Dense ou Danse ?
Une « Oeuvre au Noir » lumineuse présentée comme un chant choral par un sextuor d’artistes-comédiens exaltés et totalement engagés vient d’être portée sur la scène par Christine Delmotte, la metteuse en scène passionnée qui a pris à bras le corps ce texte foisonnant de Marguerite Yourcenar.
Zénon chemine libre, insaisissable et plein d’esprit. Il incarne le corps et l’esprit de l’homme intègre libéré de tous les intégrismes. Son mouvement perpétuel de recherche ne cesse de le métamorphoser. Il renaît devant chaque découverte qui fait avancer l’homme, fuyant l’idole de la vérité, lui préférant « les exactitudes », abhorrant par-dessus tout l’hypocrisie et la compromission. Il nous est d’une modernité saisissante. « Un autre m’attend ailleurs. Je vais à lui. Hic Zeno. Moi-même.» Socrate moderne, homme de bien il répand le réconfort, soigne les malades, éclaire de sa sagesse, là où il passe - auprès de nous, spectateurs étonnés du XXIe siècle - faisant feu sacré de toute idée généreuse et novatrice. Aventurier du savoir, il s’invente un art de vivre basé sur le questionnement, il ne prend jamais la grand-route, il prend les chemins de traverse. Tour à tour, il « est », un par un, tous les aveugles de Breughel cheminant dans la neige de la blanche certitude sous le pâle soleil nordique, il est aussi Breughel, Paracelse, et Léonard de Vinci. A lui tout seul il bouillonne, tel un formidable creuset d’alchimie humaine sublimée. Il sera aussi la victime de l’Inquisition, mais au fond de son cachot il s’autorisera à disposer de lui-même et accèdera à la sérénité dans son pèlerinage vers la mort. S’il n’a pas réussi à changer les matières vulgaires en or, il aura transformé la peur et meurt dans la lumière, n'ayant eu de cesse que de faire reculer les frontières de l'esprit. Quelle victoire sur l’obscurantisme !
Seuls les non-dupes errent ! Le voyage est autant intérieur que spatial et temporel. « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? » Partagée entre le « je » et le « il » la parole de l’humaniste du XVIe siècle nous revient dans les éclats de voix d’un miroir de l’histoire patiemment reconstituée qui nous emmène sur les pas de l’errance et du voyage. Les généreux acteurs jouent le jeu avec adresse et empathie. Ils sont pieds nus, campés dans le XXIe siècle et tour à tour ils donnent corps au personnage mythique. Le texte est dense, on voudrait s’arrêter, mais le miroir de l’histoire n’en finit pas de scintiller… comme la neige ?
Une longue table de taverne ou de cantine d’artistes, des grilles de prison qui barrent les visages, quelques œuvres de grand maîtres projetées sur un débris de mur de briques, un plan de l’ancienne ville de Bruges, une tringle où pendent des costumes d’époque, mais l’époque a-t-elle une quelconque importance ? Seuls comptent les talents ! Et les artistes en regorgent. Dans le jeux d'ombre et de lumière, la voix est maître. Une bonne dizaine d’œuvres chantées par Soumaya Hallak fait le lien entre les scènes et les époques. Les extraits éclectiques de l’histoire de la musique permettent un temps de pause dans la réflexion pour se fondre dans l’émotion musicale. Cela va de la découverte du « Pirate's gospel » d'Alela Diane en passant par un air Gascon d'Etienne Moulinié, un « Salve Regina » de Monteverdi puis « Godi turba mortal »tiré de la Pellegrina d'Emilio de Cavalieri, un « je t'ai aimé » extrait d'une chanson en arabe de Fairouz, le « Sancta Maria » de John Rutter, « le Lamento de Didon » d’ Henry Purcell et un renversant « Lascia ch'io Pianga » de Georg Friedrich Händel pour terminer par « Crucifixion » de Samuel Barber. Le tout en solo, sans autre instrument que la voix humaine et l’une ou l’autre percussion, devant le parterre ébahi des spectateurs conscients qu’elle recommencera 26 soirs d’affilée! La dame est chanteuse lyrique, diplômée de la chapelle Musicale Reine Elizabeth sous la houlette de José Van Dam.
