Continuant à examiner la bibliographie d'Emile Kesteman présentée dans ma première partie de son hommage, je continue à en extraire quelques ouvrages depuis le CD-ROM que j'ai consacré à son oeuvre dans ma série de 74 ouvrages portant le nom générique de "Testament des Poètes" et concernant les poètes contemporains belges que j'ai approché lors de rencontres qui me sont toujours très chères à me remémorer.
Emile fit paraître en 1974 l'ouvrage "Lère de l'errance" aux editions de l'Elytre:
Extrayons de cette oeuvre quelques passages significatifs:
Tu n'atteindras ton mandala
Que dans la douleur
Dans la joie qui est souffrance
Dans la souffrance qui libère
Dans l'harmonie
Qui résulte de la tempête
De la tempête apaisée
Et qui ne sera qu'un élan
Vers de nouvelles souffrances
Et des joies réitérées
Une nouvelle harmonie
Où l'écrin sera le Seigneur
Et toi son coeur qui battra
Une goutte de sang en sortira
En mille fleurs éternelles
La marche
Marcher marcher marcher
Se libérer Se libérer
De soi-même
Pour aller vers l'autre
Vers les autres
Vers l'Autre
Afin de se retrouver
Par après
Et exister vivre
En prenant son point d'appui
Sur un sol souple
Elastique et durable
Un sol-tremplin
D'où le saut vers les cieux
Est toujours possible
Et ne constitue pas
Une fuite
Marcher marcher marcher
Pour se libérer
pour prendre ses distances
Pour se sentir distordu
Et se retrouver
Intégré
Parmi les notes
De l'harmonie universelle
Dont la compréhension
Seule appartient
A celui qui EST
Marcher marcher marcher
Pour te trouver
ESPRIT de ma vie
ET SENS du monde
MEDITATION
J'ai ouvert ma fenêtre pour qu'entrent l'air et le soleil de l'aurore
Etre en état de recherche et ressembler aux nénuphars
Mauves dans l'étang du musée
Boire la lumière du matin
Sentir au loin le monde qui s'éveille
Et marcher
Pour se libérer de la fièvre
De la fièvre qui nous induit en erreur
De la fièvre qui risque de vicier le jeu délicat de l'inspiration
De la fièvre qui nous gonfle à nos propres yeux
De la fièvre qui aliène les autres
De la fièvre qui nous aliène
De la fièvre qui nous enferme
Dans les couches confinées
Des cycles qui reviennent
Non un élan vers une tension vers
Sauter
Comme le plongeur
Comme le funambule
Vers les cimes des arbres et des montagnes
Vers les neiges éternelles
Et faire le vide en soi
Pour accueillir
Pour préserver sa disponibilité
Se détacher de tout
Et aller vers l'essentiel
Marcher comme le nomade
Autrefois
Mais spirituellement
Et être en état de RECHERCHE
RENOUVEAU
La croix vers moi s'avance
Dans la lumière de Pâques
Tandis que l'invisible messe
Des chaises des fleurs
Et des gestes humains
Se célèbre
Au sein de l'univers
Dans la joie de la Résurrection
L'humanité entière
Accourt
Et triomphe
Dans cet oecuménisme
Qui va au-delà des Eglises
Et s'étend jusqu'à l'athéisme
Tant il est vrai que Dieu
Est la Nième dimension
De tout ce qui vit et agit
HORIZONS DU MONDE
Je me sens broyé
Par ton silence
Par ta lumière
Qui ne rencontre
Aucun obstacle
Je me sens ridicule
De sotte prétention
Aux côtés feuillus
De ces arbres
Toujours verts
Je me sent muet
En présence
Du chant des oiseaux
Et des harmonies
Qui peuplent les cieux
Je me sens broyé
Par la croix
La croix
Du Fils de l'homme
Et celle surtout
Du monde
Qui oeuvre et peine
Et prolonge celle du Christ
PRIERE DU MATIN
Il est impossible à Dieu
De nous exposer ses problèmes
Il faut que nous les découvrions
Par nous-même
L'expérience de l'homme
Ne peut d'ailleurs servir
Que partiellement à un autre
Et il y a entre Dieu
Et les hommes
Des problèmes de communication
Aussi ardus
Qu'entre les êtres humains
Ou est-ce la parole de Dieu
Qui respecte le plus
La liberté de l'homme
CONFESSION
Le salut ne peut venir
Que de l'amour
Per dura et aspera
Itur ad Deum
Je le dis en latin
C'est suranné
Mais c'est ainsi
Que j'ai été élevé
