jusque-là (à peine pourrait-on citer un Octave Pirmez, ce sous-Amiel), ou bien ils se confinaient dans le lyrisme intime et l'étude régionaliste. Après 1918 ils se manifesteront davantage, en même temps que l'évolution politique détournera de plus en plus les écrivains de naissance flamande de s'exprimer en français. Qu'apportent les Wallons? Plus de mesure assurément, une introspection plus exacte et partant moins dramatique, le goût des réalités quotidiennes, la sobriété du style, en poésie le retour fréquent au mètre classique et à un vocabulaire moins excessif, un lyrisme d'écoute et de notation plutôt que de proclamation et de grands décors. Une telle littérature a certes les moyens de retenir, encore faut-il qu'on veuille bien lui porter attention. De tels écrivains ne vont pas vers le public, mais l'attendent. En partie parce que leur situation effacée par rapport à la littérature venant de Paris les décourage de rivaliser avec elle, ils créent de plus en plus pour eux-mêmes et pour quelques amis. C'est sans doute la raison pour laquelle, dans ce milieu de siècle, la littérature française de Belgique s'est vouée surtout à une poésie qui reste assez loin des hermétismes nouveaux, ou à un genre de narration qui a peu de rapports avec les formes sur lesquelles se porte aujourd'hui en France la dilection de la critique. Comment s'étonner que reste dans sa pénombre un peu déçue une littérature qui se fait selon son goût à elle et ses nécessités internes sans se mouler sur l'attente qu'on pourrait avoir d'elle et sans fournir de matière facile à la publicité, cette reine contemporaine? Tout cela maintient certes une particularité belge, mais une particularité qui peut être perçue comme celle du démodé.
Provinciale donc, cette littérature? Il convient de voir dans la Belgique actuelle une réserve plutôt qu'une province.
2. Une littérature sans écoles
Le «Thyl Ulenspiegel» de Charles De Coster
La première oeuvre qui ait vraiment compté est le roman-poème de Charles De Coster (1827-1879). Curieuse épopée en prose qui, dans le troisième quart du XIXe siècle, a tenté une synthèse tout à fait personnelle du réalisme et du romantisme. Énergique et frais, le «rêve flamand», coulé en un français savoureux, y a plutôt couleur que truculence. La gravité et la vigueur y restent pures, et le tragique y alterne avec l'humour dans un contrepoint équilibré. Il n'est peut-être pas inutile d'indiquer que l'ascendance de l'écrivain était mi-flamande, mi-wallonne, et qu'il ne vécut jamais en Flandre. Ami des peintres, grand lecteur de Rabelais, il s'était intéressé au folklore flamand, qui lui avait donné la matière d'un recueil de style réaliste et archaïsant, les Légendes flamandes (1858). Dans les années qui suivirent il écrivit ses Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs. Le livre parut en 1867, puis fut de nouveau publié deux ans plus tard avec une préface fantaisiste, la «préface du hibou».
Le sujet est double: cela démarre comme l'histoire anecdotique d'un joyeux drille, mais bientôt, sans quitter celui-ci, on bifurque vers les bûchers et les combats d'un siècle tragique et Walter Scott se tresse à Rabelais sans que cela fasse tort à une complexe et attachante unité de ton, de coloris et de sentiment.
D'où venait ce Thyl Ulenspiegel (dont De Coster a quelque peu euphonisé le patronyme)? Au début du XVIe siècle, la traduction flamande d'une compilation d'origine rhénane avait introduit et popularisé dans les Pays-Bas le type et le caractère de ce farceur allemand. On lui invente un tombeau à Damme, près de Bruges, et c'est là que De Coster fera naître son héros, dont il placera l'existence au temps des persécutions religieuses et de la révolte des «gueux» contre le pouvoir espagnol. Car il y a dans le récit tout un aspect historique que passionne d'ailleurs une perspective d'anticléricalisme moderne, et le germe fécond de l'ouvrage a été la rencontre de ces deux sources: un recueil de farces populaires et les ouvrages des historiens. Greffer ainsi l'histoire et la passion politique, choses tragiques, sur un fond de facétie et de vitalité rustique, et envelopper le tout dans la poésie d'un paysage et d'un climat, voilà qui ne pouvait être le fait que d'un écrivain doué d'une imagination extrêmement vivante et d'un remarquable doigté d'artiste. Une de ses réussites a été de servir son plat flamand à la sauce d'un français du vieux temps, poivré çà et là de quelque terme germanique qui donne l'exotisme.