Les cinq autres comédiens sont d’une trempe tout aussi extraordinaire. La parole danse, libre et partagée. Il y a la délicieuse Stéphanie Van Vyve que l’on court voir à chacune de ses apparitions sur scène, il y a la découverte de Stéphanie Blanchoud qui incarne avec tant de dignité et d’humanité les derniers instants de Zénon. Il y a ce duo extraordinaire des voix masculines et chaudes de Serge Demoulin et Dominique Rongvaux qui avec Nathan Michel évoquent avec profondeur cet homme beau comme une cathédrale de la condition humaine. Oui, ce spectacle est inoubliable!
http://www.theatredesmartyrs.be/pages%20-%20saison/grande-salle/piece4.html
Marguerite Yourcenar - Cie Biloxi 48
Du 14.01 au 14.02.2015
Commentaires
Vu le succès remporté par la première visite guidée de l'exposition " Marguerite Yourcenar, du Hainaut au Labyrinthe du Monde ", nous vous proposons de nouvelles dates, à savoir :
Le mardi 17/02, à 15h00 ;
Le samedi 21/02, à 11h00 et à 16h00 ;
Le mardi 03/03, à 15h00 ;
Le samedi 14/03, à 11h00 et à 16h00
… ou à n'importe quel autre moment sur rendez-vous !
Ne manquez pas cette occasion de découvrir ou de redécouvrir les liens qu'entretenait l'auteure Marguerite Yourcenar, première femme à avoir été reçue à l'Académie française, avec notre belle province de Hainaut !
En bref :
Lieu: Au Gouvernement provincial (rue Verte 13, 7000 Mons)
Gratuit
Inscription souhaitée (en précisant le moment de votre venue) au 065/35.37.43 ou par mail, à l'adresse dupret.hcd@skynet.be
Pour ceux qui préféreraient découvrir seuls cette exposition inédite, elle est accessible tous les jours jusqu'au 29 mars 2015 (du lundi au jeudi, de 10h à 17h; le vendredi, de 10h à 19h et le weekend, de 10h à 18h).
A bientôt
Présents à l'issue du spectacle, des membres du Cidmy:
Le CIDMY s’adresse à tout le public, sans distinction : ni titres, ni références à une institution, ni âge minimal… ne sont requis. Au contraire, le Centre Yourcenar de Bruxelles vise surtout à faire connaître l’œuvre de Yourcenar au public le plus large et à montrer que ses livres sont accessibles à tous, sans exigence de formation minimale. Il aide les lecteurs intimidés à pénétrer dans l’œuvre de la première académicienne en les guidant dans leur démarche et guide les étudiants de tous niveaux à réaliser leurs travaux d’étude. Il organise toutes sortes d’activités destinées à éveiller l’intérêt sur l’auteur et à en approcher l’œuvre. Le CIDMY se veut également un instrument de haut niveau pour les chercheurs universitaires ou post-universitaires qui y trouveront toutes les publications sur l’auteur, les différentes éditions de chacune de ses œuvres, les traductions de celles-ci, les documents audio-visuels qui lui furent consacrés, des photographies et de la correspondance.
http://www.cidmy.be/index.php?option=com_content&view=section&a...