Et éduqué
Je ne saurais être
Inauthentique
Le bonheur réside
Dans cette transparence
De notre être
Quand nous nous ouvrons
A celui qui est AMOUR
Et dont vient le seul salut
RECUEILLEMENT
Les fruits de la terre
Sont les plus verts
A l'entrée de l'hiver
Parce qu'à ce moment
De l'année qui s'achève
La verdeur de leur chair
N'existe que dans l'espoir
Que nous conservons
Dans le silence intérieur
De notre vie cachée
Triomphe de l'imaginaire
Et ouverture enthousiaste
Sur un monde qui est autre
LES PHARES
La lumière habite la nature
Et non le béton
Le béton est aveugle
La lumière habite la nature
Et elle sort de l'arbre
De ces grands arbres
Qui seuls
Au flanc des collines
Hantent les vents
Et leur houle bleue
Solidement ancrés
Dans des couches souterraines
Où leurs racines
se prennent pour des géologues
La lumière habite la nature
L'arbre seul s'affirme
Comme Celui qui est
Et il brave le temps
L'espace et l'immensité
La lumière habite la nature
L'arbre vaut
Toutes les usines de la terre
Et il semble être un gage
De pérennité
Son visage varie
Au sein de son identité
Il mêle évolution
Et continuité
La lumière habite la nature
L'arbre est un magnificat
Un TE Deum
L'arbre est l'hymne même
De la nature
A la force
Qui le fait vivre
Monter descendre
S'épanouir
Sans la sève
Il ne serait rien
La lumière habite la nature
Et l'arbre est son oeil
PANTOCRATOR
Du fond des ténèbres
Sortent en pleine lumière
Des personnages
Deux hommes
Madame mauve
Madame bleue
Mademoiselle rose
Dont le Christ
Règle le comportement
En proférant des paroles
Au-dessus d'un gibus
béant
Au fond des ténèbres
Trois triangles
S'organisent
En une brillante harmonie
Le Christ préside
Le gibus renversé
Dans les mains
DESTINEE HUMAINE
J'épie l'épiderme
Des grands arbres
De mon jardin
La nature même hivernale
Se fait douceur
A l'oeil et au toucher
La mystérieuse origine
De l'être humain
Fait de lui un révolté
Par où le supérieur
Cherche douloureusement
Une issue explosive
Pour finir il n'y a pas
D'agapè sans dévoration
EPILOGUE
Essaie de faire
Le silence en toi
Et de rayonner
Comme une fleur
Dans le détachement
C'est le secret
Du bonheur
Regarde
Au-delà des horizons
De ce monde
Crois et espère
Ces écrits témoignent de l'attitude de "grand priant" que fut Emile Kesteman
Suivent deux receuils de poésies:
Ton corps végétal, toujours aux Editions des Elyrtres:
et "Griseries" toujours aux Editions des Elytres, paru en 1979:
dont voici des quelques extraits significatifs:
Pries-tu avec ton corps
Anne-Thérèse
Puis avec tes jambes
Avec tes bras
Tes mains
Ta poitrine s'avance
Dans un geste spontané
Sauvage
Et l'on dirait une prière
Adressée
A la femme
A la femme éternelle
A cet impondérable
Qui fait le prix
De la relation
Singulier pluriel
Et d'un tableau à l'autre
D'un paysage à l'autre
D'un univers à l'autre
Tel un satellite nouveau
Anne-Thérèse se meut
Suspendue aux gestes
Qu'elle accomplit
De ses jambes et de ses mains
Dans son maillot rouge
Le silence nous étreint
Quel est le sens métaphysique
De ta danse
De tes allées et venues
De ton maintien particulier
Et du port de ta tête
Aux cheveux d'un brun foncé
Tête pareille à un fruit
Mordoré de l'automne
De ses pieds nus elle tâte
Cette terre qui est sienne
Puis lentement le rythme
Anime ses jambes
Et son bassin minuscule
Le mouvement monte
Et s'empare de tout le corps
Qui devient semblable
A un corps de libellule
Dans le soleil de l'été
En 1987 parut le bel ouvrage du poète: "Matrice des mots" (Editions Elytres):
A André van Laere
Il a poussé le rien et le peu
A la hauteur de la dignité
Du beau et du sublime
Il s'est servi du clou et du fer
De la corde et de la colle
Du chiffon et du papier journal
Et la complexité de la matière
Tout comme ses trésors de révélation
Soulèvent et inquiètent
Longue pérégrination vers l'Essentiel!
