« Chacun s’attend à une fête. Assis dans la salle, les sourcils dressés, le spectateur veut qu’on l’étonne. Mais comment faire pour que tout soit fraîcheur et nouveauté et plaisir aussi, tout en ayant du sens ? » Le Méphisto de Thierry Debroux explore le Faust de Goethe tout en mettant en scène l’humanité courageuse d’un metteur en scène passionné, mais douché par le peu d’appétence que rencontre désormais son art.
Nous sommes dans les coulisses, sous les cintres regorgeant de costumes. A droite, il y a une maquette du théâtre Parc. Vide ! Adroitement, le chef des lieux s’adresse au régisseur nommé Wagner, qui fait naître au fur et à mesure des esquisses de décors de la future pièce. Avec la complicité de sa fidèle assistante Cornélia, le seigneur du plateau va faire passer des auditions pour mettre en scène le géant de la littérature allemande.
Et on entre de plein pied dans le merveilleux savoir-faire de la mise en scène, scénographie et costumes signés Maggy Jacot et Axel De Booseré, passés maîtres es merveilleux. C’est pire que du Lewis Carroll. Le texte de Thierry Debroux jongle tellement avec les réalités qu’il arrive un moment où on ne peut que …lâcher prise et se laisser porter par la multiplicité de points de vue du créateur. On est prisonnier du sortilège théâtral.
Derrière les facéties du mythe apparaît en majuscules le génie du Mal, omniprésent et vu sous toutes ses facettes. Le voilà, terriblement ensorceleur et manipulateur, comme ce Méphisto enchanteur, joué avec séduction par le fascinant Fabian Finkels dont les performances scéniques et la voix, et les inflexions sont franchement irrésistibles. Voici le Mal terrifiant, la « yucky thing under my bed » des enfants, avec cet hydre bleu nuit mélange d’orgueil de jalousie et de puissance macabre, qui rampe pour dévorer le cerveau du metteur en scène… Et cet autre monstre informe de la nuit: une entité mouvante sertie de deux yeux en escarboucles. Ou encore, le Mal ricané par cet amas de sorcières exorbitées et arachnéennes, cousines de celles de Macbeth, et le Mal susurré satanique des jolies dames aux gants blancs ( telles les créatures imaginées par Roald Dahl? ). On est au cœur du fantastique. Il y a tant de références artistiques dans ce spectacle, qu'il est difficile de s’en remettre !
Thierry Debroux a façonné un véritable vitrail du Mal, miroitant de maléfices, de tentations et de desseins infernaux. Ajoutons à cela, qu’entre le vieux Faust et le jeune et troublant Méphisto, il y a des changements de peaux inénarrables. Le duo magistral de Guy Pion et de Fabian Finkels porte le souffre et le sublime, la sagesse et l’orgueil démesuré. On applaudit à tout rompre.
Mais surtout, tout au cours du spectacle on peut s’interroger sur la progression du Mal dans notre monde troublé. Ici le diable s’adresse directement à Dieu: « Vraiment j’ai longtemps cherché ce qu’il y avait de bon sur terre mais je dois te dire, Seigneur, que tout y va parfaitement mal comme toujours. Les hommes me font pitié avec leurs vies lamentables. Au point que je n’ai même plus envie de tourmenter ces pauvres gens. » Satan a d’ailleurs abandonné ses attributs moyenâgeux pour paraître moins effrayant! Le Mal est suffisamment enraciné dans l’homme! Mais la recherche de Thierry Debroux n’a pas de limites : nous voici tout d’un coup, au pied de « l’arbre de Goethe » dont on vous taira bien sûr l’histoire et, quel coup de maître, serait-on là soudain, au pied de « l’arbre de Vie » ? Quelle revanche sur le Mal absolu! On jubile.
Entre temps, le pauvre metteur en scène, perdu entre ses rêves infernaux et la réalité résiste bien vaillamment contre toutes les attaques… Qui êtes-vous à la fin? se rebelle-t-il ! Réponse sibylline et poétique « Une partie de la partie qui au commencement était le tout… Une partie des ténèbres qui donnèrent naissance à la lumière. » On se délecte! La perte de la Lumière n’est-elle pas la pire des choses ?
Mais, comment choisir parmi toutes les candidates aux auditions, celle – car il veut une femme – qui jouera Méphisto dans son Faust de Goethe? D’audition en audition, on pénètre dans des extraits de scènes de l’œuvre, avec, à l’envers du décor, les angoisses profondes, les culpabilités secrètes, l'amour bafoué, et le désir de gloire qui tenaille l’homme. Il est lucide et sait qu’à la fin, la chute est indiscutable. Quand le Diable lui a serré la main d’une poigne fulgurante, il est néanmoins capable de prendre ses distances et arrive à le chasser à plusieurs reprises et, in fine, qui sait, totalement. En faisant appel à sa rationalité! On admire!
Un tissu de routes possibles se présente : poésie, lyrisme, tragédie, bouffonnerie, comédie musicale... Les changements de registre font rire et démontrent les tâtonnements dans lequel l’homme est pris, au cours de sa recherche du sens de la vie. L'accompagnement musical et sonore de Pascal Charpentier est étourdissant. Les changements de décors, d'une fluidité soufflante, sont dans le droit fil des autres féeries théâtrales imaginées depuis quelques années par le maître d’œuvre, Thierry Debroux qui chaque fois, ne manque pas de prendre le spectateur complètement au dépourvu. Cette fresque théâtrale dépoussiérée est donc d’une remarquable modernité.
Les comédiennes brûlent littéralement les planches comme de véritables sorcières : Béatrice Frauge (Cornelia) et Anouchka Vingtier (Bianka) en tête de trio avec Mireille Bailly (Laure) et Birsen Gülsu (Thea) ; Chloé Winkel (Juliette), Colline Libon(Charlotte) et Elisabeth Karlik (Hélène) dans un bal sans cesse renouvelé d’ivresse sabbatique, d'inventivité démoniaque et de voluptueuses tentations.
THEATRE ROYAL DU PARC
Rue de la Loi 3 – 1000 Bruxelles
Infos Réservations : 02 / 505 30 340
Crédit photos Zvonock