Les mystères de la diplomatie
LE CHEVALIER D’ÉON
Du jeudi 25 avril 2019 au samedi 25 mai 2019 au théâtre du Parc à Bruxelles
Il ou elle ? Avec « Le Chevalier d’Eon » Thierry Debroux revisite l’une des énigmes les plus bizarres et les plus controversées du XVIIIème siècle. Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Thimothée d’Éon de Beaumont, dit le Chevalier d’Éon fut successivement docteur en droit, avocat au Parlement de Paris, secrétaire de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg, capitaine des Dragons, agent secret, chevalier de Saint Louis et ministre plénipotentiaire à Londres. En même temps, il fut considéré comme l’une des plus belles femmes du XVIIIème siècle… Homme ou femme, celui qui fut l’une des plus fines lames de son temps a préservé l’ambiguïté jusqu’à son dernier souffle. Revisitant avec jubilation la comédie de cape et d’épée, Thierry Debroux nous entraîne dans la France et la Russie du XVIIIème siècle ». Saison 2005-2006 au théâtre le Méridien, théâtre d’émotions, hélas disparu depuis 2012.
Revoici notre chevalier, au Parc, en James Bond dégenré, affublé de jupons lors de ses missions d’espionnage, sous le nom de Lia de Beaumont. A la manière d’un phénix et dirigé avec virtuosité, par Daphné D’heur il reprend du métier, et quel métier! Celui de nous ravir et de nous promener à travers l’Europe du XVIIIe, Anne Guilleray, préposée à la création des costumes, faisant merveille. Les hauts maquillages sont signés Urteza Da Fonseca. Et le chevalier ? Quel est son vrai nom à la ville? Julien Besure. Tout juste trente ans et l’an dernier, Octave dans les fourberies de Scapin, sur les mêmes planches. Jim Hamwkins dans l’Île au trésor, en 2016. A part le surf, le ski et le snowboard, il est passé maître en escrime, sous la conduite de son fracassant maître d’armes…Jacques Capelle. Mais aussi bretteur vocal sidérant et attrape-coeurs aussi volatile qu’Arsène Lupin.
Son histoire campe une période de guerre mondiale très noire, pudiquement dénommée de guerre de sept ans (1756-1763) se déroulant simultanément sur plusieurs continents. Elle opposait deux blocs franchement ennemis, tous deux en route pour la conquête du monde : l’Angleterre et son empire colonial alliée à Frédéric II de Prusse contre la France et l’Autriche, leurs alliés et empires coloniaux. A qui la Russie tendrait-elle la main? L’empire britannique sort vainqueur, régnant sur toutes les mers du monde, la Prusse s’affirme au sein de l’espace germanique. La France perd définitivement la bataille de la culture française, versus la culture anglo-saxonne. Le texte met en relief les machinations politiques, les questions d’intérêt, la place congrue du cœur dans la sphère politique.
– La légende raconte que, déguisé en femme lors d’un bal, Le chevalier d’Eon aurait subjugué Louis XV. Recruté dans les services secrets du roi, il est envoyé comme espion à la cour de Russie. La mission qui lui est confiée est délicate puisqu’il il doit gagner la confiance de la tsarine Elisabeth afin de conclure un traité d’alliance pour rétablir les relations diplomatiques entre la France et la Russie, ce qu’il réussit avec brio sous les traits de Lia de Beaumont. –
Côté hommes, Daphné D’Heur ne manque pas de comédiens d’excellence. Les voilà tous rassemblés. avec un Maroine Amini superlatif dans le rôle de Lubin, le fidèle valet vif argent du chevalier qui mêne grand train, une histoire d’amour ancillaire avec sa Nanette (Laurie Degand) , époustouflante de vivacité et de répartie tant vocale que physique. Sir Douglass, en tenue écossaise, qui représente la perfide Albion, cache admirablement son jeu … ou pas, C’est Anthony Molina-Diaz, une autre grande pointure des planches du Parc. Didier Colfs se partage avec autant de bonheur entre le très envieux Duc de Nivernais et Le Prince russe Narychkine. L’autre vilain, c’est le Chancelier Bestouchev (Nicolas Janssens), un concentré d’arrivisme et de manipulation, flanqué de notre Fabian Finkels, campant des vice-chancelier Voronstov et Ministre Lebel presque Felliniens. Habiles jeux de masques et d’éventails meurtriers, les chassés-croisés se succèdent dans un rythme échevelé, à la manière du vaudeville haut de gamme, Georges Lini es-tu là ? Les scènes comiques et jubilatoires sont au rendez-vous. Le plateau tournant trilobé explose les portes qui claquent, et le décor très frugal se contente d’à peine quelques médaillons évocateurs. Tout est dans l’énergie bondissante des acrobaties amoureuses et politiques.
