« La Loi, Mr. Strickland, n’est pas un terrain de jeu métaphysique. Mais l’arène d’un combat. » Henry Brown ne croyait pas si bien dire !
L’intrigue n’est un prétexte bien que l’affaire soit grave: au départ, l’homme blanc riche et influent, Charles Strickland est accusé de viol sur une femme noire et pauvre. Accusation mensongère ? Une histoire qui n’est pas sans rappeler l’affaire du Sofitel de 2011, mais aucun rapport car la pièce a été écrite presque 2 ans auparavant. L’accusé (le très touchant Jean-Michel Vock) s’adresse à dessein à un bureau d’avocats à mixité raciale pour se défendre.
Jack Lawson (Alain Leempoel) et son associé Henry Brown (Emile Abossolo M’Bo) qui semblent roués dans leur métier discutent longuement l’opportunité d’accepter cette affaire délicate. Ils se méfient avec raison : il sera malaisé de dissocier le crime sexuel du crime raciste dans une Amérique traumatisée par son histoire esclavagiste. On risque une émeute raciale au procès. Comment affronter un jury populaire multi-ethnique et multi-socioculturel bourré d’affects et ne pas être victime de nouveaux préjugés? Suzan, la jeune avocate-stagiaire voit clair dans l’époque : « Les Blancs penseront que l’innocenter serait faire preuve de racisme. Et pour les Noirs, un tel jugement serait une trahison.»
La pièce commence par une déstabilisation systématique du client potentiel afin de dégager la meilleure attaque pour obtenir avec certitude la victoire juridique. Voici déjà une première volée de propos sulfureux offrant matière à réflexion quant aux méthodes utilisées par les avocats : « Aucune des parties ne veut la vérité. Chacune veut imposer son point de vue. Est-ce que la société « mérite » que la vérité soit prouvée ? Certainement. Est-ce qu’on y parvient ? Jamais. Pourquoi ? Parce que même les parties en litige ne connaissent pas la vérité. » Tout tiendra à quelques paillettes...
La parole est un instrument de manipulation, pas de vérité. La pièce va-t-elle aussi débattre sur le droit de chacun à la défense ? Certainement, mais c’est plus compliqué que cela. Très pernicieusement, la fable urbaine satirique tourne à la tragi-comédie noire. ...Si on ose le mot ! Voilà Jack Lawson en butte à la vindicte de son assistante (un rôle taillé sur mesures pour Babetida Sadjo), qui va profiter de la situation pour inverser les rôles. Elle est bardée de diplômes, noire, jolie, intelligente et menteuse. Sous des dehors dociles au début, elle développe la secrète intention de phagocyter ses deux patrons, de leur faire mordre la poussière et leur infliger une vengeance à la fois personnelle et atavique. A l’un par pure haine raciale inversée – il est blanc – et à l’autre par haine sexuelle profonde - il est noir et traite les femmes comme elle affirme que les hommes noirs traitent leurs femmes.
Nous voici soudain, dans un tout autre tableau secoué par une onde sismique de haine, qui comme dans un thriller psychologique décompose toutes les certitudes du « politically correct ». Le bureau d’avocats, en voulant jouer la carte de la discrimination positive a fait entrer un loup dans le cabinet. Et pourtant l’avocat noir avait vu juste, il ne voulait pas engager la trop brillante stagiaire noire. La stratégie mise en place par les associés pour gagner la cause de l’accusé se délite mystérieusement. De désillusions en désillusions, la victoire apparaît de plus en plus insaisissable. Une seule chose est sûre: la justice est bien différente, selon qu'on soit noir ou blanc, quelle que soit l’époque. «C'était injuste jadis déjà, et cela reste injuste aujourd'hui» plaide Jack Lawson ironiquement….
Si au début c’est l’accusé plein de superbe qui est sommé pour la cause de livrer tous ses sales petits secrets, c’est finalement Jack qui fait les frais d’une dissection méthodique. Jack ou la superbe société enfermée pour un soir, dans un huis-clos noir et blanc. Une pièce sulfureuse, mouvementée malgré certaines répliques truffées de rhétorique, très habilement mise en scène par le jeune Patrice Mincke, qui prépare aussi la pièce « Orphelins » pour le théâtre de Poche pour cette saison. Il a œuvré un peu à la manière d’une dissection, levant les différents organes de la pièce avec beaucoup de maîtrise alors que l’intrigue peut sembler un peu confuse au premier abord : where is the plot ? Ou si vous préférez, il a travaillé à la manière d’un ingénieur civil qui bâtirait patiemment une cathédrale diabolique dont on n’aperçoit le profil qu’à la fin. Le théâtre est une représentation. C’est tout le propos de David Mamet, le dramaturge qui de son écriture hachée, insolente, pousse les protagonistes dans leurs derniers retranchements. Il fallait une scénographie de salle d’op, un bureau d’avocats newyorkais stylisé, lisse et froid comme cadre pour l’âpreté des échanges du quatuor de comédiens tous très brillants. A la première, bouleversée par l’énergie qu’elle a mise dans son rôle, Babetida Sadjo a du mal à retenir ses larmes lors du salut final.
RACE
de DAVID MAMET. Adaptation : Pierre Laville Mise en scène: Patrice Mincke. Avec: Alain Leempoel, Babetida Sadjo, Emile Abossolo M'Bo, Jean-Michel Vovk.
DU 03/09/13 AU 19/10/13
Au Théâtre Le Public
http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=339&type=2
Commentaires
la critique de cette très belle pièce, de la plume de Suzane Vanina
http://www.ruedutheatre.eu/article/2276/race/http://www.ruedutheatre.eu/article/2276/race/
copyright pour les images du texte ci-dessus: Morgane Delfosse.
« La pièce de David Mamet mise en scène par Patrice Mincke est une réussite... Elle convie la presse « la potence, le pilori », mais aussi la peur, le désir et la haine. Cette création-là est servie avec intensité par Alain Leempoel et Emile Abossolo M’Bo en avocats stratèges tourneboulés, par Babetida Sadjo en assistance juridique afro-américaine… ».
Dissection : clinique public ou public clinique ? A aller voir.