«Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux.» Prosper Mérimée, Carmen
Depuis ce temps et la création en 1875 à Paris de l’opéra de Georges Bizet sur la scène lyrique parisienne, la Seine a bien coulé et débordé de nombreuses fois hors de ses rives. A Liège ce soir, un vent de liberté a secoué les bords de Meuse. Un réel débordement d’émotions et la beauté spectaculaire des tempêtes. Voici Carmen, plus que décoiffée, cheveux aile de corbeau, coupe courte comme en 1925, tombée dans le huis-clos d’un cirque, et bien décidée d’ en sortir!
La voix de Nino Surguladze , originaire de Tbilissi, Georgie, prend toutes les positions, dans un vibrant kamasoutra d’émotions. La belle qui l’incarne à la perfection, corps, souffle, voix et âme, se nomme fièrement et fascine comme aux premiers jours de la lecture de Mérimée, touchant l’imaginaire en plein cœur. Tout est dit : « L’amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser. » La liberté est son apanage, elle fuse vers le ciel pour exiger son droit au désir et au plaisir. Les arguments les plus nobles ne l’empêcheront pas de se jeter à travers la montagne, fuir le bonheur confortable, et palpiter dans les bras d’un nouvel élu! La bohémienne enchante, ensorcelle, et se laisse égorger comme cette chèvre de la même époque (Lettre de Mon Moulin 1866) face au loup qui la regarde avec ses yeux de braise. Etoile de sang, elle combattra jusqu’au petit jour… usant de ses sulfureux déhanchements, de ses regards appuyés, de sa voix trempée dans quelque mélange alchimique précieux, qui ne peut que transformer l’éphémère en universel. Elle est accompagnée de ses deux amies, Frasquita et Mercédès deux galantes primesautières et délurées: Alexia Saffery qui remplace pour l'ensemble des représentations Natacha Kowalski, et Alexise Yerna.
Don Jose/ Marc Laho partagé entre l’amour et le devoir est pareillement intéressant. Au fur et à mesure de la prise de conscience de sa subjugation pour la sauvage maîtresse de son cœur, il gonfle sa voix d’émotions nouvelles, de plus en plus désespérées, de plus en plus convaincantes, et pourtant renvoyées par la belle adorée avec la plus grande désinvolture. Le combat final avec son nouveau rival Escamillo, un très brillant Lionel Lhote, est prémonitoire, il lui sert pourtant à comprendre qu’il ne peut pas gagner! Au dernier tableau, dans le silence du cirque désert, son crime passionnel l’enferme à jamais dans l’enfer de la culpabilité. Il s’est définitivement écarté des les chemins vertueux - sans doute inculqués par sa mère navarraise apôtre de l’abnégation, qui disaient - peuchère - que l’amour …prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune… - Ah la pauvre Micaëla / la très blonde vénitienne Silvia Dalla Benetta! Proie de la passion, pris de folie, - peut-on tuer l’être aimé par amour ? - Don Jose ne contrôle plus rien et surtout pas ce couteau qui jaillit de ses mains et commet l’irréparable.
Dans ce magnifique décor de pacotille, la théâtralité est omniprésente puisque la version choisie par le metteur en scène est la version parlée de l’œuvre. Dommage pour Roger Joakim qui interprète le lieutenant Zuniga aux côtés du brigadier Morales / Alexei Gorbatchev et n'a pas beaucoup de lignes chantées...mais dont la prestation est néanmoins très aboutie et presque cinématographique. Tous les belges sont au top, que de belles dictions et de superbe en scène! C’est le vivant qui prime,dans ce foisonnement baroque, avec au début, sans paroles ni musique, un fascinant feu d’artifice: la frappe passionnelle des talons, ces claquement de mains des couples de danseurs qui ne cesseront de venir tournoyer ou d’observer de l’intérieur les progrès de l’intrigue. Le plateau est une piste humaine. The world is a stage … Die Welt ist ein Zirkus sagt des Meister Henning Brockhaus . Il n’épargne pas les chorégraphies, les acrobates et les merveilles circassiennes. Le décor est beau comme une boite à poupées… Et les costumes sortent des fabuleux ateliers liégeois. Ne parle-ton d’ailleurs pas des vertus du Gesamtwerk? Cela ne peut évidemment pas plaire à tout le monde…
Dans une telle œuvre, les chœurs bien sûr sont à l’honneur. Pierre Iodice, comme toujours, sur la scène lyrique de Liège est garant de la qualité vocale à travers les déplacements surprise, tantôt à un balcon, tantôt à un autre, tantôt dans la mêlée, mais toujours, la diction est limpide comme l’eau des montagnes… Et tout à la fois, pour le plaisir exquis de notre écoute, la chef d’orchestre Speranza Scappucci consume l’orchestre dans la légèreté et la musicalité absolues. Plantée dans le sable elle échafaude une cathédrale de légèreté. Toute en fumée comme celle des voluptueuses cigarières exotiques… Elle geste la partition, avec fougue et tempérance à la fois, jetant des poudres pudiques sur des moments d’intime tendresse…Elle convoque les coups de foudres de l'Amour et ses désespoirs, et les terribles coups de faux de la Mort. C’est elle aussi qui administre les adorables chœurs d’enfants déguisés en taureaux. Quelle chance, cette rencontre de Opéra Royal de Wallonie-Liège et de cette amazone solaire reine de la musique dont ils ont fait leur chef principal !
