Mai 2025. Pari osé, pari tenu. Le Théâtre des Galeries ressuscite Kean, d’abord imaginé dans une pièce en 5 actes, par Alexandre Dumas en 1836, puis transfiguré par Jean-Paul Sartre en 1953, dans une version dense, réflexive, parfois vertigineuse.

Ce qui aurait pu devenir une représentation poussiéreuse de héros de théâtre romantique, sous les traits d’un menteur professionnel, se révèle être une mise en abîme haletante de l’identité, du jeu, et de la solitude de l’artiste torturé.

Daniel Hanssens y est immense. La pièce repose presque entièrement sur ses épaules. Et quelles épaules ! L’acteur belge, connu pour sa générosité scénique et son ancrage populaire, atteint ici une forme de sommet dans la tragi-comédie. Il mêle avec virtuosité la gouaille de Falstaff, les états d’âme d’Alceste, le questionnement d’Hamlet, la sauvagerie d’Othello, la débauche de Don Juan. Couvert de dettes, il est tour à tour clown, tragédien, ivrogne, séducteur, enfant blessé. Il passe d’un masque à l’autre sans jamais perdre de vue l’abîme intérieur de Kean : un homme qui ne sait plus où finit le théâtre et où commence la vie. Dans certaines scènes, particulièrement celle du miroir, Hanssens semble littéralement se désincarner : le public, suspendu, devient témoin d’un effondrement autant que d’une révélation.

« Kean », c’est nous, c’est vous, c’est tout lui.

Dans cette triple identification, on entend l’écho de l’existentialisme de Sartre : l’être humain n’est pas une essence figée, mais une construction perpétuelle à travers ses actes, ses choix, et son regard sur soi. Kean, comédien qui perd sa propre identité dans ses rôles, devient un miroir dans lequel chacun peut se voir. Nous sommes tous, à un moment donné, des “Kean” : tiraillés entre l’image que les autres attendent de nous et notre vérité intérieure, fuyante, mouvante, insaisissable.

Jean-Paul Sartre dans sa réécriture de Dumas ne se contente pas de moderniser un texte : il y insuffle sa vision de l’homme, de la liberté, de la responsabilité. Kean, dans ses mains, devient un être en crise, en lutte avec l’absurde de l’existence, avec la nécessité de jouer un rôle — littéralement et symboliquement — pour être aimé, reconnu, exister. Le théâtre devient le lieu même de la conscience de soi.

Daniel Hanssens est la chair de ce mythe. Il ne joue pas Kean : il le devient, au sens sartrien du mot. Il incarne la complexité humaine, dans toute sa grandeur et ses failles. Il nous rappelle que le comédien, comme tout homme, est condamné à la liberté — à la fois bénédiction et fardeau. Par son jeu, il révèle que l’acteur et le personnage, l’homme et son rôle social, ne font qu’un dans le vertige de l’existence.

La mise en scène d’Alain Leempoel opte pour une esthétique épurée : peu de décors ou de mobilier, à part des immenses livres grands comme des portes, et 5 grands miroirs à bords dorés, flottant, avec ou sans tain. Ils captent les personnages ou ceux-ci  les traversent. Des lumières tranchantes, des points de fuite changeants. Partout, les livres de Shakespeare en édition ancienne, jouent les géants silencieux qui montent la garde des lieux, du temps de de l’action. Tout conduit à arracher les voiles de l’hypocrisie et à rendre compte des impostures. Seul le décor de la taverne nous ramène au réalisme du début du 19e siècle. Ce dépouillement sert le propos : l’essentiel est dans le verbe, dans le geste, dans la tension entre ce que l’on est et ce que l’on prétend être.

Ainsi, la troupe solide papillonne avec effervescence autour du lion Kean, cet acteur qui a réellement existé, figure publique adulée, et cependant …aux pieds d’argile, perpétuellement inquiet dans sa quête bouleversante de lui-même et le désir ardent de changer le monde. La mièvrerie, les grimaces, les jeux de dupe, la cruauté, s’entrechoquent autour de lui alors que les rires et l’amusement s’enchaînent la salle. Tous, les comédiens sont de brillants personnages bien ciselés, que ce soit l’aubergiste (Marc De Roy), Salomon, l’intendant de Kean (David Leclercq) ou le ridicule Lord Mewill (Pierre Poucet). Avec trois autres comparses réputés de la comédie : Robin Van DijkVirgile Magniette et Michel Hynderyckx, chacun participe à sa façon au crescendo du jeu de massacre qui se produit au cours de cette effarante construction équilibriste.

Le rôle d’Elena, comtesse de Koefeld (Laurence d’Amelio), épouse de l’ambassadeur du Danemark (Jean-Michel Vovk) est magistralement tenu ainsi que celui de la très merry wife, Amy, comtesse de Gosswill (Christel Pedrinelli), elle aussi, amoureuse du King !

Le rôle du prince de Galles, très improbable ami de Kean, est campé avec le brio du gentleman éternel par l’élégant Dominique Rongvaux.

La pétulante Shérine Seyad, en comédienne en herbe qui ne s’en laisse pas conter, nous séduit par sa franchise et sa vivacité.

Il faut cependant admettre que c’est le monologue intérieur de Kean — incarné dans chaque regard, chaque intonation, chaque geste — qui sculpte vraiment le cœur du spectacle.

Kean, pièce sur le théâtre, nous confronte sur notre manière de jouer à être, chaque jour. Dans cette version incisive et dépouillée, le Théâtre des Galeries offre bien plus qu’un spectacle : toute une expérience existentielle. Un miroir tendu, déformant et troublant. On en sort secoué, peut-être, plus authentique ?

 

Dominique-Hélène Lemaire , Deashelle pour le réseau Arts et lettres 

  Kean » D’Alexandre Dumas et Jean-Paul Sartre, Du 30 avril au 25 mai 2025 , Billetterie : du mardi au samedi de 11h à 18h – 02 / 512 04 07