Cachez donc les poètes
[…] Certes, quand on voit une assemblée de poètes, c’est toujours un
mauvais moment à passer. On peut évidemment vénérer le miracle, le détour
par lequel tant de rabougris, de prognathes, d’égoïstes, de barbus, de
podagres, de rentiers, d’asthmatiques, de pédérastes, de bigles et de
menteurs sont tout cela et poètes, sans parler de cette sous-classe
bilieuse, rancuneuse, vert-de-grisée, pingre et médisante où se recrute le
poète catholique. Et c’est un grand poète. Et le bedonnant nous parle
d’amour comme personne. Et le mondain jaunâtre, grinçant et monoclé, nous
parle de la solitude. Et le millionnaire nous parle du dénuement. Et le
partisan, de la liberté. Et la vieille tante, de la pureté. Et ils
n’inventent pas, ils sont véridiques, on ne peut pas leur en vouloir.
Seulement, comme leur vue risque de causer des dommages irréparables à
l’image qu’on s’est faite de leur personne, comme on n’a pas tous les jours
un Lorca qui ressemble à ce qu’il écrit, comme on risque à chaque instant
de tomber sur l’affreuse photo d’Apollinaire en tourlourou 1900, ou
d’apercevoir dans le métro les bajoues et les mamelles de la grande lyrique
dont vous rêviez, un remède s’impose: cachez donc les poètes!
Oui, je rêve d’un anonymat complet de la poésie, aussi inavouable que
l’appartenance aux services secrets, aussi dangereuse, aussi numérotée.
(«Avez-vous la dernière plaquette du 1173? – Non, il ne donne plus signe de
vie. Par contre, le 1414 s’affirme comme un de nos meilleurs agents.
Lisez-le donc. – Et le 7521? – Il est brûlé.») […]
Chris Marker
(Revue Esprit n° 162, décembre 1949)