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Commentaires
Même au cirque, Carmen fascine encore et toujours
Le 31 janvier 2018 par Bruno Peeters© Lorraine Wauters/ORW
D'après le site "Operabase", Carmen est l'opéra le plus joué au monde, après La Traviata, et La Flûte enchantée. On le comprend aisément : trame limpide, caractères dramatiques forts, inspiration mélodique géniale. Carmen, l'opéra parfait ? Peut-être. La production de l'Opéra Royal de Wallonie le démontre : solistes bien choisis, orchestre impeccable, mise en scène inventive et attentionnée : tous les ingrédients étaient réunis et efficaces. Une représentation fort réussie, d'abord par la qualité vocale des interprètes. L'opéra de Bizet repose avant tout sur l'héroïne mezzo géorgienne, a tout pour elle : un timbre charmeur, des graves aisés, et une allure effrontée, sans aucun soupçon de la vulgarité parfois observé chez d'autres titulaires du rôle. Cette même allure donnait à Lionel Lhote une belle prestance, et son Escamillo, bien prononcé et bien chanté, a rarement paru aussi élégant. Marc Laho est un familier de l'ORW, et nous avions pu l'admirer dans le Guillaume Tell de Grétry, en juin 2013. Son Don José est raffiné autant qu'assuré, et son air de la fleur, bien ciselé. Il n'est donc pas étonnant que son duo avec Escamillo à l'acte III, ait constitué l'un des sommets de la représentation, grâce aussi à l'ingénieuse mise en scène : Don José jouant le toréador face à un Escamillo - taureau ! Au salut final, Silvia Dalla Benedetta a sans conteste gagné à l'applaudimètre. La jeune soprano vénitienne a incarné une Micaëla bien différente de l'oie blanche habituelle. Après l'adorable duo, avec Don José au premier acte, finement articulé, elle enflamma la salle avec un étonnant "Je dis que rien ne m'épouvante" d'une incroyable puissance ! Une Micaëla dramatique. Les autres rôles étaient fort bien tenus par Roger Joachim (Zuniga), Patrick Delcour (le Dancaïre), Alexise Yerna (Mercédès) avec mention spéciale à Alexia Saffery, choriste, qui, au pied levé, remplaça Natacha Kowalski, souffrante, en Frasquita. Sans oublier bien sûr l'ineffable Lillas Pastia, interprété par le comédien Alexandre Tiereliers. L'orchestre maison, entraîné par la sémillante Speranza Scapucci, cheffe principale attitrée, a brillé de tous ses feux. Certes, il y eut quelques décalages au début ("la garde montante/descendante", avec les enfants de la Maîtrise), mais tout se recadra un peu plus tard. Scapucci a bien mis en valeur les soli des vents (cor anglais, hautbois, basson), et son travail sur les cordes donnait à l'orchestre une rondeur soyeuse d'une grande fraîcheur. Autre belle qualité de la cheffe : elle a respecté le caractère "opéra-comique" de Carmen, en effet donnée avec dialogues parlés, sans les récitatifs composés par Ernest Guiraud. Le finale de l'acte II ou l'ensemble "Quant au douanier, c'est notre affaire" y gagnaient, bien sûr. Un spectacle d'une haute tenue musicale. Que dire de Henning Brockhaus, devenu metteur en scène grâce à sa rencontre avec Giorgio Strehler ? Il situe Carmen dans l'univers du cirque. Pourquoi pas ? Une piste, un rideau de scène, des loges. L'affrontement final dans l'arène s'inscrit idéalement dans ce cadre, mais le café de Lillas Pastia pâtit de ce décor unique, tout comme les montagnes de l'acte III. Quelques détails semblaient amusants, sans doute, mais un peu gratuits : la jeep des soldats ou l'entrée de Carmen à dos d'éléphant, par exemple. L'action était souvent commentée par des danseurs de flamenco ou des acrobates. L'interlude entre les deux derniers actes a été très applaudi, grâce au talent d'une danseuse virevoltant dans une immense robe écarlate.
Bruno Peeters
Liège, Opéra Royal de Wallonie, le 28 janvier 2018
Distribution:
Carmen : Nino Surguladze (C), Gala El Hadidi (D)
Don José : Marc Laho (C), Florian Laconi (D)
Micaëla : Silvia Dalla Benetta
Escamillo : Lionel Lhote (C), Laurent Kubla (D)
Frasquita : Alexia Saffery
Mercédès : Alexise Yerna
Le Dancaïre : Patrick Delcour
Le Remendado : Papuna Tchuradze
Zuniga : Roger Joakim
Moralès/Andres : Alexei Gorbatchev
A : 26, 27, 28, 30 janvier, 1er, 3 février
B : 2, 4, 9 février
C : 26, 28, 30 janvier, 1er, 3 février
D : 27 janvier, 2, 4, 9 février
La représentation du 30 janvier à 20h sera retransmise en direct sur CultureBox.
Le spectacle est également capté pour Musiq'3 et filmé pour Mezzo.
La représentation du vendredi 9 février à 20h sera donnée au Palais des Beaux-Arts de Charleroi.
Durée : 3h20
« Speranza Scappucci est un chef merveilleux (une cheffe merveilleuse ?) : précision, dynamisme, sachant donner de l'allant et de l'enthousiasme sans jamais alourdir. Le résultat est splendide : une musique aérienne, claire, qui donne envie de chanter… »
http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=19863
Photo Lorraine Wauters
crédit photos: Lorraine Wauters