Ta main
Des petits riens qui comptaient tellement… Un mot, un regard, une caresse, un baiser… ta main. Ta main, surtout.
Où es-tu ?
Qui va veiller sur moi à présent ? Sur quelle épaule poserai-je la tête quand j’ai du vague à l’âme ? À qui confierai-je mes espoirs, mes attentes ? J’ai peur d’oublier ton visage, ta voix. Ne s’estomperont-ils pas au fil des mois ?
On prétend que le temps efface les douleurs, qu’il apaise. Je ne suis pas certaine de vouloir ça. Il me semble qu’au contraire, je désire tout garder en moi.
Je ne t’ai pas révélé ce que j’avais envie de te dire. Je pensais : « Demain ou après, rien ne presse vraiment… » Je me suis trompée, et maintenant, c’est trop tard. Je saurai désormais qu’il ne faut jamais reporter au lendemain ce qu’on peut faire, ou plutôt dire, le jour-même, quand ceux que l’on aime sont encore là pour recevoir vos aveux, vos déclarations.
Je suis seule. Assise à la table de la cuisine, j’écoute le silence. Lourd. Il y a le tic-tac de l’horloge pour donner un semblant de vie à la pièce, mais je refuse de l’entendre, puisque chaque seconde qui passe m’éloigne un peu plus de l’instant où j’ai appris que tu ne serais jamais plus là. Du moins, de l’instant juste avant, quand je ne savais pas encore ou plutôt que je feignais de ne pas croire que cela arriverait, fatalement. Instant précis auquel je m’accroche farouchement en éludant la suite : appel, explications, et puis cette douleur fulgurante qui m’a pliée en deux.
Juste avant le coup de fil, peut-être souriais-je en pensant aux projets de la journée.
Je suis rentrée avant-hier, triste de te laisser, mais heureuse à l’idée de retrouver ma famille, la maison, les chats.
Lorsque le téléphone a sonné et que j’ai décroché, j’ai reconnu la voix de ta sœur, et j’ai su immédiatement ce qu’elle allait m’annoncer.
– C’est fini, a-t-elle dit d’une voix éteinte.
Elle m’a expliqué que tu t’étais éteinte durant ton sommeil, que le corps médical affirmait que tu ne t’étais rendu compte de rien. J’ai eu envie de lui crier de se taire. Que rien n’était vrai! Que tu savais ce qui t’attendait et que si tu n’avais rien dit, c’était dans l’unique but de nous protéger. Je n’en ai rien fait, bien sûr. Je ne pouvais pas la peiner davantage. Elle a été tellement présente, ces dernières semaines.
– Je prends la route demain matin… ai-je répondu. Je serai là en fin d’après-midi.
Après avoir raccroché, j’ai enfoui mon visage dans mes mains. Je n’ai pas pleuré. Pas encore. J’avais trop mal. Les plus grandes souffrances retiennent les larmes.
Je fouille ma mémoire. Quels ont été tes derniers mots ? Tes derniers gestes ? Tu as dû essayer de me serrer dans tes bras en me souhaitant bonne route, me remercier d’avoir passé deux semaines auprès de toi… Je ne sais plus exactement. J’ai beau me creuser, je ne me rappelle pas. J’imagine que je t’ai regardée et ai souri avant de m’éloigner.
Hier, je t’ai envoyé quelques messages sur ton portable auxquels tu n’as pas répondu. J’ai aussi appelé sur le fixe, mais là non plus, je n’ai reçu aucune réponse…
Pourquoi suis-je rentrée ? Je n’aurais pas dû partir. Je le devais pourtant, à cause des enfants que je ne pouvais pas priver trop longtemps de ma présence. Tu me crois, n’est-ce pas ?
Il fait très beau, aujourd’hui. C’est un magnifique matin d’été. Dehors, les cigales stridulent, accompagnées par le chant particulier du mistral. J’aimais tellement entendre leur musique, avant… Hier encore… Maintenant, ce n’est plus pareil. Je les déteste en raison du trop-plein de vie qu’ils dégagent…
J’ai envie de me boucher les oreilles, de m’enfermer dans ton silence. J’avale une gorgée de café. Il est froid, à mon instar. Je repose la tasse sans bruit. Les chats ont sauté sur la table, se sont lovés contre moi. Ils sentent ma souffrance à fleur de peau et cherchent à m’apaiser de leurs ronrons, en vain. Les douleurs psychologiques sont les pires à gommer.
Je pense à toi. À ton passé, à ta jeunesse… et aux derniers temps, forcément.
Les ultimes images de toi sont terribles, affreuses ; tu étais devenue une autre, et j’avais du mal à te reconnaître. Il en est pourtant une dont la réminiscence atténue l’horreur des autres : celle de tes mains restées si belles jusqu’à la fin. Je les contemplais, reposées sur le drap, délicates, diaphanes… Dès que j’entrais dans la chambre pour m’asseoir près de toi, l’une d’elles enserrait la mienne pour tenter de réchauffer mes doigts transis. Tu ne voulais pas que j’aie froid. Toutefois, je ne parvenais pas à me réchauffer, parce que mon cœur était déjà en hiver.
Tandis que mes doigts s’ancraient dans ta paume, mes yeux caressaient ton visage fané, torturé, suppliant tes prunelles dans lesquelles le bleu profond avait pâli au cours des dernières semaines. Ils les imploraient de ne pas s’éteindre tout à fait, d’attendre encore un peu. En même temps, je savais que je n’avais pas le droit de te demander une telle chose. Tu avais tant lutté et tu n’en pouvais plus de tous ces jours de bataille permanente contre un adversaire aussi implacable qu’invincible ; tu méritais de te reposer, enfin.
Je te berçais, te maternais. Nous avions échangé les rôles : tu étais ma fille, et moi, ta mère.
Régulièrement, ton esprit s’évadait. Tu oubliais l’endroit où tu te trouvais. Tu te croyais chez toi. Il t’arrivait même de te fâcher parce que tu ne comprenais pas pourquoi je refusais de pousser ton fauteuil devant la baie vitrée afin que tu puisses contempler les oiseaux… Les premières fois, je n’avais pas compris ce qui t’arrivait et je m’obstinais à te répliquer que tu n’étais pas dans ton appartement… Lorsque j’ai appris que ces hallucinations résultaient d’effets secondaires liés à certains médicaments, je n’ai plus cherché à te contrarier. Tu pensais voir un chien dans le couloir ? Je hochais la tête. Tu me demandais pourquoi j’avais changé le lustre de place ? J’élucidais la question et attendais que tu parles d’autre chose. Quand la raison te revenait et que tu te rappelais enfin où tu étais, je répondais doucement, afin de te réconforter : « Demain… sans doute, tu rentreras. » Si tu fronçais soudain les sourcils, haussais les épaules d’un air excédé et te mettais à bouder, quelques instants plus tard, tu avais tout occulté. Alors tu te mettais à sourire en me pressant plus fort les doigts, et moi, je fixais ta main menue qui me broyait le cœur, ta main restée si belle, Maman, si belle, jusqu’à la fin.
C’est à elle que je pense, c’est elle que je regarderai demain et que je presserai très fort, quand j’entrerai dans la pièce où tu es sans y être.
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