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Dans le Règne du silence (1891), Rodenbach évoquait déjà les secrètes
relations de Bruges et de son âme: " ville, toi ma soeur à qui je suis pareil
[...] Moi dont la vie aussi n'est qu'un grand canal mort." Un an plus tard il
revient sur le sujet, faisant de la Ville le "personnage essentiel" d'un roman
qui lui emprunte son titre: Bruges, ville-décor mais surtout, par-delà les
descriptions, ville-état d'âme "orientant une action".

Après avoir perdu sa jeune épouse, Hugues Viane est venu se fixer à Bruges
dont l'atmosphère de ville morte et mélancolique correspondait à son humeur
chagrine. Depuis cinq années, il vit seul avec Barbe, une vieille servante
dévote, vouant un culte quasi mystique aux souvenirs de la défunte - en
particulier à sa blonde chevelure qu'il a mise sous verre. Un soir, au sortir
de l'église Notre-Dame où il a médité sur l'union des âmes, un visage
l'arrête, qu'il suit, croyant y reconnaître les traits de la morte. Une
semaine plus tard, hypnotisé par le retour de l'apparition, il entre
mécaniquement dans un théâtre à sa suite, l'y perd, la cherche en vain dans la
salle et la retrouve sur la scène. Elle est danseuse et s'appelle Jane Scott.
Peu à peu les analogies se précisent: le visage, les cheveux, les yeux, la
voix, tout lui rappelle sa femme. Hugues installe Jane à l'orée de la ville,
se rend chez elle tous les soirs, vit avec elle ce qu'il considère comme la
poursuite de son amour marital. Mais à trop forcer les analogies, les
dissemblances apparaissent bien vite: Jane le choque par sa vulgarité, se
moque de lui, le trompe, menace de le quitter. Hugues cherche à s'éloigner de
sa maîtresse pour ne pas hypothéquer ses retrouvailles chrétiennes avec la
morte dans l'au-delà. Mais il est envoûté et Jane en profite pour tenter de
capter son héritage. Profitant de la procession du Saint-Sang, elle se fait
inviter pour la première fois chez Viane - provoquant la démission de Barbe,
que servir "une pareille femme" eût mise en état de péché mortel. Après une
anodine dispute, tandis que Viane s'abîme dans une prière, Jane profane les
souvenirs de la morte, joue avec la tresse de cheveux que Viane, fou de rage,
lui serre autour du cou comme une corde. Et Jane, morte, devient "le fantôme
de la morte ancienne".

Certes la quête d'un double de la femme aimée n'est pas nouvelle - Nerval
n'a-t-il pas construit "Sylvie" (voir les Filles du Feu) autour de
l'hypothétique "aimer une religieuse sous la forme d'une actrice... et si
c'était la même!"? - non plus que le récit d'une passion-culte d'outre-tombe -
Villiers l'a conté dans "Véra" (voir Contes cruels). Mais Rodenbach, en
superposant les deux thèmes, conduit Hugues Viane là même où le héros
nervalien s'était arrêté, c'est-à-dire à la "conclusion" d'un "drame" que la
comédienne Aurélie lui refusait: alors que le promeneur du Valois "reprenait
pied sur le réel" pour échapper à la folie, l'amoureux de Bruges "perd la
tête" (chap. 15) et s'abandonne au meurtre. Bruges-la-Morte est donc bien le
récit d'un fait divers criminel, ainsi qu'une tradition critique se plaît à le
souligner. Mais, outre qu'un tel jugement pourrait s'appliquer à nombre de
textes, depuis le Rouge et le Noir jusqu'à Madame Bovary, il ne rend pas
compte de l'extraordinaire agencement de cette "étude passionnelle"

Car le bref roman de Rodenbach procède par tout un jeu de répétitions et
d'échos qui, peu à peu, enferment le héros dans un labyrinthe qu'il a lui-même
construit à force de traquer ressemblances et analogies. "+ l'épouse morte
devait correspondre une ville morte" (chap. 2): ainsi Bruges est-elle devenue
le premier double de la défunte, épouse de pierre et d'eau qui prolonge par
son atmosphère mystique ("la Ville a surtout un visage de croyante", souligne
le narrateur au chap. 11) le deuil empreint de religiosité du veuf
(significativement, la chronologie du récit est rythmée par les fêtes
religieuses). Puis la rencontre avec Jane est venue troubler cette harmonie
métaphysique: avec elle le physique passe au premier plan, introduisant le
péché dans l'existence de Viane (et à Jane est associé un champ sémantique
hautement symbolique: elle joue dans Robert le Diable, sa voix est qualifiée
de "diabolique", etc.). Dès lors, la Ville, abandonnée et délaissée comme une
épouse trompée, n'aura de cesse de se venger: après les on-dit réprobateurs
puis moqueurs (chap. 5) et les mises en garde du béguinage (chap. 8), ce sont
les tours "qui prennent en dérision son misérable amour" (chap. 10), puis les
cloches qui "le violent et le violentent pour [le] lui ôter" (chap. 11). Veuf
de sa femme et de sa ville, Hugues connaît alors la souffrance. Mais celle-ci
procède moins d'un sentiment de culpabilité (évacuée au nom de l'analogie: "il
croirait reposséder l'autre [sa femme] en possédant celle-ci [Jane]") que d'un
effondrement de son propre mode de pensée: ce qui s'écroule, c'est le mythe de
l'identique sur lequel toute sa vie était construite. Dès lors, l'écart entre
la morte angélisée et la vivante progressivement satanisée ne cessera de
croître, minant Viane de l'intérieur en transformant sa certitude "d'une
ressemblance qui allait jusqu'à l'identité" (chap. 2) en "une figure de sexe
et de mensonge" (chap. 11). Parcours où le réel s'impose tragiquement au
rebours d'un touchant mensonge entretenu comme une vérité: d'où la place du
fantastique dans le texte, décalé dans son objet (ce qui suscite l'hésitation
de Viane, ce n'est pas la réalité du phénomène qu'il vit mais celle de son
amour pour Jane) et dans le temps (il croît jusqu'à la crise finale au lieu de
se résorber au fil des chapitres). Oui, comme le disait Mallarmé à Rodenbach
en sa prose particulière, Bruges-la-Morte est bien une "histoire humaine si
savante"!

 

Une traduction en tchèque, c'est ici

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