LE site de références à propos de Marguerite Yourcenar
Chercher la vérité ou plus humblement l’exactitude
Férue de spiritualité et passionnée par les ouvrages de Marguerite Yourcenar, à qui elle a consacré plusieurs émissions de radio, Christine Delmotte a eu envie d’adapter à la scène "L’Oeuvre au noir". Fameux défi, relevé lucidement : "J’aime partager mes émotions et inciter le public à lire ou relire le bouquin, dont est tirée la pièce." Un spectacle de 90 minutes ne peut pas prétendre refléter la complexité d’une oeuvre aussi dense. Grâce à son imagination et à l’efficacité du travail sur le plateau, la metteure en scène nous propose une visite du roman. Des scènes jouées, des passages racontés, des fragments lus par une troupe de six comédiens éclairent différentes facettes de Zénon, alchimiste, médecin, chercheur scientifique et avant tout humaniste, attaché à la liberté de pensée.
Nous sommes au 16e siècle. Sur le chemin de Compostelle, Henri-Maximilien rattrape son cousin Zénon. Les deux jeunes hommes confrontent leurs ambitions. Pas question pour Henri-Maximilien "d’auner du drap dans une boutique". C’est par les armes qu’il veut réussir. "Dans quinze ans, on verra bien si je suis par hasard l’égal d’Alexandre." Zénon estime disposer de cinquante ans d’étude, pour "être plus qu’un homme". Quelques années plus tard, à Innsbruck, ce "médecin qui ne soigne plus personne" accepte pourtant de panser la blessure de son cousin. Leur longue conversation confirme leurs divergences. Capitaine désabusé et cynique, Henry-Maximilien se contente de vivre : "Je prends mon Dieu et mon temps comme ils viennent." Contrairement à Zénon qui, en se passionnant pour la science et la philosophie, est contraint à la clandestinité. Pour le Saint-Office, ses publications en font un athée, menacé par l’Inquisition.
Il s’oppose farouchement à l’obscurantisme. A la suite d’accusations calomnieuses, il est condamné au bûcher. S’il se rétracte, il peut y échapper et finir ses jours en prison. Refusant de se mentir à lui-même, il préfère rester maître de sa vie et se suicide. Médecin dévoué, Zénon est sensible au malheur des autres. Il comprend les crises de conscience de son ami, le prieur des Cordeliers, écoeuré par les crimes commis au nom de Dieu. La mort de son valet Aleï, emporté par la peste noire, le désespère. Mais il refuse de prendre la défense de pauvres ouvriers qui, par crainte de perdre leurs emplois, ont saccagé les nouveaux métiers à tisser. Dans la ligne de Paracelse ou de Léonard de Vinci, Zénon croit au progrès et se révolte contre ces taupes aveugles : "Brutes, qui n’auriez ni feu, ni chandelle, ni cuiller à pot, si quelqu’un n’y avait pensé pour vous." Ses connaissances de l’anatomie humaine lui permettront de souffrir le moins possible, lorsqu’il se donnera la mort.
Nous ne voyons pas défiler la biographie d’un héros incarné par un seul acteur. Trois femmes (Stéphanie Blanchoud, Soumaya Hallak, Stéphanie Van Vyve) et trois hommes (Serge Demoulin, Nathan Michel, Dominique Rongvaux) font vivre Zénon dans différents moments importants de sa quête spirituelle. Des échanges de rôles qui varient les approches du personnage principal et dynamisent la représentation. Sans nuire à la compréhension. Certaines phrases importantes sont soulignées par une reprise en choeur. Tout à coup, livre de poche en main, un comédien sort du 16e siècle, pour nous avertir qu’avec ses partenaires, ils vont lire "L’Abîme", un chapitre ardu et sans dialogues, sur les rapports entre le corps et l’esprit. Ce sont des passeurs de roman.
