Bouquet infernal et grandiose
Pour ne rien vous cacher, nous avons vu ce spectacle deux fois : la première … à la première, avec une incomparable Jo Deseure, cette grande artiste qui a osé plonger dans le rôle à la dernière minute et dont on a tait le nom jusqu’au tomber du rideau. Elle n’avait eu qu’une répétition, la veille de la première, pour capter avec talent le ballet des entrée et des sorties et jouer de façon époustouflante un rôle dont elle ne connaissait pas le texte! Exercice digne d’un examen final de conservatoire, qu’elle a maîtrisé avec une stupéfiante adresse. Elle remplaçait donc au pied levé l’immense Jacqueline Bir, pour qui la pièce avait été écrite, interdite de planches par la Faculté. En duo verbal avec José Van Dam elle interprétait sans faiblir le rôle principal de la nouvelle création de Thierry Debroux intitulée « Vampires ». Elle fut saluée par un tonnerre d’applaudissements.
Quant à José Van Dam, il n’a pas eu froid aux yeux d’accepter de jouer avec une parfaite inconnue, se privant de l’appui de sa partenaire habituelle aux répétitions. Le plus étonnant c’est que Jo Deseure, à s’y méprendre donnait l’impression par moments d’incarner vraiment l’absente du bouquet infernal. Présence scénique ahurissante, un modèle d’interprétation improvisée, tout en gardant un contact oculaire discret avec le texte diffusé sur des écrans aux premières loges de chaque côté de la scène.
Pour le fond, Thierry Debroux s’est emparé du mythe des vampires, mélange de roman historique et de science-fiction qui ne cesse de nous fasciner, que ce soit en littérature ou au cinéma. Tout le monde a lu « Dracula » de Bram Stoker en édition simplifiée lors des premiers cours d’anglais, et d’autres auront exploré la jouissance littéraire des passionnantes « Vampire Chronicles » d’Anne Rice et le fameux « Interview with a vampire » avec Tom Cruise et Brad Pitt. D’aucuns se souviendront du « Bal de vampires », le film de Polanski sorti en 1967. Le thème de l’immortalité est l’un des favoris de Jacqueline Bir, aussi ceux de la beauté, de la jalousie, de l’amour impossible, de la sensualité et de la mort. Son interprétation de ces thèmes était certes beaucoup plus forte et poignante dans « Sarah et le cri de la langouste » où elle incarnait Sarah Bernard, mais il y a ici une sérénité indiscutable, un lâcher-prise et une sensibilité pleine d’humour et d’humanité. On reconnait les morsures de Thierry Debroux qui s’attaque avec malice aux maux du Temps : le bruit dévastateur de paysages du TGV, la manie des téléphones portables, la toute-puissance du Saint-Dicat, le diktat du Buzz à tout prix, l’envoûtement de Facebook, nos nourritures terrestres frelatées, si pas carrément empoisonnées et en passant, quelques coups de griffe aux Bobos Bio! Côté nourritures célestes, on mélange allègrement Ronsard et Corneille(s)… Le texte de cette comédie moderne est donc très plaisant, bien bâti, bien rythmé.
Mais la part du lion va à la critique acerbe du show business, via le personnage déjanté du bouffon parfait, un créateur de comédie musicale (seul genre littéraire et musical subsistant apparemment en 2015). Ce carnassier moderne a jeté son dévolu sur le manoir où se sont soudainement réveillés Isadora (roulez le r) et Aménothep après 102 ans d’hibernation. Véritablement gondolant dans son rôle, au propre comme au figuré, le metteur en scène fou croasse à merveilles et excelle dans sa manière de vampiriser les vampires. Peinture de notre monde? C'est le délectable comédien Angelo Bison qui est à l'œuvre. Il les entraînera dans des répétitions délirantes, créant musique et texte au fur et à mesure des malentendus et des sinistres rebondissements. Aurelia Bonta, sa très appétissante assistante en talons aiguilles rouges incarne la victime de toutes les peurs et angoisses. Elle se débat dans le cauchemar avec la dernière énergie vocale et corporelle. Il y a aussi Maurice (ou Serge), l’ineffable maître d’hôtel, qui participe avec grande finesse à ce vaudeville très particulier. Bruno Georis est impeccable dans l'humour et les gestes, une perle de sang-froid si l’on peut dire !
