Certes la spécificité du Bodegón espagnol naît de la diversité : sans l’influence d’artistes de nos régions, comme Joachim Beuckelaer (ca. 1535–1575) et Jan Brueghel, et d’artistes italiens tels que Margherita Caffi ou Giuseppe Recco, la nature morte espagnole n’aurait tout simplement pas existé. On situe la naissance du genre en Espagne vers 1590–1600 dans le contexte tolédan, au moment où des artistes comme Caravage ou Bruegel l’Ancien faisaient des essais comparables en Italie et aux Pays-Bas. Voici la vie secrète des natures mortes …et leurs Métamorphoses silencieuses à travers 400 ans d’art en en Espagne.
L’exposition « Spanish Still Life » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles s’est ouverte le 23 février 2018 et refermera ses portes le 27 mai 2018 avant de voyager ensuite vers Les Musei Reali à Turin. L’idée d’une exposition consacrée au genre de la nature morte en Espagne est née après le succès de l’exposition Zurbarán, maître de l’âge d’or espagnol, organisée par la Palais des Beaux-Arts (BOZAR) et la Fondazione Ferrara Arte en 2014. Cette exposition a pu voir le jour grâce à une intense collaboration avec d’autres musées européens, tels que le Museo Nacional del Prado à Madrid, le Centre Pompidou à Paris, le Museo Nacional de Arte Antiga à Lisbonne ou le Staatliche Museen à Berlin.
En ce qui concerne le titre choisi, il est intéressant d’apprécier la différence de vocables utilisés dans nos langues européennes pour caractériser cet art considéré par beaucoup comme « mineur » même s’il fut très apprécié par les amateurs d’art. Si on parle de "nature morte" en Français et en Italien, Still life en Anglais, Stillleben en Allemand, stilleven en Néerlandais... mettent l'accent sur la vie! Et l'espagnol se distingue en parlant de " los bodegones" un pluriel de "victuailles"… donc de vie.
Mais dès la première salle on est confronté avec l’intransigeante pureté du mysticisme ascétique espagnol qui remonte aux temps de sainte Thérèse d'Ávila, réformatrice de l'ordre du Carmel (1562 ) et de son compagnon spirituel Jean de la Croix, l'un des plus grands poètes du Siècle d'or espagnol. On pourrait même oser un parallélisme entre le mysticisme séculaire espagnol et la pensée du bouddhisme : où l'espoir d'une aurore lumineuse ne peut naître qu'après le dépouillement absolu, l’aventure dans le Rien (Nada).
Les objets ne sont plus partie d’un décor, ils sont devenus les protagonistes de la toile. Ainsi cette fenêtre noire sur laquelle se détachent quelques humbles légumes baignés de lumière dans le premier tableau de l’exposition, signé Juan Sánchez Cotán, artiste de Tolède (1560-1627). L’art du silence ? Ce tableau n’est pas sans évoquer La Nuit obscure qui est le lieu privilégié où l’âme peut faire son chemin vers Dieu. En 1603 il devient frère convers à la Chartreuse, menant une vie contemplative à l'écart du monde, dédiée à la prière d'intercession, d'adoration et de louange. Dieu a laissé la beauté aux objets de ce monde, comme les légumes avec lesquels on fait la soupe. La Beauté est faite pour être contemplée, comme la frugalité et l’intensité de cette toile… (Coing, chou, melon et concombre -vers 1602- Musée d'art de San Diego).
On se retrouve à Séville, dans l’ombre de Pacheco qui fut chargé par le saint Tribunal de l'Inquisition de « surveiller et visiter les peintures sacrées qui se trouvent dans les boutiques et lieux publics, et de les porter si besoin devant le tribunal de l'Inquisition » Nous voici devant une œuvre de Velasquez « Le Christ dans la maison de Marthe et Marie » qui décrit l’oppositions des nourritures spirituelles et terrestres. Quatre poissons rutilants, des éclats d’ail en train d’être épluchés… et le choix qui nous est offert!