Ulenspiegel est un ouvrage que la sympathie inspire mais qui mise de toute évidence sur un style. Style très consciemment conçu et travaillé, qui fait reluire sans la trahir la simplicité populaire, et qui sera assez souple pour passer sans accroc, quand le sujet le demandera, d'un verset de ballade à une prose plus abondante et plus dramatique, quitte à revenir ensuite au verset bref et serré qui reste la trame rythmique, le pas de route du récit-poème. Le mouvement des aventures s'entrelace à la succession tranquille des saisons, car ce livre est une image de la vie humaine dans ce qu'elle a d'instable à cause des hommes, de stable à cause de la nature. Contrepoint aussi de la vie quotidienne et de l'histoire, puisque les personnages s'appellent aussi bien PhilippeII et le Taciturne que Lamme, Nele ou Katheline. De Coster a fait de ce Thyl emprunté une véritable création, unissant en lui l'espiègle tricheur au héros généreux et conscient, en en faisant aussi un amoureux et un poète. Bien qu'il ne soit à aucun degré un don Quichotte, il voyagera accompagné d'un Sancho, ce bon Lamme Goedzak qui est la figure replète et douillette du peuple de Flandre, alors que Thyl en est la figure aiguë, enthousiaste et sarcastique.
Le groupe de la Jeune Belgique
De Coster mourra sans avoir connu le mouvement d'éveil littéraire des années quatre-vingt, représenté principalement par le groupe et la revue La Jeune Belgique. Les manuels belges ne tarissent pas sur cette glorieuse épiphanie, et surtout sur Georges Rodenbach (1855-1898) et Albert Giraud (1860-1929). On connaît la grâce élégiaque du premier. Son roman Bruges-la-Morte fut célèbre, et l'on retrouvera des échos de sa mélancolie aussi bien chez les crépusculaires italiens que chez les symbolistes russes ou chez un postsymboliste de France comme Samain. Vaporeux comme Verlaine, il a dans ses meilleures pièces une lucidité cristalline qui doit quelque chose à Mallarmé, et en cela, il annonce les Clartés un peu mystérieuses du Wallon Albert Mockel. Quant à Albert Giraud, très admiré en son temps, ce fut un parnassien solide et le chef de file du groupe. On peut rapprocher de lui Fernand Severin, plus sensible cependant, touche de préraphaélisme, et dont le vers musical et pur a la fermeté des stances de Moréas. Mais l'époque avait été envahie par deux grandes oeuvres et deux grands noms: Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck. Serres chaudes et les recueils de la première phase verhaerénienne ont opposé au parnassisme de Giraud et de ses amis l'apparition d'un symbolisme belge qui ne manquait ni de suggestivité ni de vie. Or le symbolisme belge est fort riche, et les noms moins connus d'Albert Mockel, de Charles Van Lerberghe et de Max Elskamp méritent qu'on s'arrête à eux.
Albert Mockel
Avec Mockel (1866-1945) apparaît Liège, et avec Liège l'Ardenne, les bois, la sensibilité musicale du Wallon. Wallonie est le nom qu'il donna à une revue où collaborèrent tous les symbolistes de Paris et qui est devenu aujourd'hui celui de la Belgique francophone. Lui-même, Rhénan aéré par l'Ardenne et tenté par le Midi, se situe à une limite très délicate, et c'est sans doute cette délicatesse qui, le rendant compréhensif aux nuances diverses de la nouvelle école, l'ouvrant à ses courants et l'invitant à fixer les points communs de son effervescence, a assuré le succès assez extraordinaire de ces cahiers du Nord dont la place reste marquée dans l'histoire de la grande mutation moderne du lyrisme.
