Opéra en 4 actes
Livret de Ruggero Leoncavallo, Marco Praga, Domenico Oliva, Giulio Ricordi, Luigi Illica et Giuseppe Giacosa
Créé à Turin en février 1893
Le célèbre roman de l’Abbé Prévost : Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731), se trouve incarné en opéra par Daniel-François-Esprit Auber en 1856 et par Jules Massenet , le « maestro colossale » selon les dires de Puccini, en 1884. Puccini quant à lui, « all'italiana, con passione disperata » en 1893, abandonne la jeune fille innocente et frivole du XVIIIe siècle pour ressusciter le destin d’une femme sensuelle de son temps habitée par une folle énergie. Elle recherche passionnément les plaisirs de la vie, écartelée entre les attraits inconciliables du luxe et la vérité du désir amoureux. Devant la mort inéluctable, elle refuse de mourir: « No, non voglio morire ! »
Clair de lune au crépuscule. Les couleurs du premier acte sont celles du Bal du Moulin de la Galette à Montmartre, peint en 1876 par Auguste Renoir. Une palette de bleus lumineux, de verts acides mêlés de glauques et de violets intenses, les couleurs du spleen. L’atmosphère est bruissante, on joue aux tables de bistrot au pied de l’auberge d’Amiens. L’arrière-plan du plateau diffus tient de l’impressionnisme. Une foule animée, les femmes en robes à crinoline constitue des chœurs exubérants dans leur ode retentissante à la jeunesse et à l’espoir. Tragédie ou comédie ? Quelle blague! La puissante soprano Anna Pirozzi & le ténor sicilien Marcello Giordani, forment un couple central intense et passionné, très bien accordé dans la voix et le jeu. Le timbre noble et chaleureux de l’un répond au diapason des émotions à vif de l’autre.
Le chevalier Des Grieux (Marcello Giordani) tombé amoureux de l’ardente Manon (Anna Pirozzi) à sa descente de calèche, revit son rêve caressant et son coup de foudre passionné : Donna non vidi mai simile a questa!
A dirle: io t'amo,
tutta si desta -- l'anima.
Manon Lescaut mi chiamo!
Come queste parole
mi vagan nello spirto
e ascose fibre vanno a carezzare.
O susurro gentil, deh! non cessare!...
Mais dès cet instant, Des Grieux signe sa perte. De son côté, Géronte, - au nom plus qu’évocateur - Fermier-Général de la Province de son état, séducteur caduc, conspire avec Lescaut (Ionut Pascu), le frère très vénal de la belle-promise-au-couvent. Le vieux barbon se délecte à l’idée d’enlever sa proie et de l’installer à Paris dans un cadre princier. Impeccable prestation de Marcel Vanaud.
Grande ellipse narrative. Si Manon s’est enfuie avec Des Grieux à Paris, elle l’a très vite trahi pour se retrouver dans l’écrin de la richesse. Les décors somptuaires sont de Jean-Louis Lecat. Au centre du plateau, trône un superbe escalier d’honneur. Manon a franchi d’un coup toute l’échelle sociale. La voilà à sa toilette, face au miroir de la foule, adulée et caracolant effrontément sur l’orchestration ferme, gracieuse et brillante de Speranza Scapucci. Laquais, femmes de chambre et perruquier, sont empressés. Son frère, Lescaut se vante « c’est grâce à moi que tu as échappé à l’étudiant ! ». Mais au milieu de ses dentelles, Manon livre son cœur déchiré : in quelle trine morbide...
nell' alcova dorata v'è un silenzio..
un freddo che m'agghiaccia!..
Ed io che m'ero avvezza
a una carezza
voluttuosa
di labbra ardenti e d'infuocate braccia...
or ho... tutt' altra cosa!
O mia dimora umile,
tu mi ritorni innanzi
gaia, isolata, bianca
come un sogno gentile
e di pace e d'amor!
Manon s’étiole devant les madrigaux commandés par Géronte. Le chant de pastoureaux libres et heureux la rend nostalgique! Les secrets du menuet la font enrager au bras du vieux barbon qui l’a couverte d’or ! On attend avec impatience le magnifique duo avec son amant très en colère qui débarquera miraculeusement. Dunque non m'ami più?
Mi amavi tanto!
Oh, i lunghi baci! Oh, il lungo incanto!
La dolce amica d'un tempo aspetta
la tua vendetta...