Côté femmes, des perles rares. Une comtesse de Rochefort exquise, une grande dame, intelligente de cœur et d’esprit, notre préférée? Elle incarne à la fois le badinage de Marivaux et la sagesse de la vie qui sait savoure ce qui lui est donné, et rit de bon cœur du reste, tout en délicatesse. « C’est le genre de femme qui ne passe pas inaperçue en public. Longiligne, port altier, chevelure noir jais encadrant un visage au teint d’albâtre, aux traits fins et réguliers, d’où se détachent deux immenses yeux incandescents. » écrivait à son propos Philip Tirard, en 2005. Ajoutons, des pommettes fabuleuses à faire craquer les amants… Toute jeune, elle a parcouru la planète avec des parents d’origine italienne, les Abruzzes. Remarquée par sa prof de français à Hong Kong, elle s’inscrit par amour du théâtre au Conservatoire de Mons au retour en Europe. Toujours pas trouvé ? Il s’agit de Laurence d’Amélio, autant jeune première que tragédienne.
Petra Urbanyi, princesse hongroise de caractère ? Oui pour le caractère, non pour la Hongrie. Elle joue Sophie-Charlotte de Mecklembourg, princesse de Saxe qui piétine de rage, féministe jusqu’au bout des cheveux, refuse qu’on la marie avec Georges III le roi d’Angleterre surnommé le roi fou, mais deviendra tout de même la grand-mère de la reine Victoria ! Un jeu surexcité d’ado rebelle et de jeune femme rêvant d’amour véritable, très marrie d’être convoitée plus comme objet politique que comme roseau pensant.
Et la palme, si palme il y a, revient à la tsarine Elisabeth Petrovna, admirablement présente et déclinée par Perrine Delers, un monument théâtral, une prestance éclatante, une allure incomparable. Elle a tout : la voix, les humeurs, le maintien, la noblesse, le prestige, l’autorité. On se souvient de son rôle de voisine écrasante dans le 1984 d’Orwell, la métamorphose en tsarine ne fait qu’amplifier son port royal et son ascendant dévorant.
Rien que des éloges donc, pour cette pièce où le rire est roi et le plaisir souverain, où roulent les tribulations, les ballets XVIIIe, les noms prestigieux, les supercheries politiques et les jeux du pouvoir intenses pendant que le monde entier se trouve rassasié de guerres incendiaires et dévastatrices. Sept jours, sept ans, le chiffre biblique de l’éternité jeté en pâture à la violence humaine.
Dominique-Hélène Lemaire Pour Arts et Lettres
Crédit photos : ZVONOCK
Réservations:
via le site ou par téléphone au 02 505 30 30 – du mardi au vendredi – ouvert de 12h à 19h.
Commentaires
Jeudi 2 mai 2019, par Jean Campion
La Guerre en dentelles
Fin diplomate, redoutable escrimeur, le chevalier d’Eon, qui passa 49 ans en homme et 33 en femme, fascina toute l’Europe jusqu’à sa mort. Au service de Louis XV, Louis d’Eon fut une espèce de James Bond du 18e siècle. Sa sexualité ambiguë rendit ce personnage de légende, très énigmatique. Un mystère qui poussa Thierry Debroux à en faire le héros d’une comédie de cape et d’épée. Inspirée par la première des trois missions périlleuses de cet agent secret, elle fut créée en 2006, avec un joli succès. En la mettant en scène aujourd’hui, Daphné D’Heur s’est efforcée d’exploiter sa finesse et son humour.