Même la deuxième fois où l’on voit le spectacle, cette fois avec l’illustre Jacqueline revenue de ses maux de gorge incapacitants, on rit de bon cœur aux plaisanteries taquines d’un texte qui continue à amuser franchement. La reine de la nuit rouge a une allure folle sous un maquillage, des coiffures et des costumes parfaits. Rien à voir avec l'affiche du spectacle, passablement horrible. Isadora est une vampire attachante aux tendresses inattendues malgré les chamailleries internes au couple. Elle éprouve des réticences très humaines devant la mort violente par balles… et se fabrique finalement des noces de cendre grandioses avec son compagnon de toujours. Son interprétation est, on s’en doutait, totalement convaincante aux côtés d’Aménothep-José Van Dam, très joli cœur, qui parfois pousse la chansonnette en l’honneur de Mozart.
Au théâtre Royal du Parc, du 23 avril au 23 mai 2015.
CRÉATION MONDIALE.
« VAMPIRES »
de Thierry DEBROUX.
Avec:
Jacqueline BIR, José van DAM, Bruno GEORIS, Angelo BISON, Aurélia BONTA
Mise en scène : Monique LENOBLE
Assistanat : Catherine COUCHARD
Décor et costumes : Thibaut DE COSTER et Charly KLEINERMANN
Lumières : ZVONOCK
Maquillages : BOUZOUK
http://www.theatreduparc.be/Agenda/evenement/57/21.html
Commentaires
Dernière création de la saison au Théâtre du Parc, une création « maison », une pièce de son directeur, Thierry Debroux, imaginée pour deux monstres de la scène, Jacqueline Bir et José Van Dam, une idée que lui a soufflé notre baryton de légende. Et l'auteur de Vampires de monter devant le rideau : « Un méchant virus s'est attaqué aux cordes vocales de Jacqueline Bir (NDLR : la comédienne reprendra le rôle dès que possible). Elle ne jouera pas ce soir... Vagues de murmures désappointés dans la salle ! Mais, ajoute-t-il, une autre comédienne a repris le rôle sans connaître le texte, et elle n'aura pas la brochure sur scène, vous verrez ! »
Et l'on a vu... une sacrée performance de Jo Deseure, l'une de nos plus grandes comédiennes, trop discrète, magnifique, le regard jonglant avec les deux grands écrans placés dans les loges d'avant-scène, qui lui projetaient le texte. Il fallait bien quelqu'un de cette trempe-là pour sauter en un jour dans les pas de Jacqueline Bir, une altière présence, une voix grave, bien timbrée, une précision technique imparable et, plus incroyable, une implication scénique réelle. On applaudit !
Ce ne fut sans doute pas simple pour ses partenaires, en particulier Van Dam, de retrouver la complicité établie avec Bir, le contact, sans toujours capter le regard, d'où ce flottement un peu perceptible dans le jeu en début d'acte, mais il retrouvera son rythme au fil de la pièce, un Van Dam davantage acteur que chanteur – quelques notes, quand même !
Les voilà donc ces deux vampires de plus de 500 ans, en réveil dans leur manoir après un siècle d'hibernation. Ils se chamaillent, ils s'aiment, et ils mourront ensemble. Même s'ils faisaient cercueil à part. Ils ont besoin de sang frais pour se régénérer. Et le domestique (parfait Bruno Georis) a bien du mal à le leur fournir : les temps ont changé, les humains sont devenus inconsommables, trop de bio dans leur assiette ! Et le sang synthétique, c'est pas ça !
Les deux vampires découvrent la civilisation, le TGV qui traverse leur domaine, la tablette, le GSM qui joue la musique de Mozart, celui qui avait prédit à Van Dam qu'il deviendrait un magnifique baryton. Si si, c'est dans le texte !
Et voilà qu'un metteur en scène fait irruption avec son assistante (Angelo Bison, déchaîné, grandiose, et Aurelia Bonta, toute jeune comédienne) pour tourner une comédie musicale sur Dracula... On ne vous dévoile pas la suite, elle est mouvementée, et révèle des facettes plus humaines de nos héros décadents.
Ce n'est sans doute pas la pièce la plus ambitieuse de Thierry Debroux, mais une comédie truffée de bons mots, de quiproquos comme l'auteur sait en trousser, un terrain de jeu pour des acteurs. Et il est dommage que dans un décor assez convenu (De Coster et Kleinermann, plus inspirés dans les costumes et perruques), la mise en scène sage de Monique Lenoble ne leur permette pas plus de fantaisie.
MICHÈLE FRICHE