Oh, non guardarmi così: non era
la tua pupilla
tanto severa!
Manon implore son pardon, l’amour fait le reste. La chef d’orchestre divine,Speranza Scapucci, dont c’est la première apparition comme chef principal attitrée de l'ORW-Liège, pour la saison 2017-2018 est une fabuleuse créatrice d'atmosphères. Elle enlace son orchestre dans d'intrépides étreintes musicales qui deviennent ivresses de sentiment. Sa baguette passionnée tresse les émotions, prenant le ciel et les astres à témoin. Les amants tragiques se sont rejoints au pied des fauteuils de l’élégant salon. Point culminant intense de la rencontre amoureuse… balayée par l’arrivée du vieillard en colère : « C’est là vote remerciement ? » L’orchestre traduit les battements de cœur de la femme prise au piège. Des Grieux la conjure de fuir avec lui… Mais Manon est décidément incorrigible. Elle est éblouie par les mirages du luxe largement amplifiés par les cuivres brûlants de l’orchestre. Elle perd du temps, caresse langoureusement les meubles précieux, part à la recherche des bijoux qu’elle veut emporter ! Des Grieux est sombre : « quel avenir obscur feras-tu de moi ? » « N’emporte que ton cœur!» supplie-t-il !
Après l’arrestation des amants à la fin du deuxième acte, place à un splendide intermezzo pendant lequel on lit dans les pensées de Des Grieux : « C’est que le l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortuné des homes J’ai tout employé, à Paris pour obtenir sa liberté : sollicitations adresse, force m’ont été inutiles. J’ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller jusqu’au bout du monde ! » Une citation du texte de l’Abbé Prévost. Les cordes font vibrer le désespoir. Le violoncelle soliste dialogue avec l’alto soliste, puis le violon solo avant l’entrée de tout l’orchestre qui répand des vagues successives d’angoisse. Crescendo puissant et inéluctable…pour annoncer le mélodrame final. Speranza Scapucci reçoit des applaudissements très largement mérités. Au troisième acte, nous sommes au Havre. Le jour se lève sur le quai où seront amenées les femmes de mauvaise vie en partance pour L’Amérique, terre de bannissement. Le mélange insolite de paquebot à vapeur et de bateau à roues à aubes… suscite l’admiration du public. Le traitement des malheureuses femmes que l’on fait monter à bord remplit d’effroi! C’est l’appel : Rosetta! Manon! Ninetta! Regina! Violetta! Toutes malmenées et méprisées. La foule de badauds est contenue par la police. Magnifique réglage scénique. L’orchestre polit les affres de douleur de Manon, prisonnière derrière une grille ; l’amour est son crime ! La passion des amants et les envolées lyriques sont à leur comble.
Des Grieux bouleverse la foule assemblée et le public par sa décision de suivre Manon en exil. Le quatrième acte est une vallée de larmes partagée par le couple maudit, dévoré par la soif au milieu du désert qu’ils doivent traverser pour rejoindre la colonie anglaise. Ils sont exténués et impuissants. Manon, malgré la fièvre et l’épuisement, reste forte, comme en témoigne sa voix ! Sola... perduta... abbandonata!.. Sola!..
Tutto dunque è finito. E nel profondo
deserto io cado, io la deserta donna!
Terra di pace mi sembrava questa...
Ahi! mia beltà funesta,
ire novelle accende...
Da lui strappar mi si voleva; or tutto
il mio passato orribile risorge
e vivo innanzi al guardo mio si posa.
Di sangue ei s'è macchiato...
A nova fuga spinta
e d'amarezze e di paura cinta
asil di pace ora la tomba invoco...
No... non voglio morire... amore... aita!
Mais le désert brûlant engloutira une à une, ses fiévreuses paroles d’adieu à la vie... « Sur mes fautes l’oubli s’étendra, mais l’amour vivra ! » sont les dernières paroles de Manon, sur lesquelles Des Grieux finit par rendre l’âme.
La direction habile des chœurs très mobiles est confiée à Pierre Iodice. Les superbes éclairages de Franco Mari font vibrer les émotions, les costumes de Fernand Ruiz déploient richesse et imagination tandis que la soigneuse mise en scène de Stefano Mazzoni Di Pralfera est loin de décevoir. Au deuxième acte, comme dans une maison de poupée, les différents plans offrent l’illusion de caméras qui pénètre dans plusieurs décors à la fois. Mais par-dessus tout, on gardera en mémoire ces deux mains qui se cherchent, l’une à bord du navire, l’autre sur le quai….
