« Les poissons vert pâle » est un spectacle absolument croquignolet comme se plaît à dire le Routard, alors qu’il est supposé décrire les pires affres de la vie familiale quand tout bascule… Envoyez musique et paroles! L’écriture théâtrale de Valéry Bendjilali, riche, enlevée, joyeuse et intense se greffe sur la nouvelle éponyme de Katherine Kreszmann Taylor qui fait partie de son opus « Ainsi mentent les hommes » (1953). On connait surtout cette auteure américaine, première femme nommée professeur titulaire à L’université de Gettysburg (Pennsylvanie) par son premier roman : « Inconnu à cette adresse » (1938), un récit de portée universelle.
Il s’agit d’une famille très ordinaire. L’envoi est donné le jour des funérailles de la mère du narrateur (un exquis Valéry Bendjilali) , lorsqu’il met en pratique une expérience proustienne, où le goût acidulé d’une tarte aux cerises réveille tout à coup dans le cœur de l’adulte de quarante ans, une foule de souvenirs familiaux enfouis dans sa mémoire émotionnelle. Ces souvenirs éclatent comme des bulles de réminiscences douces-amères, au fil de la remémoration de la jeunesse révolue et des occasions d’aimer évanouies dans le fleuve de la vie. Le spectateur est franchement ébloui par l’immense justesse des perceptions, la grande pudeur des propos rassemblés dans une histoire sans doute filtrée à travers le prisme d’une certaine idéalisation du passé. Boris Cyrulnik n’a pas tort quand il dit que l’on finit par caraméliser le passé pour en contenir et exorciser les souffrances. Cette écriture engage le spectateur à réfléchir à la beauté véritable du pardon, à la vertu de la communication, à l’observation bienveillante du monde. Des vertus en fait instillée par sa mère adorée… une source inépuisable d’amour.
La mise en scène perfectionniste de Patrice Mincke (Le Noël de Monsieur Scrooge, L’Avare, Le portrait de Dorian Gray pour n’en citer que trois) fait évoluer deux merveilleux musiciens de jazz ( Nicholas Yates et Antoine Marcel) et leur moelleuse contrebasse et leur émouvante trompette aux côtés des trois comédiens : Valéry Bendjilali, Bénédicte Chabot, Benoît Verhaert pour en faire un quintet d’une belle complicité qui cisèle les sentiments avec délicatesse pour aboutir à un bijou de théâtre intimiste et raffiné dans lequel le rire est loin d’être absent, malgré la violence de toutes les blessures familiales perpétrées souvent par pure maladresse et inconsciemment.
Bénédicte Chabot interprète le tendre personnage de la mère qui porte en elle la lumière et le charme des reflets nacrés de la perle, liés à une féminité et une humilité souriante et apaisante d’une autre époque. Avec ses robes signées National Geographic années 50, elle fait preuve de douceur angélique et d’indulgence face à Charles, ardent commis voyageur, distributeur de frigidaires, admirablement joué par Benoit Verhaert. C’est un être violent, insatisfait, durci par les déceptions de la vie, un mari bourru, occupé uniquement de lui-même, ancré dans ses urgences et ses visées matérielles, injuste dans ses relations avec ses deux fils Gordon et Ricky - qu’il s’évertue à appeler Dick par mépris - et qu’il se plaît à mettre sans cesse en compétition, semant allègrement autour de lui les graines de l’envie et de la jalousie. Le héros de l’histoire - ah! la terrible quête de reconnaissance et de fierté paternelle! - fuira le milieu devenu toxique, malgré la douleur qu’il inflige à la personne au monde qu’il aime le plus… Nombre de problèmes familiaux ne se rapportent-ils pas au besoin d’être reconnu, d’être aimé ? Cela vaut pour tout le monde dans cette famille...
Ainsi valsent au gré de l’histoire, les sous-entendus, les petites phrases assassines, les non-dits, les charges émotionnelles, les explosions de colère, les silences révélateurs, et finalement, la fuite salvatrice, la culpabilité. Chacun peut repérer dans le miroir de la représentation telle ou telle bribe de vérité qui percute notre histoire personnelle. L'empathie du public s’installe tellement fortement au cours du spectacle, l’onde de transmission est tellement puissante, l’imaginaire est tellement bien sollicité par la conjonction des tableaux et de la musique, que l'on en vient à faire émerger en soi, des choses que la mise en scène n'y avait sans doute pas mises intentionnellement! C’est dire la richesse et la magie de la mise en œuvre du très poétique texte original.
Et finalement, cette constatation heureuse et universelle que oui, la beauté et l'amour de la nature peuvent nous sauver… Y compris la beauté de l’écriture du jeune Valéry Bendjilali.
© Isabelle De Beir
Louvain-La-Neuve, Théâtre Blocry, jusqu’au 6/10. Infos et rés. : 0800.25.325. - www.atjv.be.
Au Théâtre de la Vie à Bruxelles du 9 au 20/10 Infos et rés. : 02.219.60.06. – www.theatredelavie.be
d'après Kathrine Kressmann Taylor
Adaptation Valéry Bendjilali
Mise en scène Patrice Mincke
Avec: Valéry Bendjilali, Bénédicte Chabot, Benoît Verhaert
Musiciens Antoine Marcel, Nicholas Yates
Décors et costumes Anne Guilleray
Lumières Philippe Catalano
Coach vocal Daphné D'Heur
Assistante à la mise en scène Sandrine Bonjean
Une coproduction de L’Autre Production, de l’Atelier Théâtre Jean Vilar, du Théâtre de la Vie et de DC&J Création.
https://www.atjv.be/Les-Poissons-vert-pale
https://www.theatrezmoi.be/les-poissons-vert-pale
http://www.theatredelavie.be/spectacle.asp?id=%7B4812DD46-9B36-462C-959B-331C6F0553D3%7D