Je l'ai écoutée hier soir au théâtre du Parc, je transmets avec sa permission:
Journée Mondiale du Théâtre 2013 / Message national d’Anne-Marie Loop
Chaque année, depuis 1962, le 27 mars est célébrée la Journée mondiale du Théâtre. L’ITI demande, pour l’occasion, à une personnalité du monde du Théâtre de proposer un message international.
En 2012, le Centre IIT Wallonie-Bruxelles a décidé de demander à une personnalité du théâtre Belge de rédiger également un message national. Après Jean-Marie Piemme, l’IIT a demandé à Anne-Marie Loop de s’adresser à nous cette année.
Voici son texte:
Raconter des histoires encore et toujours
Il se pourrait bien que le mot progrès, qui résume à lui seul notre désir d’avenir, qui sous-entend une amélioration nécessaire, continue et sans limites de la condition humaine, n’ait été inventé que pour nous consoler de la fuite du temps. C’est le philosophe Francis Bacon, au 17e qui déploie, dans son ouvrage Du progrès et de la promotion des savoirs, la conception moderne du progrès, imaginé comme un développement sans fin du savoir, un accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature et une progression vers le bonheur. Il encourage le savoir et le règne de l’homme sur la nature. Car savoir, c’est pouvoir. Cinq cents milliers d’années ont séparé l’invention du feu de celle de l’arme à feu, mais six cents ans ont suffi pour passer de l’arme à feu au feu nucléaire. Et aujourd’hui, qu’il s’agisse d’outils, d’ordinateurs ou de voitures, les nouveautés sont vite mises au rebut, et rares sont les fabricants qui ne proposent pas chaque année une nouvelle génération de leurs produits. Ainsi, porté hors de lui-même par cette ivresse chronique, notre monde échappe à toute forme d’arrêt et de repos. Il y a, sans doute, progrès, systématiquement, mais nous ne savons plus ni le désigner ni même le reconnaître. Cette angoisse latente nous pousse parfois à affirmer que le progrès est une idée, non pas déclinante, mais tout simplement morte. A cette seule éventualité, nous sommes pris de vertige et angoissés plus encore.
Nous vivons dans de bien sombres temps. Nous entendons si souvent des discours inquiets et lancinants, on peut toujours avancer des facteurs objectifs, ils sont partout constamment commentés : disparition des repères stables, fin des certitudes, mort des idéologies, crise du lien social, isolement et individualisme, inégalités grandissantes, tyrannie de la technique et mondialisation, régression de la pensée…Ceux-ci contribueraient-ils à l’angoisse qui délabre nos humeurs, qui englue nos espérances et engrisaille le présent ? Du coup, la pensée se porte-elle sombre ? Comme toute question, on peut simplement essayer de la cerner, de ressentir ce qui lui donne sa force, sans jamais, jamais, lui chercher une réponse toute faite. Les réponses sont toujours un peu ridicules... Partout des politiques de restriction et d’austérité comme piste débattue, critiquée mais appliquée, pour sauvegarder les finances publiques. Les cibles sont là, à portée de main, en apparence démunies dans leur totale dépendance à la subvention publique. Les secteurs n’émanant pas de la logique du quantitatif, comme l’enseignement, la recherche, les travailleurs sociaux, les soins de santé et, bien entendu, la culture sont touchés de plein fouet. Cette dernière est fortement mise à mal et, par voie de conséquence, la place de la créativité dans notre société est remise en question.
Le spectacle est un phénomène social universel. Il a été conçu comme un service public. C’est une exigence de dépassement qui arrache l’homme à sa mesquinerie. C’est peut-être là qu’on trouve un moment d’arrêt et de repos ? Un temps suspendu. Comment la culture va-t-elle pouvoir encore s’exercer dans notre monde en crise ? Va-t-elle accroître l’ignorance ou augmenter le savoir ?
Nos burlesques dans les années 1920 nous faisaient tellement rire quand ils avançaient précautionneusement pour ne pas chuter. Quand ils luttaient contre le vent et les tempêtes, quand ils s’échappaient par une porte dérobée. Ils tentaient de trouver l’équilibre dans quelque chose qui est instable. Ils nous présentaient une image d’un homme, un moins que rien, inadapté, au monde moderne. Ils inventaient des stratégies pour se sortir de ces coups du sort incessants. Ils trébuchaient bien sûr, mais par une série de moulinets, ils arrivaient toutefois à se maintenir debout. Comment être debout aujourd’hui ?
Le théâtre raconte des histoires, ce n’est, bien entendu, pas une religion. Cet art qui présuppose la coprésence physique, concrète, d’acteurs et de spectateurs dans un même espace-temps est un outil de regard. Ce qui fait le spectacle, c’est le regard. « La plus grande révolution humaine, c’est peut-être le théâtre » a dit un jour Tadeusz Kantor. Parce qu’un jour et l’on ne sait pas quel jour, quelqu’un et l’on ne sait pas qui, est venu devant les autres et a dit : « Je me suis levé et je me suis mis en face de vous. J’ai une tête, deux bras, deux jambes, un sexe, comme vous et je suis là pour vous raconter des histoires. Parce que vous qui êtes dans la salle, vous allez peut-être reconnaître la vôtre, celle de vos voisins, celle de vos ancêtres et, en voyant l’histoire, à distance, vous allez peut-être mieux la comprendre, mieux l’analyser… Pour se transformer et, en conséquence, transformer le monde ou du moins, modifier, complexifier, échanger, bouleverser, agiter, réviser, altérer, renouveler, ranimer, déranger, la perception que l’on en a. » Comment se lever aujourd’hui ?
Depuis bientôt, oh ! fort longtemps, je travaille à raconter des histoires. Que ce soit comme actrice, enseignante ou directrice d’acteurs, dans les théâtres dit de « répertoire », des créations (collectives ou non) de jeunes compagnies, dans le théâtre pour l’enfance et la jeunesse… que les histoires soient celle du roi Lear ou d’un groupe de femmes de la Louvière, je veux encore et toujours participer à cet acte déraisonnable, qui consiste à se lever du cercle des hommes pour leur raconter leurs histoires. J’espère ainsi contribuer à combattre et à interroger l’ignorance, l’apathie, l’anesthésie, la brutalité et la barbarie des hommes oublieux de leur sensibilité et de leur intelligence. Je désire faire du théâtre pour que l’homme soit une aide pour l’homme. Nous avons besoin d’îlots de résistances, nous avons besoin d’imaginaire collectif. Nous avons besoin de créativité.
Anne-Marie Loop Février 2013
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