Et pourtant, l’empreinte des cruautés de L’Inquisition depuis Torquemada, triste confesseur de la reine Isabelle de Castille et du roi Ferdinand II d’Aragon… et d’autres violences successives ne cessent de transparaître. Le sang et la mort. Cela se voit particulièrement dans la section du 18e siècle, alors que l’Europe des lumières explosait de toutes parts mais que l’Espagne subissait de lourdes guerres de succession et des conflits civils meurtriers. En 1814, L’Espagne est exsangue. Deux toiles de Goya, précurseur des avant-gardes picturales du xxe siècle, décrivent avec la modernité du geste expressionniste un dindon raide mort et ensanglanté et un plat de poissons pourrissants, des dorades bien mortes, pour symboliser toute l'horreur de la guerre et de la violence. On y retrouve la souffrance séculaire de l'Espagne : depuis son invasion par les Maures, depuis la tragédie de la liquidation de la communauté juive, et le salut illusoire qu'elle a cherché dans la religion en s'engouffrant dans l'Inquisition. Les guerres civiles quasi-permanentes, et les guerres de succession ont semé la souffrance. L'amour-haine avec les Portugais. Et sous silence: la mort portée outre-mer, et les richesses coloniales rapportées qui ont bâti sa splendeur.
Le parcours est donc chronologique à travers quatre siècles d’art en métamorphose. Certains tableaux comme les deux Zurbaran symbolisent la passion du Christ. Le Lys, la Rose, l’Oeillet … la grenade, le raisin ne sont pas choisis par hasard, ils ont valeur symbolique!
Juan Van de Hamen y Leon " Nature morte avec fruits et objets de verre" 1629
Francisco de Zurbaran "La vierge enfant endormie " 1655
Francisco de Zurbaran "Nature morte avec panier en osier et pommes"
Une grande section est consacrée aux « Vanités ». Du latin vanitas (« vide, futilité, frivolité, fausseté, jactance »), terme issu du Hébreux « Hevel » qui signifie littéralement « souffle léger, vapeur éphémère ». « הֲבֵל הֲבָלִים הַכֹּל הָֽבֶל » « Vanité des vanités, tout est vanité » Les désillusions du monde, l’inanité, la futilité de l’amour profane, de l’argent des bijoux, du pouvoir avec les couronnes et les sceptres, du plaisir, du jeu, des armes… face au triomphe de la mort ! L’occasion de méditer sur le passage éphémère de la vie et sa nature « vaine ». Ainsi ce prince à la peau si blanche, couvert d’un habit de dentelles « Il vient et il s’en va si vite »… est-il écrit, parmi les tiares, mitres, couronnes, les instruments de science, la beauté des fleurs et les gloires de la guerre!
Antonio de Pereda "Le songe du gentilhomme" vers 1640
Dans l'Allégorie de la Vanité, de Juan de Valdes Leal, les illusions de la vie temporelle et même du savoir, sont confrontées à la vérité de la vie éternelle - salut ou damnation -, un ange tourné vers le spectateur soulevant une tenture pour dévoiler un tableau représentant le Jugement dernier.
Pablo Picasso; "La casserole émaillée "1945
Joan Miro "Nature morte avec vielle chaussure" 1937
Ce cortège de chefs-d’œuvre, réunit les plus grands noms de l’histoire de la peinture universelle, de Velázquez à Picasso, en passant par Dalí. La nature morte au XXe siècle explose. Elle est multiforme, elle passe par l’art abstrait, la photographie, l’expressionnisme. Et toujours avec Miro, les douleurs de la guerre. Le dernier tableau de l'expo présente des agapes …surréalistes et presque palpables, que l’on vous laisse découvrir.
https://www.bozar.be/fr/activities/126682-spanish-still-life
Commentaires
Sur une assiette bien ronde en porcelaine réelle
une pomme pose
face à face avec elle
un peintre de la réalité
essaie vainement de peindre
la pomme telle qu’elle est
mais
elle ne se laisse pas faire
la pomme
elle a son mot à dire
et plusieurs tours dans son sac de pomme
la pomme
et la voilà qui tourne
dans son assiette réelle
sournoisement sur elle-même
doucement sans bouger
et comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz
parce qu’on veut malgré lui lui tirer le portrait
la pomme se déguise en beau fruit déguisé
et c’est alors
que le peintre de la réalité
commence à réaliser
que toutes les apparences de la pomme sont contre lui
et
comme le malheureux indigent
comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n’importe quelle association bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité
le malheureux peintre de la réalité
se trouve soudain alors être la triste proie
d’une innombrable foule d’associations d’idées
et la pomme en tournant évoque le pommier
le Paradis terrestre et Ève et puis Adam
l’arrosoir l’espalier Parmentier l’escalier
Le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l’Api
le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme
et le péché originel
et les origines de l’art
et la Suisse avec Guillaume Tell
et même Isaac Newton
plusieurs fois primé à l’Exposition de la Gravitation Universelle
et le peintre étourdi perd de vue son modèle
et s’endort
c’est alors que Picasso
qui passait par là comme il passe partout
chaque jour comme chez lui
voit la pomme et l’assiette et le peintre endormi
Quelle idée de peindre une pomme
dit Picasso
et Picasso mange la pomme
et la pomme lui dit Merci
et Picasso casse l’assiette
et s’en va en souriant
et le peintre arraché à ses songes
comme une dent
se retrouve tout seul devant sa toile inachevée
avec au beau milieu de sa vaisselle brisée
les terrifiants pépins de la réalité.