Speranza Scappucci dirige l'Orchestre et les Choeurs de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège.
MISE EN SCÈNE : Stefano Mazzonis di Pralafera
CHEF DES CHŒURS : Pierre Iodice
ARTISTES : Anna Pirozzi, Marcello Giordani, Ionut Pascu, Marcel Vanaud, Marco Ciaponi, Alexise Yerna, Patrick Delcour, Pietro Picone
NOMBRE DE REPRÉSENTATIONS : 5 DATES : Du mardi, 19/09/2017 au samedi, 30/09/2017
Infos & Réservations http://bit.ly/2xUkMY3
Jeudi, 28/09/2017
L'Opéra Royal de Wallonie, en association avec la société de production Jim et Jules, la RTBF et France Télévisions, propose une diffusion en direct sur Culturebox, l'offre numérique dédiée à la culture de France Télévisions, sur medici.tv et sur le site de la RTBF de l'opéra de Puccini. http://culturebox.francetvinfo.fr/
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Retransmission LIVE sur Culturebox ; Manon Lescaut de Puccini à l'Opéra Royal de Wallonie-Liège
MUSIQUE / FESTIVALS La nouvelle cheffe principale attitrée de l’ORW réussit superbement sa "Manon Lescaut".
Elle avait déjà fait forte impression l’hiver dernier en dirigeant, pour ses débuts à Liège, le très rare "Jérusalem" de Verdi. Mais on attendait Speranza Scapucci au tournant pour cette "Manon Lescaut" qui ouvre la saison de l’Opéra de Liège. Parce qu’elle porte désormais le titre de "chef principal attitré" (à féminiser ou pas ?) succédant à Paolo Arrivabeni à ce qui correspond de facto au poste de directeur musical de la maison. Et parce que le troisième opéra de Puccini, sans atteindre la même notoriété que "Bohème", "Tosca" ou "Turandot", fait malgré tout partie des grands opéras du répertoire, ceux que le public vient écouter avec quelques références dans les oreilles.
Et on n’est pas déçu. Dès les premières mesures, attaquées avec un bel allant, on sent une fluidité, un vrai sens théâtral, une façon de prendre le spectateur par la main pour lui raconter une histoire. L’orchestre semble sous le charme, et joue avec enthousiasme. La coordination entre fosse et plateau est excellente, et les chanteurs sont bien soutenus. Last but not least : même dans le fameux intermezzo instrumental qui précède le troisième acte, la cheffe italienne a l’élégance de ne pas en faire trop, de garder ce qu’il faut de pudeur pour ne pas verser dans le sentimentalisme facile.
Du grand art, qui laisse augurer d’un règne prometteur. Dans le rôle-titre, on apprécie la rondeur, l’intonation et la projection d’Anna Pirozzi. Son "Sola, perduta, abbandonata" du quatrième acte est l’apogée attendue de la soirée.
Marcello Giordani à la limite
On est moins convaincu par le Des Grieux de Marcello Giordani, ténor sicilien qui connut une belle carrière internationale voici quelques années mais semble ici aux limites de ses moyens quand il faut monter la puissance. Les deux premiers actes sont assez désastreux, entre justesse aléatoire, coups de glotte, portamenti douteux et manque de raffinement. Au troisième et au quatrième, la voix passe mieux quand le ténor peut chanter à un volume plus limité. La stature est belle, mais le jeu scénique manque plus d’une fois de naturel.
Bonne prestation de Ionut Pascu en Lescaut, belle découverte de Marco Ciaponi qui réussit à faire exister le petit rôle d’Edmondo, impeccables comprimari locaux (Alexise Yerna en Musicien et Patrick Delcour en Aubergiste puis Sergent), et vraie joie de retrouver un excellent Marcel Vanaud en Géronte.
Pour sa troisième version du roman de l’abbé Prévot (il y a eu avant Massenet puis Auber), Stefano Mazzonis signe une mise en scène sans surprise mais de belle tenue dans les beaux décors fin XIXe/début XXe de Jean-Guy Lecat. On peut une fois encore trouver que les postures de faux naturel qu’il fait prendre aux choristes quand ils ne chantent pas sonnent… faux, ou que les deux premiers actes se perdent parfois dans l’anecdotique, mais le directeur/metteur en scène sait raconter une histoire et caractériser ses personnages.