Le symbolisme, à certains égards, est né d'une analyse du fait poétique. Mockel en a pris sa part dans ses Propos de littérature où il parle de Régnier et de Vielé-Griffin, dans ses études sur Mallarmé et sur Van Lerbergh. À le lire, le symbolisme devient une chose presque précise, en tout cas soigneusement fondée sur une méditation dont on dira qu'elle était philosophie esthétisante plutôt qu'esthétique de philosophe. Dans la pratique de sa propre poésie il a suivi sa spontanéité sensible, et en cela il se révélait bien wallon. Sa sonorité ne cherche pas à être imitative des choses mais suggestive des climats intérieurs. Voulant traduire le flux de l'âme, il a fait confiance aux frémissantes souplesses du vers libre. Après Chantefable un peu naïve et Clartés, il a évolué vers une technique qui, sans abandonner la finesse sonore et l'émotivité du rythme, se rapprochait peu à peu des régularités traditionnelles. Dans La Flamme immortelle (1924), cette intelligente symphonie dédiée à l'amour, l'ancien animateur de la Wallonie était presque entièrement sorti du symbolisme.
Charles Van Lerberghe
C'est aussi dans le pays wallon que le Gantois Charles Van Lerberghe (1861-1907), après avoir fait le tour de l'Europe, rencontra le décor prédestiné de son lyrisme: sa Chanson d'Ève, qui fut en son temps un événement de la poésie française, avait été achevée en 1904 dans la vallée de la Semois. Avant cela Van Lerberghe avait ouvert la voie au théâtre symboliste par son acte Les Flaireurs et publié en 1898 un volume de poèmes diaphanes et tremblants qui porte le titre significatif d'Entrevisions. Un poème, disait-il, «ne me plaît tout à fait que lorsqu'il est à la fois d'une beauté pure, intense et mystérieuse», et il ajoutait avec sa merveilleuse modestie: «C'est dans ce domaine que je tâtonne.» C'est que la vie, pour la sensibilité de ce poète, est un rapport ondoyant entre une subjectivité en attente et un monde qui à demi-mot lui répond, tangence effleurante du moi plein de ferveur timide et d'un dehors prêt à perdre sa nature étrangère. Le recueil des Entrevisions contient quelques merveilles de poésie toute pure, à peine palpable. On y voit poindre plus d'un des thèmes que rassemblera l'oeuvre de maturité. En même temps le vers lerberghien y avait fait ses gammes, et le poète pouvait déjà se définir à lui-même sa poésie: «un brouillard de lumière». Mais ce qui permettra la cristallisation en un seul symbole de toute la sensible spéculation en suspens sera une certaine image de femme. Cette image, il en a cherché longtemps le modèle chez telles jeunes filles rencontrées au fil de ses voyages, mais le critique Henri Davignon a pu dire: «À la fin, il fait de méprises successives la gloire de la seule Ève à laquelle il a cru, pour l'avoir inventée.» Quant à son paradis, nous avons vu que c'est un val d'Ardenne qui lui en a donné, non assurément le détail, mais le vaporeux rayonnement: «Souvent, dit-il, il me faut coudre avec du fil blanc un peu d'eau à un bout d'aube ou une flamme à un pan de vent.» Car Van Lerberghe est un Ariel.
La Chanson d'Ève, c'est musical, chatoyant d'une richesse d'images dont chacune reste sobre, le monologue de l'âme humaine devant le monde. À travers l'émerveillement un peu perdu du faune mallarméen y passent les questions et les alarmes, la dialectique dedans-dehors de la Jeune Parque; mais dans cette modulation qui va de l'émerveillement au désespoir, rien n'est violent et le pessimisme même a sa grâce de joie. En vérité c'est là un poème philosophique qui en même temps exprimerait la tonalité sensible d'un être. Et la symphonie aux mouvements admirablement conduits se résoudra en une cadence des plus classiques dans le miraculeux diminuendo de la mort d'Ève.