A Michèle Coerten
Fjords irréels
Où les nuées
Contournent
Les sommets
Mélange de ciel et d'eau
Tentative d'approche
De masses hostiles
L'eau fait la paix
L'eau fait la lumière
L'eau c'est la vie
Qui coule de nous
Qui coule en nous
Et l'univers suit
Douceur de vivre
Dans un monde inhabité
Où seules comptent
Les paisibles forces
De la nature absolue..
Je suis le bâton de pèlerin
Et ma réflexion creuse
Mes cavités thoraciques
Dont les arêtes d'ailleurs
Servent de support
A mon geste d'espoir
Je suis le bâton de pèlerin
Et ma pauvreté
Appelle le soleil
Avec sa chaleur
En ce monde de scories
Et de fatras.
Défilé
Tous ces gens à képi
Dans la tribune
Des invités
Qui disposent
D'un centimètre
Carré
De représentativité
Ou de pouvoir
A l'échelle mondiale
A peine plus
Que la surface
Occupée
Par leurs deux pieds
Puis ces engins de mort
De la Force aérienne
Et ces milliers de femmes
Entrées à l'armée
Que cachent leurs uniformes
Et leurs pas cadencés
Ensuite le commandant
De la protection civile
Oubliant de saluer
Le Roi
Mais se rattrapant
Devant les diplomates
Les services de sauvetage
La Croix Rouge
Le service des pompiers
Et au moment
Où le dernier camion
De transfusion sanguine
Est passé
Tout le monde
Canalisé vers le Parc
Par le service d'ordre
Pour participer
De force, presque
A la grande fête
Populaire
On s'attarde
A un orchestre marollien
Dirigé par un hominien
De quatre-vingt-cinq printemps
Qui chante en choeur
Avec le public:
"Ah! qu'elle est bonne"
"La bière bruxelloise".
Et le plus pacifiste
Des humains
Oublie
Pour un quart d'heure
Les engins de mort
Du défilé
Qui avaient provoqué
Des sentiments
D'ordres divers
Dans notre âme naïve
De citoyen sans préjugés.
Vieux Café
Avec son poêle Godin
Sa balance rouge
Et son miroir
Et son extincteur
En cas d'incendie
Le "Vieux Spijtigen
Duivel"
Mène sa petite
Vie quiète
Mais la musique légère
De Radio-Contact
Et les titres des journaux
Du soir
Perturbent sans cesse
Cette vie paisible
Tension en Méditerranée
Explosion dans l'espace
Menace de départ
Des diamantaires anversois.
Immigration
Il y a un discours
Qui s'organise
Se répète
Se gauchit
Se redresse
Crée son antithèse
Et finit
Par façonner
Ceux qui s'en servent.
J'écris
Pour sortir des entrailles
De ma mère
Pour m'éloigner
De cette matrice
Qui m'enveloppait
Et me protégeait
Et de plus en plus
L'univers m'apparaît
Comme une membrane
Qui me renferme
Dans un tout organique
Et il faudra percer
Le plafond
Pour respirer
En un geste ultime
Inspiré
Par une pulsion de vie.
Où se situe, femme,
Cette matrice de mots
Dans ce corps
Racine de l'arbre
Qui s'élève
Fleurit et porte
Fruit.
Où se situe, femme
Cette matrice de mots
D'où tu as tiré
Tes plus beaux éclats
Au front du sentiment
Et de la pensée
Où se situe, femme
Ta matrice verbale
Qui transforme
Transmue
Et transfigure
Toute perception
Qu'elle soit de l'oeil
Du toucher
Ou de l'oreille
Où se situe, femme
Ta matrice verbale
D'où naît un langage
Qui transgresse tout.
Nos corps
Etaient prophètes
Car ils se sont façonnés
Longtemps à l'avance
L'un pour l'autre
Et unis
Ils sont devenus
Comme un immense
Calice de fleur
Venu d'ailleurs
Et tout de même
Intimement nôtre
Nos corps
Etaient prophètes.
Dans une troisième partie de cet hommage j'évoquerai encore quelques ouvrages du poète consacrés aux endroits préférés de sa ville bien aimée de Bruxelles, dont il fut un chantre inspiré:
Successivement:
Apparuit humanitas Dei nostri, 12 méditations poétiques sur le Sablon. Grand et Noble Serment des arbalétriers au Sablon, Bruxelles, 1981.
Méditation à propos d'une cathédrale, Les Elytres, 1990.
Au Sablon, Notre-Dame-Au-Sablon, Les Elytres, 1990.
Hors les murs, Notre-Dame de la Chapelle, poèmes. Les Elytres, Bruxelles, 1996.
A suivre donc avec bien d'autres évocations de son oeuvre et de sa personnalité.