Liège, Théâtre Royal, les 22, 24, 28 (direct sur Culturebox) et 30 septembre; www.operaliege.be
La fougueuse chef d’orchestre italienne dirige, à l’Opéra Royal de Wallonie, Jérusalem, un Verdi (en français) rarement joué… et quelquefois malmené
Il existe, dans le monde, peu de femmes chefs d’orchestre. Et sans doute aucune de la trempe de Speranza Scappuci, 43 ans, rafale de flair inventif et de boucles blond vénitien. Pianiste brillante, l’Italienne s’est imposée dans le circuit opératique international. Entre deux conduites acclamées à l’Opéra de Vienne, où elle vient d’ouvrir aussi le fameux bal du Philharmonique (c’est la première fois que ce privilège revient à une femme), la "maestra" fait halte à l’Opéra Royal de Wallonie, pour y diriger "Jérusalem", un chef-d’œuvre méconnu de Verdi. L’occasion de l’entendre défendre l’opus de son compatriote… et la condition particulière de ses consœurs au pupitre.
Diriger, ce fut une vocation depuis l’enfance?
Non. Je suis une pianiste, qui s’est progressivement prise de passion pour les musiques de chambre et vocale. Pendant une dizaine d’années, je suis demeurée chef de chant, au service des plus grands dirigeants: James Levine, Seiji Ozawa, Zubin Mehta et, surtout, Riccardo Muti. Mais quand le chef est absent, il arrive qu’il faille conduire à sa place… C’est parti comme ça.
Quel souvenir gardez-vous de la première fois où vous avez affronté l’orchestre?
C’était en 2012 à l’Université Yale. J’ai dû diriger "Cosi fan Tutte", que je connaissais déjà très bien, pour avoir appris tous les récitatifs au clavecin. Mon ressenti? Comme si j’avais fait ça toute ma vie. En vérité, tenir la baguette est l’ultime chose à mettre au point dans le processus. Ce qui compte vraiment, qui est autrement difficile, est en amont: c’est ce qu’on veut faire dire à la musique.
Vous optez souvent pour des gestes amples, comme si vous peigniez l’orchestre avec un pinceau…
Pas toujours… Actuellement, on attend d’un chef qu’il soit très "visuel", très exubérant. Mais je ne suis pas là pour faires des chorégraphies. Le geste doit toujours être lié à la musique. Parfois, dans les pianissimos, il est si discret qu’on le dirait absent.
Comme plusieurs de vos consœurs, vous passez d’un orchestre à l’autre. Mais combien d’entre vous sont des chefs titulaires d’un ensemble, actuellement?
Fort peu! La féminisation du métier est en marche! Les barrières sont tombées. De plus en plus de filles étudient la direction d’orchestre, et la jeune génération grandit avec le sentiment qu’il est naturel de voir une femme au pupitre.
Est-ce délicat, parfois, d’imposer son autorité?
La connaissance de la musique donne l’autorité, tout simplement. Elle marque la différence entre autoritarisme et ascendant naturel. Mais je n’ai jamais constaté de machisme, en tout cas.
Vous préférez travailler avec des femmes?
J’aime collaborer avec des gens compétents qui ont une vision claire. Peu importe si ce sont des hommes ou des femmes. On ne devrait jamais penser en termes de genre. Je rêve du jour où on n’abordera plus ces questions. Cela dit, la création reste plus difficile pour les metteuses en scène et les compositrices, qui sont encore très très peu nombreuses.
Opéra "Jérusalem" génial "recyclage"
En 1847, pressé par le temps ou bonnement fatigué, Verdi décide, suite à une commande de l’Opéra de Paris, d’adapter l’un de ses ouvrages antérieurs à la langue et la mode françaises. "I Lombardi alla prima Crociata", qui date de 1843, servira de matériau à "Jérusalem"… Mais d’importants changements de tessitures et de tonalités, ainsi que la transposition de l’intrigue de Milan à Toulouse, ou encore l’insertion d’un long ballet et de deux "contre-ut de poitrine" (note aiguë tenue par le ténor) compliquent la besogne: à l’écoute, "Jérusalem", avec son orchestration raffinée, concise et dramatique, prend la nature d’un opéra nouveau, bien plus que d’un travestissement. Grande histoire d’amour, de haine et de vengeance intemporelle, qui débute par le désir malsain qu’éprouve un oncle pour sa nièce (fort, pour l’époque!), l’œuvre ne passe pas la rampe. Longtemps boudée par le public, démolie par la critique, tant en France qu’en Italie, elle n’est redécouverte qu’en 1963. Aujourd’hui, d’aucuns la considèrent comme un chef-d’œuvre absolu, qui mélange aux traits du premier Verdi les sons mâtures de Falstaff ou d’Otello.