Max Elskamp
L'âme de Max Elskamp (1862-1931) ressemblait certes un peu à celle de Van Lerberghe, elle aussi était fraîche et sensible, mais la nature artistique du poète anversois le poussait plutôt à s'exprimer non en pureté mais en naïveté. Il n'a pas la profondeur spéculative du penseur de La Chanson d'Ève, mais il a vécu un drame intérieur qui se révélera surtout dans sa deuxième période de création. Sa poésie est une longue chanson à petite voix, et chez lui plus que chez tout autre on peut dire que c'est le ton qui fait la chanson. Dès Dominical (1890), le poète dit la couleur de ce qui peut le rendre heureux: les dimanches, les cloches, les joies humbles, l'amour; c'est un Francis Jammes plus nerveux, subtil dans sa simplicité apparente, et qui demanderait à l'ellipse, au rythme populaire, à une oralité délicieusement archaïsante la transposition de l'aveu en une poésie. Pourtant la mélancolie s'insinue bientôt dans l'élan joyeux. Elskamp voit la vie comme une suite de jours, de semaines et de saisons, pans de joie et de peine commençant, finissant et recommençant sans trêve. Le temps, le lieu, la bonté, voilà des thèmes de ce «moi» qui tout naturellement s'identifie au «nous» pour chanter l'almanach intime des gens de son pays. Verhaeren a dit, de En symbole vers l'apostolat, que c'était un livre que François d'Assise aurait oublié d'écrire. Tout cela donnera son ultime et tendre flambée dans La Chanson de la rue Saint-Paul. Cette première phase évoquait un monde en rond, «un pays comme Dieu le veut», et en même temps faisait à petites touches le portrait d'une âme. Mais que va-t-il arriver à cette âme? Dans la seconde suite de ses recueils, le poète ne dira plus ce qu'il souhaitait de la vie, mais ce que la vie a fait de lui. Elle en a fait d'abord en 1914 un exilé, dont la plainte amère et douce, encore liée à l'aventure de son peuple, inspire Sous les tentes de l'exode (1921). Ensuite, Chansons désabusées et Aegri somnia (posthume, 1933), d'autres recueils encore, feront entendre l'élégie d'un destin personnel fait de déréliction, de tête-à-tête avec soi-même et d'une longue nostalgie. La confiance a été trompée, mais le désabusement va se chanter sur les mêmes rythmes et selon le même intimisme sincère que jadis la foi ingénue. Dépouillement, nudité, jaillissement direct continuent à donner un son très humain à ces récapitulations désolées, à cette comptabilité de l'âme, à ces «regrets Villon» qui n'en finissent plus. Il y a sans doute dans la littérature universelle des poésies plus serrées, plus ornées, plus riches de sens comme de son, mais sans doute n'existe-t-il pas une oeuvre où l'auteur soit plus présent à chaque mot, entre les mots, dans la lancée même du rythme.
Poètes et prosateurs d'aujourd'hui
Le courant lyrique
Parmi les poètes apparus dans l'entre-deux-guerres, il faudrait distinguer d'Odilon-Jean Périer (1901-1928), mais aussi de René Verboom, Pierre Nothomb, Roger Bodart, Maurice Carême, Géo Norge, Jean Tordeur... Mais il ne s'agit pas de glisser au palmarès, et nous nous limiterons à deux figures, fort différentes l'une de l'autre mais que recommande également leur valeur d'authenticité: Armand Bernier et Marcel Thiry.
Le charme de l'oeuvre d'Armand Bernier, dont l'essentiel a été réuni sous le titre Le Monde transparent (1956), réside dans la continuité et la cohérence sensible de sa coulée. Une émotion méditante n'a cessé de la conduire dans une nudité d'expression tout à fait remarquable. «Je ne puis lire une oeuvre d'Armand Bernier, a dit Marcel Arland, sans être frappé tout ensemble par la pureté harmonieuse de sa voix et par sa ferveur.» Jules Supervielle lui aussi a beaucoup aimé ce poète en qui il pouvait reconnaître quelque chose de fraternel. À travers de multiples étapes, une âme a cherché l'équilibre et s'est construit peu à peu une vue d'univers. Aux «quatre songes pour détruire le monde» succèdent et répondent «les vergers de Dieu» puis «la famille humaine», et enfin tout se c