Pour rendre piquante sa participation à un bal masqué donné à Versailles, la comtesse de Rochefort déguisele chevalier d’Eon en femme. Comme Louis XV, tombé sous son charme, lui fait la cour, Louis d’Eon se sent obligé de lui révéler le travestissement. Impressionné par son magnétisme, le duc de Nivernais persuade le roi de l’engager comme agent secret. Habillé en femme, celui-ci deviendra Lia de Beaumont et se rendra à Saint-Pétersboug. Il tentera de gagner la confiance de la tsarine Elisabeth, pour la convaincre de s’allier à la France contre l’Angleterre et la Prusse. Tâche très délicate, car Elisabeth est conseillée par le chancelier Bestouchev, ennemi juré de la France. En lançant cette manoeuvre diplomatique, le duc de Nivernais, épris de la comtesse de Rochefort, écarte un rival... Politique et amour ne cesseront de jouer à saute-mouton. Sur la route de Saint-Pétersbourg, Lia de Beaumont rencontre Sophie-Charlotte de Mecklembourg, invitée au mariage de sa soeur. Cette ado rebelle, qui doit épouser, contre son gré, le roi d’Angleterre, se sent de plus en plus attirée par cette nouvelle amie. Sentiment troublant partagé par le chevalier, prisonnier de sa supercherie.
La pièce se déroule en 1755, à l’aube de la "guerre de 7 ans" (1756-1763), dont l’Empire britannique sortira grand vainqueur. Les duels, les guet-apens, les arrestations arbitraires, les machinations des espions nous préparent au conflit. Mais cette violence est déglacée dans la fantaisie . L’auteur vise avant tout à nous divertir par une comédie malicieuse, au premier degré . Une farandole de scènes d’action, plusieurs personnages caricaturaux, des quiproquos efficaces et quelques réflexions grinçantes sur le sort des faibles. Comme souvent dans les comédies, les valets vivent des aventures parallèles à celles de leurs maîtres. Serviteur du chevalier d’Eon, Lubin (Maroine Amimi) forme avec Nanette (Laurie Degand) un couple explosif et sympathique. On s’amuse de les voir astucieusement narguer les "méchants". Dommage que certains effets comiques reviennent avec insistance.
Aussi à l’aise dans les duels que dans les entretiens enbarrassants, Julien Besure fait de Louis d’Eon un agent secret moins sournois que ses ennemis. Femme séduisante, il peste contre ses hauts talons. Lorsqu’il est obligé de baisser le masque, il devient convaincant. Il est même touchant, quand il essaie de faire accepter sa conduite à la femme qu’il aime. Dans ses deux rôles (duc de Nivernais et prince Narychkine), Didier Colfs fait ressortir le cynisme des puissants. Incarné sobrement par Nicolas Janssen, le chancelier Bestouchev est un manipulateur cruel et sans scrupules : le "mauvais" qu’on se réjouit de voir démasqué. Les portraits de femmes sont plus nuancés. Perrine Delers montre subtilement que si la tsarine Elisabeth rêve de Versailles et de culture française, elle est soucieuse de l’intérêt de son pays. Laurence d’ Amélio est une comtesse de Rochefort qui savoure la vie. A la fois espiègle et sage, elle voit le chevalier d’Eon lui échapper avec une mélancolie sereine. Tout le contraire de Sophie-Charlotte de Mecklembourg, qui piétine de rage, quand elle découvre la vérité. Petra Urbani joue le rôle de cette jeune fille, prête à envoyer promener toutes les entraves, avec beaucoup de punch. Mais elle devrait mieux maîtriser sa voix dans ses colères.
La mise en scène précise de Daphné D’Heur nous entraîne dans cette histoire rocambolesque sur un rythme très vif. Pas de temps mort, malgré la taille de la distribution (16 comédiens se partagent une trentaine de rôles) et la multiplication des scènes. Elles s’enchaînent rapidement grâce au plateau tournant et à la frugalité de la décoration (A Versailles ou à Saint-Pétersvbourg, c’est la même faune humaine).
Moins fougueux que "Le Capitaine Fracasse" ou "Les Trois mousquetaires", ce spectacle baigne dans une atmosphère feutrée, nourrie par les jeux mondains et les complots politiques. Daphné D’Heur a eu raison de s’inspirer de l’esthétique du "Marie-Antoinette" de Sophia Coppola.
Jean Campion