Le spectacle est ponctué par des chants du 16e siècle et d’époques plus récentes. La voix émouvante de la soprano Soumaya Hallak nous offre des respirations, qui laissent le temps d’intégrer la scène précédente. Jouant la carte de la sobriété, la mise en scène se contente de la projection de l’une ou l’autre toile (Bosch, Vinci, Breughel...), d’un plan de Bruges et de quelques accessoires. Leur nombre pourrait encore se réduire. Si l’amoncellement de godasses grossières, au pied de la Régente, suggère bien la dépendance des tisserands coupables, l’exhibition de costumes de théâtre ou de portraits d’identité semble superflue. Climat musical, éclairages suggestifs, vivacité de comédiens talentueux, dirigés avec précision, soutiennent l’attention du public et l’aident à apprivoiser cette oeuvre ambitieuse, subtile et exigeante. En racontant la destinée d’un humaniste du 16e siècle, Marguerite Yourcenar pose des questions essentielles, qui interpellent notre société déboussolée et nous incite à combattre la routine et les préjugés.
Belle palette. Un texte intense. Du noir, nigredo, état obscur de la matière, au blanc, albedo, révélation de la lumière, du jaune, citrinitas, fleur de l'or, au rouge, rubedo, réalisation du soleir au zénith. Une adaptation qui promet de beaux mélanges de couleurs.
Ils sont six, trois femmes et trois hommes aux silhouettes d'aujourd'hui, assis sur une longue table, pieds nus dans le vide, tout en humilité souriante pour entrer dans l’Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar. Belle témérité d'adapter ce chef-d'œuvre aux multiples focales en 90 minutes scéniques. André Delvaux l'avait filmé, Christine Delmotte l'a orchestré sur le plateau, et c'est une réussite.
La metteuse en scène aime se confronter aux monstres littéraires et philosophiques, du passé et du présent, l'un rejaillissant dans l'autre, sans s'encombrer de reconstitution historique, de jeu physique forcené. Pour se fondre dans ce XVIème siècle nordique, berceau de l'histoire du médecin alchimiste et philosophe Zénon, il suffit de projeter sur un fragment de mur (ou de manuscrit) quelques toiles de Breughel, de Bosch, de Léonard de Vinci... : images de la réalité terrestre, scientifique, mystique de ce siècle en mutation. Suspendus aussi un plan de Bruges, terrain de Zénon, et plus fugitivement, une longue tringle garnie de costumes du XVIème (peut-être inutile ?).
Un contrepoint musical (Monteverdi, Lassus, Cavalieri et plus étrangement Händel, Samuel Barber...) chanté par la soprano Soumaya Hallak agit plus en rupture un peu dérangeante qu'en respiration en osmose. Les lumières de Nathalie Borlée caressent de brun, d'or, de brume, jouent de clairs-obscurs sur les visages, révélateurs de tensions, de débats, ou évocateurs d'un lieu, telles les grilles d'une prison. Le dedans et le dehors, réels et symboliques.
Avec une intelligence redoutable, architecturant et sabrant (un mal nécessaire), Christine Delmotte a tracé son chemin (et donc le nôtre) dans le foisonnant roman de Yourcenar, sur les pas de Zénon : son errance, ses amitiés, sa quête permanente du savoir, de l'expérience, ses recherches du corps et de l'esprit, sur le fil de la révolte, du doute, un homme visionnaire et alchimiste, traqué, emprisonné, mais esprit libre, choisissant le suicide.
Oscillant entre le « je » et le « il », entre récit et incarnation (mais sans identification à un personnage, sinon momentanée), exerçant une sorte de passage de relais de la parole, avec ses tuilages, le texte se partage entre les comédiens sans que nous perdions le fil. Complexe, il se coule pourtant en vous avec une facilité étonnante.
C'est dire l'art, la maîtrise de tous : les deux principaux Zénon de Serge Demoulin et Dominique Rongvaux dans une confrontation riche de leur timbre, de leur manière différente de mâcher les mots, de les laisser vivre dans le corps ; le jeune Nathan Michel, Stéphanie Blanchoud et surtout Stéphanie Van Vyve, perle entre toutes, par cette sorte de rayonnement juste et sobre, d'une stupéfiante évidence.
MICHÈLE FRICHE
(édition du 21/01/2015)