Un Don Juan aux semelles de vent!
Thierry Debroux, le metteur en scène, explique : « ce n’est pas l’attitude de libertin que Molière condamne à la fin de son texte mais l’aptitude de ses contemporains à feindre la dévotion. Pas étonnant que la pièce, bien qu’appréciée par Louis XIV, fut retirée assez vite de l’affiche et ne fut plus rejouée du vivant de son auteur. Une autre lecture de la pièce pourrait nous amener à penser que le véritable enfer de Dom Juan, c’est le consumérisme, et en cela il représente à merveille notre société contemporaine. Il consomme les femmes, comme notre société consomme les objets, mais cette consommation finit par le lasser. Il provoque toujours plus le ciel. Il sait qu’il fonce droit dans le mur...et plus Sganarelle ou Elvire tentent de lui ouvrir les yeux sur la catastrophe imminente, plus il s’obstine à se vautrer dans le scandale… ».
Voilà donc campé un Dom Juan mobile, épris de vitesse et de changement, fuyant l’étau de l’autorité et des responsabilités au pas de course, blasphémateur, tellement iconoclaste et impénitent que l’on finit par s’en faire une idée à la limite de la caricature. C’est Sganarelle - le héros de ce drame joué à l’origine par Molière lui-même - qui rassemble dans son personnage toute notre sympathie et notre admiration de spectateurs. D’entrée de jeu il a établi une connivence immédiate avec les fumeurs de la salle - une minorité sans doute - mais qui a atteint le reste du public de façon virale tant son jeu théâtral est juste, désopilant et plein d’esprit. Le tabac soudain fédérateur fait un tabac! Dans ses manières si humaines, pleines de bon sens, loin de tout extrême, il dénonce les -ismes du monde et les fracas impies de son maître à coup de formules et de questions bien senties. On l’adore et on compatit avec ses faiblesses, puisqu’il sera le grand perdant : « Voilà par sa mort un chacun satisfait: Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux… » « Mes gages, mes gages ?» hurle-t-il à la fin. Même les grands évanouis, les petits trinquent toujours. Et Benoît Van Dorslaer est un tout grand comédien !
Cependant, à force d’effets burlesques foudroyants, ce Dom Juan interprété avec fougue et énergie par Bernard Yerlès ne perd-il pas un peu la trace du libertin bon teint, apôtre de la transgression et suprêmement humain, et qui se sent en incompatibilité absolue avec les nœuds du monde qui l’entoure ? Lorsqu’il veut désespérément inventer une nouvelle mesure des choses, des êtres et des événements et court assoiffé d’espace vital et de désir, ne court-il pas directement …à sa propre perte? Ironie du sort, il commettra lui-même le péché d'hypocrisie qu'il abhorre!
En effet, le Dom Juan intemporel de Molière est un futur héros du 18ème siècle : il poursuit tel un Don Quichotte, une liberté chimérique qui sans cesse se dérobe. Il rêve d’une égalité de chacun, dans la fraternité et devant la Raison. Si Dom Juan consent à donner la pièce au mendiant dans la scène du pauvre, il le fait par amour pour l’humanité, non par peur du châtiment divin. Jean-Jacques Rousseau écrit dans la première version de son "Du contrat social" en 1762 : "La terre entière regorgerait de sang et le genre humain périrait bientôt si la Philosophie et les lois ne retenaient les fureurs du fanatisme, et si la voix des hommes n'était plus forte que celle des dieux." Et bien que Sganarelle nous soit si sympathique, n’est-il pas temps de traverser une période hantée par les abus de pouvoir, le puritanisme et la bigoterie par le rire étincelant et blasphémateur grâce au personnage décrié de Dom Juan?
Situations baroques qui bouillonnent d'impertinence… et le public de rire de bon cœur ou de se récrier au cours de cette tragi-comédie inquiète et impatiente. Les décors évanescents faits de splendides boiseries épurées et lumineuses enchaînent les paysages imaginaires les plus variés puisque Molière a décidément rompu avec les règles classiques de l’unité de temps, de lieu et d’action.
Au niveau de l'excellence théâtrale, le comédien Luc Van Grunderbeeck qui se glisse dans de multiples personnages (Dom Louis, le Pauvre et Le Commandeur) fait merveilles et sera salué avec passion! La langue admirable de l'auteur dramaturge est une constante qui émeut et fait plaisir, superbement préservée dans son rythme et sa poésie malgré l’absence de versification… Fermez les yeux, c’est Molière qui berce l’humain entre Dom Juan et Sganarelle!
Le mot de Thierry Debroux:
Madame, Mademoiselle, Monsieur,
Le 15 février 2015, au lendemain de notre dernière
représentation, cela fera, jour pour jour, 350 ans que se
donnait pour la première fois le Dom Juan de Molière.
Profitant du départ des Italiens qui jouaient avec grand succès
un Dom Juan, Molière s’empare de l’intrigue et en quelques
jours, dit-on, écrit la pièce que vous verrez (ou reverrez) ce soir.
On a tout écrit sur Dom Juan et on l’a « cuisiné » avec mille
épices différentes.Mozart, comme vous le savez, en a fait un opéra avec le
concours de Da Ponte et tout récemment, au Théâtre Royal de
la Monnaie, la mise en scène de ce chef-d’oeuvre a suscité une
vive polémique.
Mais revenons à Molière. La pièce est étrange et mélange
tous les genres. On passe sans transition d’une discussion
philosophique à un numéro de commedia dell’arte… Molière
fait de nombreux emprunts à la version italienne… mais
dépasse la farce, effleure la tragédie, plonge dans le drame, ose
le grand guignol…
Nous avons tenté de prendre en compte tous les chemins
qu’emprunte l’écriture, tous les genres littéraires qui se
superposent.
A l’époque où Molière écrivit ce chef-d’oeuvre, ses provocations
lui attirèrent les foudres des intégristes. Il risqua sa vie comme
l’ont risquée les dessinateurs de Charlie Hebdo, à qui je veux
rendre hommage ici.
J’espère que vous passerez un bon moment en compagnie d’un
auteur courageux.
Du 15 janvier au 14 février 2015
(29 représentations).