"Parce qu'un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir." a dit un certain Ferdinand Foch.
Voici de la mémoire vive. Ils arrivent en se fendant la pêche, mine de rien en souhaitant la bienvenue au public. Mine de rien, ils vont exhumer de négligeables fantômes, des dégâts collatéraux anonymes qui ne sont pas inscrits au tableau d’honneur de la commémoration du centenaire de la guerre 1914. Mine de rien, ils ont tous trois commis une écriture plurielle percutante, à propos de l’exode de près d’un million et demi de Belges, de la déportation de 120.000 travailleurs forcés belges dans les camps de travail allemands qui devront rendre des comptes au retour, de l’enrôlement volontaire de 32 Congolais dans l’armée belge, de la violence faite aux civils. De quoi interroger les phénomènes contemporains de l’exil. Mine de rien.
Philippe Beheydt, Stéphanie Mangez et Emmanuel De Candido sont donc auteurs, comédiens, et metteurs en scène d’une pièce forte et poignante créée en novembre dernier aux Riches-Claires, Thibault Wathelet remplaçant temporairement Stéphanie dans le programme donné à la Comédie Claude Volter. Ce sont les mêmes Philippe Beheydt et Stéphanie Mangez qui ont co-écrit la saison dernière un autre spectacle bouleversant : « Mémoire de Papillon » à propos de l’exécution de Patrice Lumumba et joué à la Comédie Claude Volter.
Ici, trois récits se croisent. Le racisme est omniprésent. Les trois comédiens s’emparent tour à tour des personnages, en changeant d’identité - le propre des migrants - dans un rythme haletant, dans une mise en scène fouillée, avec très peu d’accessoires (une mer de formulaires jetés au sol, une casquette, un chapeau haut-de-forme, une cape, et un boa rouge, des chemises blanches qui reçoivent en plein cœur le défilement de tragiques images d’époque, et une valise (ou deux?), symbole de l’abandon, de la transhumance forcée, de l’humilité et du désespoir du migrant. Ah oui ! Aussi un service à thé, un drapeau belge et un bureau rescapé d’une cave. La théâtralisation est économe et intense, digne des très beaux jours de l’ancien théâtre du Méridien. La frontière entre la narration est imperceptible et l’action démarre toujours à votre insu. A quoi servent donc les frontières ? Fleurissent aussi dans l’espace scénique de nouveaux personnages liés au paysage de chaque histoire, ils naissent et s’évanouissent laissant place à notre propre métamorphose.
« Dedans se mumure l’histoire du monde… » Il y a Victor Vay, déporté de force pour travailler dans une usine de métallurgie près de Hambourg alors qu’il était cuistot. Il y a August et Fien partis en exode en Angleterre, laissant leur magasin aux mains peu scrupuleuses de leur frère Henri de 120 kilos, d’abord accueillis comme des « poor little Belgians » puis comme des « parasite little Belgians » dans cette « bloody war »! Il y a Angolo, jeune pièce rapportée des colonies par ses maîtres et largué à l’arrivée. Mais il sait lire et écrire et se sent presque belge, il accumule les petits boulots. Alors, bien qu’amoureux de Marianne la bruxelloise, il s’engagera pour le pire à venir! Les textes nous renseignent : « Contrairement aux Anglais et Français qui feront largement appels au renfort des troupes coloniales sur le théâtre européen, le racisme particulièrement exacerbé des autorités belges leur fait craindre le sentiment d’égalité qui n’aurait pas manqué de naître entre soldats blancs et noirs combattant dans les mêmes tranchées, versant le même sang. Seuls les 32 Congolais présents en métropole, s’étant portés volontaires, s’engageront avec bravoure sur le sol belge. »
Pour lui c’est l’espoir insensé d’être enfin considéré comme un citoyen à part entière.
Ils ont hissé la grand-voile sur la musique d’Emmanuel De Candido, Pierre Solot & Glü. Du sépia au noir et blanc, aux couleurs actuelles, les naufrages se ressemblent étrangement. 1914 - Lampedusa 2014, quel sinistre recommencement!
Une production de la Compagnie MAPS
https://compagniemaps.wordpress.com/
du 23 septembre au 4 octobre
Du mardi au samedi à 20h15 et le dimanche à 16h