Jacques Prévert, « Promenade de Picasso », in Paroles, 1949, © Éditions Gallimard, © Fatras/Succession Jacques Prévert. Droits numériques réservés.
Pour ... rire!
BRUSSELS.- Eighty works by Spanish masters are arranged in a chronological overview, from the 1600s to the present-day. The still life paintings of great and universally acknowledged artists, such as Cotán, Velázquez, Goya, Picasso, Miró and Dalí are shown alongside works by their predecessors and contemporaries, providing the most comprehensive picture possible of this genre and its evolutions.
The still life has been known since time immemorial, but only flourished from the seventeenth century onwards, coming into its own as a separate genre. Spanish still life holds a particular position in the European context. While the connection with the Flemish and Italian models is unmistakeable, the early Spanish specialists of the still life developed a visual language of their own. The plain and simple style of the seventeenth-century ‘bodegones’ represents a peak in the genre’s history.
Despite its popularity among patrons and at the royal courts, still life painting remained a relatively unappreciated genre. Critics regarded it as an academic exercise in composition, colour and texture, of interest solely for its decorative qualities. And yet it is a fascinating area in the history of art. The huge variety of objects portrayed, such as tables decorated with foods, fruits or game, florals, vanitas paintings, trompe l’oeils, and even cooking scenes – often have symbolic meaning and teem with moralising messages. Still life also experienced a fascinating evolution: from its huge growth and expansion in the lavish Baroque years of the seventeenth and eighteenth centuries to its avant-garde revival in the early twentieth century. Cubist experiments by artists such as Picasso raised this traditional genre to a new level and made it relevant again.
It has been almost 20 years since the last exhibition of Spanish still life (Bilbao Fine Arts Museum,1999). This retrospective gives the first ever overview of the four-hundred year evolution of Spain's most beautiful still life paintings and is based on four thematic and chronological clusters per century. The eye-catcher at the exhibition's start in the seventeenth century is a piece by Sánchez Cotán, who is considered the “founding father” of the genre and influenced several generations to come. From the first seventeenth-century bodegones the exhibition shifts its attention to the personal interpretations of artists such as Velázquez, Zurbarán and Goya, before going on to the formal experiments of Picasso, Dalí and Miró and works by contemporary Spanish artists such as Barceló and López. The exhibition focuses on a lesser-known aspect of their work, casting another light on the oeuvres of these prominent Spanish artists by showcasing them in the still life context.
Ángel Aterido, who holds a PhD in art history and is an expert on Spanish still life painting, selected the pieces for the exhibition. A good 70% are from private and public Spanish collections (such as Museo Nacional del Prado, Museo Reina Sofía, Royal Academy of Arts Madrid, Museo Nacional d’Art de Catalunye…). Many are on loan from the Prado, which has one of the largest and best collections of Spanish still life paintings in the world. The remainder are on loan from other great museums around the world, such as the National Gallery London, the Fitzwilliam Museum Cambridge, the Louvre Paris, Pompidou Paris, Uffizi Firenze, Museo Nacional de Arte Antiga Lisboa, MOMA NY, San Diego Museum of Art… Spanish Still Life presents a unique opportunity to discover all of these exceptional artworks at a single location. After its first showing in the Centre for Fine Arts Brussels the exhibition will travel to the Musei Reali di Torino.
Following on from the Spanish Still Life exhibition, BOZAR presents a programme of 17th century Spanish music. First, a concert by contratenor Carlos Mena and the Capilla de Música Santa María, in the Henry Le Boeuf hall on 7 March, and then a performance by Eduardo Egüez, on baroque guitar and lute on 11 April.
http://artdaily.com/news/102648/Exhibition-offers-a-glimpse-into-th...
"Les vendeurs de fruits" Jeromo Jacinto Espinosa 1650
El triunfo de la muerte .. ..
> bit.ly/spanishstilllife-article
"Sous l’avalanche de fruits, d’objets et de mets se cachent souvent une symbolique (...). Une sorte d’allégorie du fruit défendu qu’il ne faut pas croquer trop allègrement ici-bas."
[Antonio de Pereda, The Dream of the Knight / El Sueño del Caballero, ca 1650.
Oil on canvas, 152 x 217 cm. © RASBAF Madrid]
via L'Echo