Spleen, absurdité et tout le drame de la guerre…un Eugène Oneguine profondément humain à la Monnaie
29 janvier 2023, une première saisissante de l’oeuvre de Tchaïkovski.
Eugène Onéguine est le héros du roman d’ Aleksandr Pushkin, écrit en vers en 1833. C’est un dandy de Saint Petersbourg, un aristocrate désillusioné par les oisives futilités de la capitale russe. Il a environ 26 ans quand il débarque à la campagne chez son ami naïvement confiant, Vladimir Lensky, un jeune poète rêveur, d’environ 18 ans, plus passionné par l’Art que par la Vie. Onéguine se montre cynique, arrogant, égoïste, vidé de toute passion et fatigué du monde. Childe Harold, vous connaissez? Ensemble, ils vont rencontrer deux sœurs, filles de propriétaire terrien. Elles sont fort différentes, l’une, Tatiana Larina, distante, timide et renfermée, mais passionnée de lectures romanesques, un personnage obsédant qui semble voguer dans un monde imaginaire et se nourrit de littérature romantique anglaise. L’autre, Olga, primesautière, ancrée dans la vie. Elle est insouciante et espiègle même si elle ne trouve aucune joie dans sa jeunesse passée aux champs. Et pourtant , lors de la rencontre, chacun des amis choisira paradoxalement celle qui lui ressemble le moins. Premier coup du sort. A l’Art ou à la Vie ?
Surprise étonnante au lever du rideau ! Point de soleil d’hiver russe, de champs fraichement moissonnés, de moulin à eau, de datcha lumineuse à la Tourgueniev, de femmes vaquant aux tâches domestiques comme on pourrait s’y attendre. … Le plateau est vide, comme un radeau ivre sur un océan d’émotions et de vagues de passion. C’est que ce décor unique et étrange, intemporel, est animé de vie, il semble même parler comme parlent les livres… Et pourtant, il n’est constitué que d’une immense carré de parquet en bois blond, mystérieusement articulé et posé sur un axe… Toute une cosmologie? Les Chinois ne représentent-ils pas la Terre par un carré, comme les champs qu’ils cultivent ? Le spectateur du monde que nous sommes peut donc observer les choses: tandis qu’elles vont, se font et se défont. Aux quatre coins, tels ceux d’une rose des vents, siègent, chacune sur sa chaise rustique, quatre femmes sans âge en robes simples, de couleurs pastel : Tatiana en bleu tendre, Olga en rose pâle, Larina, leur mère (la mezzo-soprano Bernadetta Grabias) en vert tilleul et la vielle nourrice Filippievna (Cristina Melis) en bleu gris argent.
© Karl Forster
Et voici que notre folle du logis, ce pouvoir immense de l’imagination, est subitement convoquée - presque à notre insu - tant la musique, le chant, les mouvements et le jeu scénique se correspondent. La mise en scène très créative de Laurent Pelly saisit l’esprit et le cœur par la mouvante beauté des différents tableaux. Et l’émotion artistique est à son comble, à chaque fois qu’une extraordinaire chorégraphie s’empare des protagonistes et du superbe chœur. Sans doute, l’anecdotique a été complètement gommé, mais ce, tout au profit de l’essence et du symbole. De savants jeux de lumière de Marco Giusti et l’interprétation orchestrale se combinent harmonieusement pour habiller le texte de profondeurs insoupçonnées. Il est vrai que le chef de l' Orchestre Symphonique de la Monnaie, Alain Altinoglu, est comme à l'accoutumée, un très vibrant créateur de climats et d’échos dans sa sublime interprétation de la « vérité lyrique » chère à Tchaïkovski. Il annonce et souligne avec incomparables nuances, les moindres émotions qui ballottent tous ces passagers de la vie, et avec une intensité et un sens aigu du drame et de ses prémonitions. Il prolonge tous les états d’âme des protagonistes, par une très délicate orchestration. Complémentarité du visible et de l’invisible. Il n'empêche, le folklore, la danse mondaine et des épisodes de rires joyeux alternent avec la vérité des sentiments et des frustrations qui mèneront à la débâcle finale.