"Jérusalem", de Giuseppe Verdi. Mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera. Orchestre et chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie, sous la direction de Speranza Scappucci. Du 17 au 25 mars 2017. www.operaliege.be.
De quoi êtes-vous la plus fière?
Difficile… Je suis toujours contente si, à la fin, je sens que j’ai rendu justice au compositeur. Verdi, Bellini, Rossini, Donizetti sont des auteurs que beaucoup pensent pouvoir "arranger" à leur guise. Je suis de l’école de Toscanini, très proche de la partition originale. Si le compositeur a écrit ça, on doit tenter de connaître sa vérité, avant d’y changer quoi que ce soit. Or dans ses courriers, Verdi est sans équivoque: il ne veut pas que sa musique soit modifiée. Pourtant, comme d’autres, on l’a beaucoup massacré. Et on le massacre encore…
Anna Pirozzi, captivante Manon Lescaut à l'Opéra Royal de Wallonie
Est-ce parce qu’on lui reproche son manque d’unité stylistique et la disparité de ses sources d’inspiration que l’on ne monte que rarement (hors l’Italie) la Manon Lescaut de Giacomo Puccini ? Ou est-ce parce que l’œuvre de Massenet lui fait toujours écran ? Toujours est-il qu’à la scène, elle « sonne » véritablement comme un drame de l’auteur de Bohème et Butterfly et que ses faiblesses dramatiques ne sont pas pires que celles d’autres opéras. Et c’est le principal mérite de la jeune cheffe italienne Speranza Scappucci – nouvelle directrice musicale de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, qui nous avait tant impressionné dans son exécution de Jérusalem ici-même en mars dernier – de parvenir à lui donner une colonne vertébrale inflexible, et à lui restituer un discours cohérent, sans gommer pour autant les composantes qui la caractérisent. Sous sa baguette, l’Orchestre Royal de Wallonie-Liège sonne superbement, et ne tombe pas dans le piège de la sensualité dégoulinante, qui trouve généralement son apogée dans l’illustre Intermezzo du troisième acte. Par sa lecture, Scappucci démontre au contraire avec éclat que Puccini n’était ni Giordano, ni Mascagni, bref qu’il n’est en rien un compositeur vériste, mais un musicien fort sensible aux nouvelles tendances de la musique européenne, germanique en particulier.
Dans le rôle-titre, la soprano napolitaine Anna Pirozzi – dont on ne risque pas d’oublier l’Abigaïlle monégasque il y a un an – domine la distribution et livre une Manon aux facettes multiples, coquette mais rarement frivole, passionnée ou mélancolique, vivant avec intensité les affres de la mort. Cette belle prestation d’actrice est servie par une voix ample et souple à la fois, et ses deux grands airs (« In quelle trine morbide », « Sola, perduta, abbandonata ») sont chantés avec les ressources d’une technique et d’une sensibilité exceptionnelles. Des Grieux est actuellement un des emplois majeurs du célèbre ténor sicilien Marcello Giordani, véritable pilier du Met et en grande forme ce soir. Encore fringant à plus de soixante ans passés, Giordani compose avec fierté un Des Grieux juvénile, lumineux, exemplaire de tenue musicale et débordant d’éclat. Brillant Nabucco in loco la saison passée, le roumain Ionut Pascu chante Lescaut avec une voix de baryton sonore et incisive, ainsi qu’une présence instinctive. De son côté, le vétéran belge Marcel Vanaudapporte à Géronte les ressources d’un métier toujours efficace. Parmi les seconds rôles, notons encore la fraîcheur de voix du jeune ténor italien Marco Ciaponi (Edmondo), tandis qu’Alexise Yerna (Il Musico) sonne moins crécelle que d’habitude.