Car voici que sur le plateau, l’aveuglante folle du logis, celle qui fait perdre la tête, s’empare des deux amis ! Ainsi en va-t-il de l’immonde jalousie qui soudain saisit Vladimir, en voyant Olga enchaîner les danses avec Onéguine et qui va faire basculer un monde de paix vers celui de la guerre et de la désolation. « Vous n’êtes plus mon ami ! … Je n’ai pour vous que du mépris ! » Pire, la querelle dégénère et Lenski ne peut s’empêcher de provoquer Onéguine en duel. Toute l’assemblée est scandalisée ! ( Finale « V vashem dome! V vashem dome! )
Mais surtout voici les paroles fatidiques qui déclenchent l’hostilité des deux frères…dans le tableau 18 de l'acte II « Ennemis, mais y a-t-il longtemps que le désir de tuer nous sépare ? Y a-t-il longtemps que nos plaisirs, nos pensées , nos soucis, et nos loisirs étaient les mêmes ? Aujourd’hui cependant, comme des ennemis héréditaires, perfidement, nous préférons nous taire , prêts de sang-froid à nous entretuer » Onéguine ajoute pourtant « Mieux vaudrait en rire, avant qu’il ne soit trop tard, avant que nos mains ne soient rougies de sang, mieux vaudrait se quitter à l’amiable…» Hélas, l’un après l’autre ils déclarent : « Mais non ! mais non !»
Niet! Niet!
нет! нет!
Le désastreux duel aura eu lieu, et dans le troisième acte, la douleur consumera Tatiana et Onéguine, les protagonistes maudits. Oui, elle l’aime, c’est tragique mais se refuse à lui, comme lui l’a fait dans le premier acte, non par vengeance, mais dans un accès de vertu et de soumission aux règles de la société. Au tomber du rideau, Onéguine, ce héros byronien, un Don Juan à sa manière, n’osant pas être émotionnellement vulnérable, est devenu cet homme, perclus de désespoir, qui aura tout eu, qui l’aura gaspillé et qui aura vécu pour le regretter. Pathétique et brisé, il a ... à peine 26 ans. Une très belle prise de rôle par le baryton Stéphane Degout.
Star power: c’est un casting d’excellence qui interprète cette magnifique œuvre. Partout des sans-faute. Bogdan Volkov est un Lenski hors compétition, qui met les larmes aux yeux par sa résignation devant le destin qui l’attend, la musique en témoigne. C’est en effet déjà un poignant adieu à la Vie que Lensky chante avant le duel, comme s’il écrivait une ultime lettre à ceux qui restent, où il oppose les jours heureux de sa jeunesse à sa situation actuelle, dans un scandale que ni lui ni Onéguine ne souhaitaient véritablement. Quelle absurdité ! Dire que la querelle portait sur les attentions maladroites d’Onéguine pour Olga. Surtout, c’est la perte d’Olga que Lensky regrette le plus, se souciant désormais peu de savoir quelle sera l’issue du duel imminent. Il est salué par des applaudissements nourris et enthousiastes.
Et autant d'applaudissements, bien sûr, pour la Tatiana délicieusement chantée par la soprano britannique Sally Matthews: sans la moindre affectation, avec de vertigineux émois et de subtiles nuances pianissimo. Une réussite majeure. Cette célèbre scène de la chambre à coucher, lorsque Tatiana, éprise d’un amour impulsif pour Onéguine, exprime ses sentiments dans une lettre, incarne de manière touchante l’étourderie féminine du personnage.
C’est fait. Je ferme cette lettre,
L’effroi, la honte au fond du coeur…
Mais mon garant est votre honneur,
J’ai foi en lui de tout mon être.
Olga, ici chantée par la chaleureuse mezzo-soprano Lilly Jørsta, est très naturelle, pleine de joie de vivre et très convaincante. Soulignons également le charisme et l’ardeur résonnante du riche prince Gremin que chante Nicolas Courjal et la merveilleuse et rafraichissante bouffonnerie – Molière es-tu là ? – de Christophe Mortagne dans le rôle de Monsieur Triquet. Quant au fabuleux chœur, une masse parfois oppressante, toujours en mouvement, sous la direction de Jan Schweiger, il est à la fois radieux et bouleversant dans les multiples atmosphères qu’il incarne.
Dominique-Hélène Lemaire, Deashelle pour Arts et Lettres
Avec l' Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie Jusqu’au 14 février.
https://www.lamonnaiedemunt.be/fr/program/2313-eugene-oneguine
DISTRIBUTION
Direction musicale
Mise en scène & costumes
Décors
Éclairages
Chorégraphie
Collaboration aux costumes
Chef des chœurs
Larina
Tatyana
SALLY MATTHEWS
NATALIA TANASII (1, 4, 10, 14.2)
Olga
LILLY JØRSTAD
LOTTE VERSTAEN ° (1, 4, 10, 14.2)
Filipp’yevna
Yevgeny Onegin
STÉPHANE DEGOUT
YURIY YURCHUK (1, 4, 10, 14.2)
Lensky
BOGDAN VOLKOV
SAM FURNESS (1, 4, 10, 14.2}
Prince Gremin
Captain Petrovitch
Zaretsky
Monsieur Triquet
Guillot
JÉRÔME JACOB-PAQUAY
Precentor
CARLOS MARTINEZ
HWANJOO CHUNG (31.1 & 2, 5, 7, 9.2)
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