A ses atouts proprement musicaux s’ajoute l’efficacité d’une mise en scène (signée par le maître des lieux, Stefano Mazzonis di Pralafera) qui, tout en rendant hommage aux fêtes galantes (magnifique appartement d’apparat au II) sait aussi, au moment venu, faire preuve d’austérité (désert de sable rouge au IV). On passe ainsi d’un premier et deuxième tableaux très animés (la scénographie est signée par Jean-Guy Lecat) à un dernier acte d’un dépouillement qui annonce déjà la mort. Mais il faut également évoquer le superbe paquebot qui amène le malheureux vers les Amériques au III, image qui imprime fortement la rétine (photo). Bref, Mazzonis joue une fois de plus la carte de l’efficacité dramatique et de la lisibilité, et des frondaisons d’Amiens au désert de la Nouvelle-Orléans, le triste destin de Manin n'en trouve pas moins là les couleurs les plus justes.
Emmanuel Andrieu
Manon Lescaut de Giacomo Puccini à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, jusqu’au 30 septembre 2017
Crédit photographique © Lorraine Wauters
Une première attendue et réussie pour Speranza Scappucci
Le 24 septembre 2017 par Bruno Peeters© Lorraine Wauters / ORW
Manon Lescaut de Giacomo Puccini
Stefano Mazzonis di Pralafera a tenu son pari : après celle de Massenet, puis celle d'Auber, voici la troisième Manon du répertoire, le premier succès du jeune Puccini (1893). Contrairement à la mise en scène de Mariusz Trelinski à La Monnaie, en janvier 2013, froide et sans âme, le maître des lieux a joué, à juste titre, la carte amoureuse passionnée, en cela bien aidé par des solistes très investis. Loin de la Manon "poudrée" de Massenet, dont Puccini voulait absolument se démarquer, l'action se déroule dans des décors (Jean-Guy Lecat) et des costumes (Fernand Ruiz) fin XIXème, très soignés. Ainsi le salon de l'acte II, avec escalier central, était-il du plus bel effet, tout comme, à l'acte suivant, le sombre navire emmenant les prostituées en Amérique. Excellente direction d'acteurs aussi, serrant l'action au plus près. Seul l'acte final, en Louisiane, au décor cette fois bien banal, accusait une légère baisse d'intensité. Dommage, pour une production remarquable jusque-là. Magnifique couple central, qui se présentait pour la première fois à l'Opéra Royal de Wallonie. Familière des rôles dramatiques (Abigaille, Odabella, Lady Macbeth, Turandot), Anna Pirozzi a témoigné de son aisance et démontré la puissance de son chant dans le célèbre "In quelle trine morbide", puis dans le duo incandescent de l'acte II "Tu, tu, amore ? Tu ?". Ce duo a d'ailleurs marqué l'apogée de son chevalier Des Grieux. Un peu criard au premier acte, le ténor sicilien Marcello Giordani, un habitué du MET, a superbement chanté ce duo, qu'on a dit influencé par celui de Tristan. Mais son chant "tutta forza" a pu lasser, à la fin. Rôle un peu ingrat, le vieux barbon de Géronte a permis de retrouver l'une des plus belles voix belges, Marcel Vanaud, en très grande forme, tant vocale que théâtrale. Le baryton roumain, Ionut Pascu, voix ample et d'une belle présence scénique, incarnait Lescaut, personnage intéressant. Alexei Gorbatchev, Patrick Delcour ou Alexise Yerna témoignaient de la solidité de la troupe liégeoise. Yerna a chanté un adorable petit madrigal, bijou délicat provenant de l'Agnus Dei de la Missa di Gloria de 1880. Comme d'habitude, les choeurs étaient parfaitement préparés par Pierre Iodice. Très attendue, Speranza Scapucci, signait ici sa première apparition en tant que chef principal attitrée de l'ORW-Liège. Découverte lors de la production du Jérusalem de Verdi l'an dernier, elle a prouvé sa formidable adéquation avec l'opéra italien, et fait ressortir l'extraordinaire orchestration de Puccini, toute de finesse mais de brillance aussi, ce dont a clairement bénéficié le plateau vocal. L'ORW a clairement bien choisi, et le public se réjouira de l'applaudir à nouveau dans Carmen en janvier/février 2018. Signalons enfin que la maison offre en cadeau aux spectateurs le n° de septembre de la revue italienne l'opera, tout entier consacré à la nouvelle saison de l'ORW, textes en italien et en français.
Bruno Peeters
Opéra Royal de Wallonie, Liège, le 19 septembre 2017